Analyse UFAPEC 2008 par D. Houssonloge

17.08/ Les cours particuliers : complément ou concurrence à l’école ?

Introduction

Le marché des cours particuliers représenterait plusieurs centaines de milliers d’euros(1). Stéphane Wajskop, membre fondateur et administrateur d’Educadomo, premier organisme belge de cours particuliers créé en 2005, déclare : « On l’estime en France à 2 milliards d’euros, ça doit être le 6ème en Belgique(2). « S’appuyant sur un réseau de 15.000 « coaches », la société offre des cours de rattrapage et de préparation aux examens aux enfants de quelque 2.400 familles belges. Elle touche déjà en outre grâce à son partenariat avec Sodexo, quelque 15.000 employés via l’Intranet de cinq grandes entreprises clientes du groupe français.» (3) Un marché gigantesque qui tire son profit de l’échec scolaire.
Si les cours particuliers ont toujours existé « en noir », on assiste aujourd’hui à leur explosion et au développement de sociétés commerciales telles qu’Educadomo ou Cogito qui ont compris le potentiel à exploiter.
Il n'existe aucun cadre légal pour les cours particuliers, mais des discussions sont en cours avec le cabinet du ministre des Finances, Didier Reynders, pour envisager par exemple une exonération des charges sociales, ainsi qu'une déductibilité fiscale. Il y a également des pourparlers pour défiscaliser les chèques études émis par Sodexo – actionnaire à 36% d’ Educadomo - comme c’est déjà le cas en France parce que « Moins de souci à la maison = plus de productivité au bureau ».(4)

Le sujet interpelle à plusieurs points de vue. Le développement des cours particuliers est symptomatique de demandes non rencontrées par les familles à l’école. Quels seront les effets de la systématisation des cours particuliers ? L’Etat doit-il accepter la déductibilité fiscale des chèques-études ?

Définition


Cours particuliers : j’utiliserai la définition du sociologue Dominique Glasman qui a consacré 15 années de recherche à la question: « des cours donnés à titre payant, en dehors des heures scolaires, dans les disciplines académiques que les élèves apprennent à l'école […]. Les cours particuliers sont donnés par des prestataires qui peuvent être des enseignants ou des étudiants, le faisant à titre individuel ou dans le cadre d'une structure commerciale qui les salarie ou les met en relation avec les clients. Les cours se donnent sous forme individuelle, au domicile de l'élève ou du prestataire, ils se donnent aussi à de petits groupes de cinq ou six élèves, dans la salle de séjour d'un enseignant à la retraite ou dans les locaux d'une entreprise spécialisée, ils peuvent aussi prendre place dans une salle de classe de l'école, après les heures scolaires ».(5)

Coaching scolaire : j’utiliserai également la définition de Glasman : «apprendre à travailler, se motiver, connaître ses atouts et ses manques, bénéficier d'un "espace intermédiaire" entre famille et école […] : voilà bien toute une série d'objectifs que ne récuseraient pas les prestataires de cours particuliers. Cependant, il semble y avoir autre chose. Ce qui est visé par le coaching semble reposer avant tout sur une position "méta", de distance à soi-même, de sortie provisoire de soi afin de se construire. Il s'agit au fond de se faire l'artisan de soi ».(6)
Pour simplifier les choses, je désignerai par le terme plus général de « cours particuliers » les cours particuliers et le coaching scolaire.

Les cours particuliers, un énorme marché


Pour la Belgique, on sait qu’«Educadomo a déjà dispensé quelque 50.000 heures de cours à 2.400 familles et se flatte de voir doubler chaque année son chiffre d’affaire – 1,5 million d’euros prévus en 2008. Le potentiel de croissance est énorme».(7) Mais il est impossible de chiffrer l’énorme marché souterrain des cours particuliers en noir donnés par des professeurs ou des étudiants pour arrondir leur fin de mois(8) .
Le tarif des cours particuliers en noir irait d’après Stéphane Wajskop de 15 à 50 € de l’heure. Les cours dispensés par Educadomo eux coûtent 27 € de l’heure payés via des chèques-études avec un engagement pour 10h minimum et une cotisation annuelle de 75 € »(9).
Pour la France, Le Monde dresse le tableau suivant de ce qu’on y appelle le marché de l’angoisse : « Aujourd'hui, le marché du soutien extra-scolaire a atteint une dimension quasi-industrielle, stimulé par des allègements fiscaux qui divisent par deux le prix des leçons, facturées en moyenne 30 euros de l'heure. Tous les milieux sont concernés, même modestes, partout dans le pays mais avec une mention spéciale pour la région parisienne où se concentrent les meilleurs lycées et "grandes écoles", que beaucoup d'élèves rêvent d'intégrer. […] Selon un récent sondage, un tiers des parents d'élèves ont déjà payé des cours à leur enfant (dont 5% en maternelle) et 80% y seraient prêts en cas de besoin, pour pallier des difficultés ou seulement améliorer des performances »(10).


Des demandes non satisfaites des familles


S’il y a un tel développement des cours particuliers, et le constat est identique dans les autres pays européens et au-delà(11) , c’est parce que les familles ont le sentiment que l’école ne suffit plus à la réussite de leur enfant comme l’explique Etienne Michel, directeur général du SeGEC (Secrétariat Général de l’Enseignement Catholique) : « D'une part, l'échec scolaire est une réalité et un problème important pour bon nombre de parents. D'autre part, ceux-ci ont le sentiment que l'école n'atteint pas toujours ses objectifs, dont celui de faire réussir tout le monde. Enfin, la conviction est croissante, dans le chef des parents, que l'enseignement est, aujourd'hui plus qu'hier, un investissement pour l'avenir. Cette initiative est révélatrice du fait que les besoins semblent insuffisamment rencontrés par le système d'enseignement, en ce qui concerne la remédiation immédiate.»(12)
En Communauté française, l’échec scolaire est important et l’école ne parvient pas à y remédier. Seulement 37,8 % des élèves sont « à l’heure» en 6ème secondaire ordinaire pour 2006-2007.(13) Alors que les bienfaits du redoublement sont encore à prouver, il a malheureusement des répercussions néfastes pour l’enfant : découragement, démotivation, perte de confiance en soi, décrochage.(14) « Le redoublement se justifierait beaucoup moins si les difficultés des élèves étaient prises en charge de manière individualisée et efficace au moment où elles apparaissent. »(15) Dès lors, on peut comprendre que les familles aient recours à des cours particuliers.
Par ailleurs, j’ai déjà traité le sujet dans une précédente analyse, dans une société en récession économique où le capital culturel et scolaire domine, l’école est devenue une voie incontournable vers la réussite socioprofessionnelle de sorte que, de façon générale, le jeune et sa famille investissent voire surinvestissent dans le (para)scolaire et notamment dans des cours particuliers.(16) Glasman précise pour la France, mais la situation est analogue en Communauté française : « Pour une part importante des élèves, qu'il n'est évidemment pas possible de chiffrer, si compétition il y a, c'est plutôt pour échapper aux "mauvaises" filières ou orientations que pour accéder aux "meilleures" […] ou pour accéder à l'enseignement supérieur. […]On peut donc "réussir" scolairement, obtenir des diplômes qui, même s'ils sont dévalués et ne garantissent pas l'accès à l'emploi qu'ils assuraient par le passé, restent au moins pour les individus une avancée par rapport à la génération antérieure, une condition nécessaire (mais non suffisante) de leur mobilité sociale espérée, voire un brevet de "normalité sociale". Le refrain entendu dans les quartiers populaires, "sans le bac, t'es plus rien ; avec le bac, t'as plus rien" résume cela de manière saisissante. »(17)

Mais le recours aux cours particuliers ne concerne pas que des élèves en difficultés. Le rapport de Glasman montre qu’il y a plusieurs types de consommateurs avec des objectifs différents. C’est aussi pour une élite un moyen de maintenir son statut par une stratégie d’excellence : « se joue également, dans un système scolaire beaucoup plus ouvert et «démocratisé » que naguère, le maintien des dominants dans les positions dominantes. Cette préoccupation peut conduire les familles des catégories les plus aisées à mettre en oeuvre, avec plus de ressources et plus d’intensité que les autres catégories sociales, des stratégies scolaires où, à la recherche de l’excellence et de l’entre-soi, le choix de l’établissement se conjugue avec le recours à divers adjuvants scolaires, dont les cours particuliers. C’est dans ces catégories aisées que la « stratégie d’excellence » consistant à prendre des cours particuliers dans les disciplines où l’on obtient déjà ses meilleurs résultats, combinée au choix d’une langue vivante « classante » (l’allemand) et l’orientation dans une filière convoitée (la filière scientifique), se rencontre le plus (Glasman et Collonges, 1994) »(18)

Les cours particuliers sont encore un moyen d’éviter les conflits que génère le travail scolaire entre les parents et les enfants : « La scolarité crée aujourd'hui au sein des familles des tensions très fortes, liées bien sûr à la préoccupation pour l'avenir et aux questions que se posent les parents sur la meilleure manière de guider leurs enfants à travers leurs parcours scolaire, mais liées également au fait que les résultats scolaires des enfants engagent souvent, aux yeux des enseignants, des amis, voire de la parentèle, l'image de "bons parents”. […] « Je ne veux garder avec mon enfant que les bons moments », et ce d'autant plus que les moments passés ensemble, les moments où les parents (ou le parent isolé) se trouvent disponibles pour leur enfant, dans les conditions de vie et de travail qui sont les leurs, sont rares»(19) Cet aspect aborde une question importante dans les rapports éducatifs : comment les jeunes peuvent-ils se construire et se situer si tout conflit leur est épargné ?

 

Les effets des cours particuliers


L’enquête de Glasman montre que pour 2/3 des élèves, les cours particuliers ont permis de meilleurs résultats scolaires grâce à un apprentissage et une remédiation individualisés.(20) Ils permettent encore de mettre fin aux conflits parents-enfants. Divers témoignages vont également dan ce sens : « Vendeuse dans un grand magasin de la capitale, Marie-Lise Monestier, 54 ans, dépense 150 euros par mois depuis septembre pour son fils de 15 ans, "un peu lent en maths". Les notes ont "bien remonté". Elle dit à la fois "investir pour le futur" et acheter "la paix familiale": "la bataille au dîner sur les mauvaises notes, c'est fini" "Au début, ces cours c'était galère, témoigne son fils Grégory. Mais c'est vrai que maintenant ça va mieux en maths. Mes parents ont relâché la pression, tout le monde y a gagné" »(21) .
Néanmoins ces témoignages et les sociétés de cours particuliers elles-mêmes ne disent pas s’il y a une efficacité à long terme. Les cours particuliers traitent-ils le problème en profondeur ou sont-ils des « soins palliatifs » dont les effets s’estompent dès qu’on arrête d’y avoir recours ? Les cours particuliers permettent-ils au jeune d’être autonome ou le laissent-ils dépendant pour le reste de sa scolarité ?

Le rapport de Glasman indique également qu’il est possible que les cours particuliers contribuent à consolider la motivation des élèves déjà motivés pour progresser.(22)

Pour les élèves qui ne peuvent pas bénéficier des cours particuliers parce qu’issus de milieux moins favorisés et/ou parce que leur famille ne souhaite pas investir là-dedans, il y a une injustice criante que les écoles de devoirs en manque de moyens ne peuvent compenser. Les cours particuliers renforcent encore l’écart entre très bons et très mauvais élèves que révèle l’enquête PISA

D’après le rapport de Glasman qui porte sur différents pays dont la Corée et le Japon, la généralisation des cous particuliers a aussi des effets sur le système scolaire et sur les apprentissages : consacrer de l'attention aux bons élèves et négliger les plus faibles, enseigner en vue des examens, être méfiant vis-à-vis de l’école soupçonnée de mal faire son travail et vis-à-vis des enseignants dévalorisés(23) .
Un effet très pervers sur le système scolaire est souligné en particulier en Angleterre et aux Etats-Unis où l’on ne sait plus évaluer l’efficacité réelle des différents établissements : « La prise de cours particuliers, de manière parfois intense, a pour conséquence que certains élèves atteignent des scores élevés, sans que l'on puisse dire s'ils le doivent au travail de l'école et des enseignants ou à cet engagement dans du soutien annexe. [ …] De ce fait, l'argument de qualité dont se prévalent les établissements scolaires dans la concurrence qui les oppose aux autres est fallacieux, voire "malhonnête" puisque, selon un article du Guardian, dans les meilleures écoles, la moitié des élèves bénéficient de cours particuliers et obtiennent d'excellents résultats »(24).

 

Le débat

Que faire par rapport aux cours particuliers ? On ne peut interdire les sociétés commerciales même si l’on sait que l’offre génère une demande accrue(25) ? Par ailleurs ces sociétés se targuent, contrairement aux cours en noir, de créer de l’emploi, d’afficher des tarifs clairs et de sélectionner leurs coaches(26) .

Le débat est complexe(27) mais les responsables de l’enseignement sont unanimes : du Ministre Dupont, en charge de l’enseignement obligatoire, en passant par les membres de la Commission Éducation du Parlement de la Communauté française de différents partis jusqu’à Etienne Michel, directeur du SeGEC : l’école doit garantir PLUS DE REMEDIATION en son sein et être dotée de moyens humains et financiers pour y arriver(28). En les attendant, la proposition d’Etienne Michel est intéressante : l’école doit bénéficier d'une souplesse suffisante dans l'utilisation des moyens d'encadrement. « En fait, il existe déjà beaucoup d'expériences positives dans le cadre de l'utilisation du NTTP/capital-périodes. Certains enseignants disposent d'heures consacrées à la remédiation individualisée, qui donnent d'excellents résultats ».(29) Quant aux avantages fiscaux, comme Christian Dupant le souligne, ils doivent profiter à tous(30).
Le Contrat pour l’école propose un certain nombre de mesures – un millier d’enseignants en plus dans l’enseignement fondamental, la réforme du 1er degré du secondaire, un encadrement différencié – mais est insuffisant.
Comme le font remarquer les responsables de l’enseignement, le risque de laisser, voire d’encourager par des avantages fiscaux, le développement de sociétés commerciales de cours particuliers est d’aller vers une privatisation de l’enseignement et une dualisation sociale accrue dans l’accès à la remédiation. Le risque est encore une dévalorisation de l’enseignement et de ses enseignants.
Ce qui est aussi préoccupant c’est le non-sens qu’engendrerait la défiscalisation des chèques études. Comment adhérer à un système qui organise un enseignement obligatoire parce que dit gratuit avec le label « Ecole de la réussite pour tous » alors que seule une partie de la population peut se doter de toutes les chances de réussite et y est encouragée ?

Conclusion


Si l’on peut comprendre que face à l’échec scolaire, des parents recourent à des cours particuliers, le développement de sociétés commerciales qui pourraient être aidées par des avantages fiscaux est inquiétant et en contradiction avec un enseignement qui se prévaut d’offrir les mêmes chances de réussite pour tous.
Parce ce que l'école exige des élèves ce qu'elle est loin de toujours leur donner(31), outre une remédiation individualisée accrue, tous les élèves devraient pouvoir accéder à un soutien scolaire gratuit. Plus de moyens pour les écoles de devoirs et la systématisation d’études dirigées dans l’école après les cours. Cette dernière mesure a été prise en France pour encadrer ce que Nicolas Sarkozy a appelé « les orphelins de 16 heures »(32).
Si les cours particuliers peuvent être à petites doses complémentaires de l’école qui n’a pas les moyens actuels de résorber l’échec scolaire, ils sont à grosses doses concurrents(33).
 

Dominique Houssonloge

 

(1)L’Echo, 23,24/03/08
(2)Le Soir, 22, 23,24/03/08
(3) L’Echo, op. cit.
(4)Le Soir, op. cit. – L’Echo, op. cit. - Compte-rendu de la séance du 9 avril 2008 de la Commission de l’Education du Parlement de la Communauté Française, p. 8-10
(5) Dominique Glasman, Le travail des élèves pour l’école en dehors de l’école. Rapport rédigé a la demande du Haut Conseil de l’évaluation de l’école en France, n° 15, décembre 2004, p. 53
(6) Dominique Glasman, op. cit. p. 92
(7) Le Soir, op. cit
(8) Le Soir, op. cit.
(9) Ibidem
(10) Le Monde, 26 09 07
(11) Dominique Glasman, op. cit.
(12) Etienne Michel dans Entrées libres, avril 2008, p. 11
(13) Jean-Marie Dupierreux, Le redoublement scolaire et son coût. Service des Statistiques de l'ETNIC, pour 2006-2007
(14) Jean-Luc van Kempen, L’école sans redoublement est-elle possible ? Analyse UFAPEC 2008, p. 10 et plus
(15) Ibidem
(16) Dominique Houssonloge, Diplômes à tout prix ou stratégies des familles dans la réussite socio-professionnelle, Analyse UFAPEC 2008.
(17) Dominique Glasman, op. cit. p.8
(18) Dominique Glasman, op. cit. p. 58
(19) Dominique Glasman, op. cit. p. 81-82
(20) Dominique Glasman, op. cit. p. 70-71
(21)Le Monde, 26 09 07- Voir aussi http://www.educadomo.be/fr/extraside/a-propos-d-educadomo/temoignages/les-enfants-temoignent/ -
(22) Dominique Glasman, op. cit. p. 74
(23) Dominique Glasman, op. cit., p. 76-78
(24) Dominique Glasman, op. cit., p. 78
(25)Dominique Glasman, op. cit., p. 60
(26)L’Echo, 23,24/03/08 - Le Soir, 22, 23,24/03/08
(27)Notamment Compte-rendu de la séance du 9 avril 2008 de la Commission de l’Education du Parlement de la Communauté Française - Entrées libres, avril 2008, p.9-11
(28)Compte-rendu de la séance du 9 avril 2008 de la Commission de l’Education du Parlement de la Communauté Française - Entrées libres, avril 2008, p.9-11
(29)Etienne Michel dans Entrées libres, avril 2008, p. 11
(30)Christian DUPONT dans Compte-rendu de la séance du 9 avril 2008 de la Commission de l’Education du Parlement de la Communauté Française, p. 9
(31) BOURDIEU P. et PASSERON J.C., Les héritiers, les étudiants et la culture, Les Editions de Minuit, Paris, 1964
(32)Le Monde, 26 09 07
(33)Glasman, op. cit. , p. 83-85
 

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