Analyse UFAPEC 2011 par D. Houssonloge

16.11/ Notre représentation de l’islam : d’Aladin et la lampe merveilleuse au 11 septembre 2001

Introduction

La communauté musulmane est plus nombreuse aujourd’hui qu’hier en Belgique. Port du voile, statut de la femme, cantines hallal dans les écoles, piscines non-mixtes, construction de mosquées et bien d’autres sujets font débat. Dans le même temps, la culture arabo-musulmane - cuisine, décoration, artisanat, bien-être - et les pays musulmans attirent de plus en plus de touristes et pas uniquement pour leur climat ou le prix du billet d’avion, mais aussi pour l’intérêt que suscite leur civilisation. L’islam interpelle, intéresse, fait peur ou séduit mais une chose est sûre : il ne laisse personne indifférent.

Quelles représentations avons-nous de l’islam ? Sur quoi ces représentations sont-elles construites et quels rapports cela génère-t-il avec les musulmans de Belgique ? Comment avoir une perception juste pour permettre un vivre ensemble notamment dans nos écoles ?

Le choc culturel de la diaspora arabo-musulmane

Précisons que nous aborderons d’abord les immigrés de la première génération.

Comme l’explique Xavière Remacle, islamologue, la communauté musulmane d’origine immigrée présente en Belgique provient majoritairement d’un milieu rural et traditionnel (régions les plus pauvres de Turquie et du Maghreb). En arrivant en Belgique, les immigrés musulmans passent sans transition du village traditionnel à la ville moderne et occidentale.[1]

Depuis le début de l’immigration musulmane dans les années 60, nous avons compris et même intégré certaines coutumes de la culture arabe (les tatouages au henné fort prisés, le couscous devenu symbole d’un repas chaleureux et convivial, le hammam pour l’aspect bien-être). Toutefois, nombre de pratiques nous paraissent encore surprenantes et difficilement concevables comme celles liées à la place de la femme ou au sacrifice animal pour une fête. De plus, la société musulmane, comme toutes les sociétés traditionnelles, est formaliste. Beaucoup de choses s’y pratiquent de façon implicite, sous-entendue. Ceci augmente encore notre incompréhension. Les codes sont transmis au jeune par imitation et expérience et non pas expliqués ou enseignés comme chez nous. Dans la communauté musulmane, les pratiques collectives et le groupe priment sur les pratiques individuelles alors que nous visons l’épanouissement personnel, le bonheur de chaque individu.

La société arabe est aussi essentiellement orale et valorise son patrimoine oral alors que nous sommes dans une culture de l’écrit. La maman arabe raconte des histoires à ses enfants, la maman belge les lit. « Ce n’est pas pour rien que le Prophète est décrété « ummi » c’est-à-dire analphabète ou illettré, incapable de lire ou d’écrire ».[2]

L’éducation dans le monde arabo-musulman est elle aussi fort différente de la nôtre. Il y a une stricte répartition des rôles entre la mère et le père. Totalement confié à la mère jusqu’à l’âge de 6-7 ans, le petit enfant occupe une place de choix et tout lui est permis. En symbiose avec sa mère, il entre en contact avec sa culture et sa religion de façon instinctive.

Dans l’extrait suivant, la mère d’Aïcha, immigrée marocaine de la 1ère génération dit à sa fille qui vit à l’occidentale :

« - Ma fille, travailler toute une journée et continuer le soir à la maison, c’est trop pour toi. Vous vous êtes fait avoir, vous les femmes modernes, avec votre soi-disant  indépendance. Regarde-moi, je ne m’occupe ni des factures à payer, ni des courses, ni des problèmes de l’extérieur. Je fais le ménage, je prépare les repas et ça me convient. Je préfère ça que de me réveiller tôt le matin pour aller travailler, surtout en hiver.

- Ma vie me convient aussi, maman. Je m’ennuierais à la maison. Pour les tâches ménagères, il suffit d’engager une femme de ménage. Quant aux repas du soir, il y a les plats à réchauffer au four à micro-ondes et les livres de recettes pour femmes pressées. Il y a aussi les snacks. Mon mari ne s’en est pas plaint jusqu’à présent.

- Est-ce qu’il oserait, le pauvre homme ?

- Comment ça, le pauvre homme ? Je travaille aussi, tu viens de le dire ! Pourquoi devrais-je trimer plus ?

- Mes pauvres petits-enfants, obligés de manger de la nourriture de l’extérieur ! On ne sait même pas si elle est préparée proprement.

- Ne t’inquiète pas pour tes petits-enfants. Il leur arrive de manger des plats préparés par leur maman, parfois même par leur papa. Et puis, tu es là. Je ne suis jamais sortie de chez toi les mains vides ! Tu es mon meilleur traiteur… »[3]

Vers 7 ans, âge de raison, l’enfant est sous la tutelle de son père.

La fille reste à la maison avec sa mère pour apprendre les tâches domestiques mais c’est le père qui prend les décisions de son éducation.

Pour les garçons, c’est une plongée assez brutale dans le monde masculin où il devra prouver de façon permanente sa virilité. C’est une coupure nette avec le giron maternel et le monde de l’enfance. Les difficultés d’intégration scolaire pour les garçons musulmans sont plus fortes : « Non autoritaire, mixte, rationaliste, l’école moderne bouleverse ce système traditionnel d’éducation. Le garçon se trouve sous l’autorité d’une femme, en compétition avec des filles qui s’en sortent mieux. Surestimé par la mère, il supporte mal d’affronter ses limites et de se remettre en question d’autant que les valeurs du patriarcat l’obligent à toujours sauver la face. L’autre difficulté rencontrée dans l’immigration, c’est l’absence du père à l’âge fatidique [puisqu’il n’a pas sa place dans un système scolaire où il ne se retrouve pas]. Les jeunes manquent ainsi l’étape d’explicitation de leur culture qu’ils subissent sans en connaître les clés. […] Dans cette démarche, le jeune a besoin des repères de l’adulte, fut-il occidental, pour aiguiser son sens critique et développer son bon sens. »[4]

Pour mieux comprendre la culture arabo-musulmane, il faut passer par quelques concepts-clés :

Le pur et l’impur : sans lien avec l’hygiène ou la propreté des sociétés modernes, le pur signifie dans « l’ordre des choses », « à sa bonne place ». L’impur signifie « hors de son lieu », « au-delà de sa frontière », « chaotique », «désordonné ».[5]

Le sacré et le profane : il y a, en lien avec le pur et l’impur, des temps (fêtes religieuses comme Aid el Fitr ou la fin du Ramadan) et des lieux sacrés, qui relèvent du divin (lieux de culte comme la mosquée, la Mecque) et d’autres profanes (qui relèvent de l’humain).

Certaines boissons sont interdites parce qu’elles sont sacrées, considérées comme la boisson divine (exemple : l’alcool).

Outre l’obstacle de la langue, cette double acculturation (à l’univers de la ville d’une part et à celui de la modernité d’autre part) sans préparation plonge les immigrés musulmans dans un choc culturel qui rend souvent l’intégration difficile. Cela peut expliquer que certains d’entre eux se referment sur eux-mêmes dans une sorte de ghetto, se raccrochent aux valeurs conservatrices de leur culture et de leur religion et vivent « entre eux » avec le sentiment que le pays d’accueil ne les comprend pas et ne les accepte pas.[6]

De nouveau, Aïcha témoigne à travers le récit de son amie : « Entre le père d’Aïcha enfant [au Maroc] et celui de l’adolescente [en Belgique], il y a un gouffre. Un gouffre entre le héros de son enfance, l’homme respecté de tous, et celui, démuni, à qui elle sert d’interprète auprès des différentes administrations (commune, mutualité, hôpitaux, contributions). L’idée que son père puisse passer pour un pauvre homme qui ne comprend pas grand-chose lui est insupportable. Elle le sent humilié. C’est peut-être la raison pour laquelle il est devenu si dur. Il est peut-être mal dans sa peau. Comme il est analphabète, Aïcha signe elle-même son bulletin ou son journal de classe. Il sait juste que les notes en rouge sont mauvaises ».[7]

Des stéréotypes …inévitables

De notre côté aussi des stéréotypes se sont vite installés. Clichés nourris par les médias, plus enclins à relayer des images sanglantes et spectaculaires que des images de paix et de cohabitation. En Belgique aujourd’hui, l’amalgame entre islam et intégrisme est bien présent. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, des élèves musulmans d’une école bruxelloise témoignent : « Beaucoup ont l’impression d’être regardés par tous comme des terroristes en puissance. Cette représentation du regard des autres ne peut que les amener à une grande susceptibilité, traduction de leur malaise et de leur inquiétude. »[8].

Ces mêmes élèves ont encore le sentiment que beaucoup de professeurs ont des préjugés vis-à-vis des musulmans même si les enseignants essaient de ne pas les montrer. Ces préjugés s’expriment dans des remarques comme « Je ne suis pas une femme soumise comme celles de ton pays », des plaisanteries sur les Arabes ou des attitudes[9].

Les stéréotypes sont des opinions toutes faites, des clichés qu’un groupe humain applique à un groupe humain (exemple : « les fonctionnaires sont payés à ne rien faire», « les infirmières sont dévouées »). Le cerveau humain a besoin de nommer et classifier. Les stéréotypes sont destinés « à domestiquer l’étrange » (Serge Moscovi). Ils servent aussi à orienter l’action en définissant ce qui est bien et mal, favorable ou défavorable, juste ou injuste. Les préjugés ont enfin une fonction identitaire : ils permettent à un groupe (exemple une communauté) de se définir, se positionner positivement ou négativement par rapport à un autre groupe.[10]

Ne percevoir l’islam, comme toute autre religion, qu’à travers son courant radical est réducteur et dangereux. Un islam progressiste existe aussi. Karima, jeune femme musulmane verviétoise et auteur de l’ouvrage Insoumise et dévoilée[11] en témoigne. Dans son livre, elledénonce l'influence sur sa famille d’une mosquée régie par des hommes aux convictions religieuses archaïques mais Karima n’a jamais renié sa religion pour autant et soutient un islam progressiste et respectueux de la femme.

Face aux préjugés de chaque communauté, le malentendu s’installe. Chacun reste sur ses positions. Dans le meilleur des cas, ce sera la cohabitation pacifique de deux mondes à part et dans le pire des cas, l’affrontement et la peur de l’autre.

Comment grandir et se construire pour le jeune immigré qui va d’un environnement, d’une société à une autre en passant de la maison à l’école ?

Comment en tant qu’adultes, éducateurs ou parents donner une vision juste de la population arabo-musulmane aux jeunes qui les côtoient et qui évolueront dans une société de plus en plus multiculturelle ?

Au-delà du stéréotype : la rencontre personnelle

Pour aider les personnes immigrées à s’intégrer dans la société belge, il existe pour la Wallonie des centres régionaux d’intégration pour Charleroi, La Louvière, Mons, Namur, Liège, Verviers et Tubize, chargés de promouvoir la participation des personnes étrangères et d’origine étrangère à la vie culturelle, sociale et économique et à encourager les échanges interculturels et le respect des différences. Leurs missions est de développer des activités d'intégration en matière sociale, socioprofessionnelle, de logement et de santé, de collecter des données statistiques et de les traiter, d’accompagner les migrants dans leurs démarches d’intégration en les orientant vers d’autres structures telles des associations ou des centres de formation. L’aspect général des politiques d’intégration à Bruxelles se concrétise par des politiques régionales de revitalisation des quartiers et du logement. La COCOF développe des politiques d’insertion/cohabitation. Elles comportent plusieurs volets comme l’insertion sociale des personnes vivant dans des quartiers fragilisés, le programme cohabitation/intégration.[12]

 Au-delà des structures officielles, chaque citoyen, belge ou étranger peut prendre l’initiative de dépasser les clivages par la rencontre et le débat dans un dialogue constructif et respectueux. Rencontre avec l’envie de comprendre l’autre culture, de se forger sa propre opinion. Cette démarche nous impose à chacun un choc culturel. Elle signifie quitter nos certitudes :

« Le choc culturel est une étape nécessaire et formatrice. Il fait mal mais provoque des prises de conscience, des retours sur soi, une véritable renaissance parfois. Le choc culturel, c’est tout ou rien. […] Vous en sortez plus « solide » dans votre identité, plus souple dans la relation aux autres, plus tolérant, mieux adapté aux changements. Votre propre culture vous apparait avec des yeux neufs parce que vous avez été « dépaysé ». Par contre, si vous y êtes mal préparé, le choc culturel est traumatisant. Il déstabilise, laisse des blessures profondes, surtout si vous avez idéalisé la culture de l’autre, que vous avez attendu beaucoup de la rencontre. Vous en sortez déçu, aigri. Vous réagissez en diabolisant l’autre et en vous repliant sur votre propre culture, la seule où vous vous sentez en sécurité. »[13]

Si la rencontre peut être informelle et se faire au hasard de la vie (nouveau voisin, collègue) ou par choix (de la ville, du quartier d’habitation, de l’école des enfants, des activités sportives, culturelles, bénévoles, etc.), elle constitue d’abord un état d’esprit. Le but n’est plus d’assimiler, de « polir » l’autre pour le rendre semblable à soi-même mais d’essayer de comprendre sa carte du monde tout en conservant son identité. La rencontre interculturelle implique d’abord l’idée de « secondarité culturelle » émise par Remi Brague : « Même si elle est acquise dans la petite enfance, ce qui la fait paraitre « toute naturelle », la culture est acquise et jamais innée. Par ailleurs, au niveau collectif, toute culture est héritière de celle qui l’a précédée. En ce sens, toute culture est terre d’immigration ».[14]

La rencontre peut aussi être plus formalisée. De nombreuses associations travaillent au quotidien pour promouvoir le dialogue interculturel (publications, animations avec les adultes et les jeunes, conférences, visites, concerts, fêtes, formations, expos, etc).

Pour le dialogue belgo-arabe, citons notamment

- El Kalima, centre chrétien pour les relations avec l’islam, www.elkalima.be.

- L’asbl Amitiés belgo-arabes à Nivelles, 067 21 68 61 - 0478 36 03 49

- Association belgo-turque pour le dialogue et l’amitié à Schaerbeek, www.beltud.com

- Bouillon de cultures à Bruxelles, www.bouillondecultures.be

- Carrefour des cultures sur Namur, www.carrefourdescultures.org

- Centre culturel Omar Khayam sur Bruxelles, www.ccokhayam.magusine.net

- CBAI, Centre Bruxelleois d’Actions Interculturelles, aussi pour les associations, www.cbai.be

Conclusion

L’immigré arabo-musulman n’est ni le gentil Aladin sorti tout droit des contes des Mille et une nuits ni un pirate de l’air en puissance. Le migrant musulman est d’abord un homme, une femme, un enfant comme un autre. Son parcours vers l’intégration peut être long et difficile vu son manque de maîtrise du français et des codes culturels de notre société occidentale, moderne et en perte de pratique religieuse.

Au-delà des clivages, la rencontre personnelle s’impose avant toute chose. Rencontre entre deux citoyens, choisie et voulue par l’un et l’autre pour instaurer un dialogue où un vivre ensemble est possible. Cette rencontre, à nous tous de la vouloir !

Parce que l’on ne pourra pas donner des chances égales de réussite et d’émancipation aux élèves immigrés sans une collaboration avec leurs parents, l’UFAPEC, mouvement d’éducation permanente et mouvement des parents d’élèves de l’enseignement catholique, insiste pour que les structures de partenariat mises en place à l’école s’adressent aussi aux parents immigrés : proposition de cours de français et d’alphabétisation, information et débats autour des sujets éducatifs et scolaires. Dans ce sens, l’UFAPEC invite autant les familles immigrées à découvrir la culture belge et occidentale que les parents, les enseignants et autres acteurs scolaires à découvrir, si ce n’est déjà fait, la culture arabo-musulmane.

Dominique Houssonloge

 

 

Désireux d’en savoir plus ?
Animation, conférence, table ronde... n’hésitez pas à nous contacter
Nous sommes à votre service pour organiser des activités sur cette thématique.


[1] Xavière Remacle, Comprendre la culture arabo-musulmane, Bruxelles, 1997, CBAI et Vie ouvrière, p. 68.
[2] Xavière Remacle, op. cit. p. 70.
[3] Mina Oualdlhadj, Ti t’appelles Aïcha, pas Jouzifine ! Clepsydre, Bruxelles, 2008, pp 51-52.
[4] Xavière Remacle, op. cit. , p. 67.
[5] Xavière Remacle, op. cit. , pp. 19-20.
[6] Hassan Bousetta, Belgo-Marocains des deux rives : un pas plus loin. ULG- Fondation Roi Baudouin, 2010, p. 16.
[7] Mina Oualdlhadj, op. cit., pp. 69-70.
[8] Philippe Laoureux, Elèves musulmans dans les écoles catholiques. Défis et atouts. Analyse Centre AVEC 2010, p. 4.
[9] Philippe Laoureux, op. cit., p. 3.
[10] Le dictionnaire des sciences humaines. Sous la direction de Jean-François Dortier, Sciences humaines éditions, 2008, pp. 692-693.
[11] Editions Luc Pire, 2008.
[12] Belgique : intégration et cohésion sociale. Exposé dans le cadre la journée nationale de la Commission fédérale des Etrangers (CFE) : Quelle intégration ? Welche Integration ? Bienne – jeudi 16 novembre 2006
[13] Xavière Remacle, op. cit. , p. 8.
[14] Remi Brague, Europe, la voie romaine. Critérion, Paris, 1992, p. 116.
 

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