Analyse UFAPEC novembre 2016 par B. Loriers

22.16/ Harcèlement, une responsabilité individuelle ou sociétale ?

Introduction

Répandu au sein de notre société industrielle, le harcèlement est un enjeu majeur de santé publique, dans le monde du travail, de l’école, et dans d'autres groupements humains : organisations de jeunesse, associations, clubs de sport ou autres, familles, quartiers, maisons de repos, etc. Un constat : ce phénomène concerne toutes les catégories professionnelles, tous les secteurs et entreprises de toute taille, ainsi que tous les échelons hiérarchiques et tous les âges.

Quels sont les effets du harcèlement sur les protagonistes, mais aussi sur le groupe, et à plus large échelle sur l'école ? Ce climat de brimades, est-ce une responsabilité des seuls protagonistes plongés dans ces humiliations répétées, ou de nos institutions ?

D’autre part, nous observons que ce phénomène et ses représentations ont évolué depuis quelques années, et nous analyserons le sens de ce changement.

A quoi reconnait-on le harcèlement ?

Le harcèlement est l’action de soumettre sans répit à de petites attaques réitérées, à de rapides assauts incessants[1].

Le harcèlement moral est une conduite abusive (humiliations, menaces…) exercée de manière insidieuse et répétée par une personne sur une autre, pour la déstabiliser (au travail, dans le couple…)[2].

Ariane Bilheran, docteur en psychopathologie, spécialiste du harcèlement, le définit ainsi : « le harcèlement vise la destruction progressive d’un individu ou d’un groupe par un autre individu ou un groupe, au moyen de pressions réitérées destinées à obtenir de force de l’individu quelque chose contre son gré et, ce faisant, à susciter et entretenir chez l’individu un état de terreur[3]. »

Qu’est-ce qui différencie le harcèlement des critiques ou pressions, tâches désagréables auxquelles sont soumises le travailleur, l’élève… ? Contrairement aux taquineries, critiques isolées, etc., le harcèlement est détectable par la répétition, la régularité des attaques, qui ont lieu dans la durée et qui conduisent à une escalade. La victime se retrouve dans un état d’infériorité, après avoir tenté de résister[4].

Chiffres

Le harcèlement constitue un risque important pour la santé physique et mentale des travailleurs. Les chiffres qui suivent nous montrent l’ampleur du phénomène :« 3 salariés sur 10 disent avoir déjà été l’objet de harcèlement moral sur leur lieu de travail, c’est-à-dire avoir été l’objet de conduites abusives, qui se sont manifestées notamment par des comportements, des paroles, des actes, des gestes ou des écrits répétés, pouvant porter atteinte à leur personnalité, à leur dignité ou à leur intégrité physique ou psychologique, mettant en péril leur emploi ou dégradant le climat social »[5]. Il s'agit donc d'un problème important sur lequel on doit s'interroger et agir[6].

Evolution du harcèlement

Les faits de harcèlement existent "depuis toujours dans toutes les sociétés : les plus faibles sont harcelés et persécutés par les plus forts"[7]. Mais, il y a encore quelques années, le sujet était tabou, on était honteux de dire qu'on était victime de harcèlement, ou même témoin de situations violentes, et la loi du silence régnait sur les relations humiliantes. De nos jours, ce qui change, c'est le degré de tolérance par rapport au harcèlement : on ose de plus en plus parler du problème, l'expliquer, le décortiquer, le prévenir, et heureusement s’en indigner.

Aujourd’hui, les médias relayent très largement des situations de harcèlement, ce qui contribue fortement à changer nos représentations, à ne plus accepter l’inacceptable, et à ne plus banaliser cette violence. On retrouve le thème du harcèlement dans de nombreux films, romans, documentaires, faits divers dans la presse écrite, émissions de radio, télévision,[8]...

L’idée que le travail puisse avoir des conséquences néfastes pour la santé mentale a émergé au début des années 1990, mais davantage encore suite à la vague de suicides qui a frappé l’entreprise Renault en 2007, puis France Telecom en 2009. La reconnaissance du harcèlement et sa traduction juridique interpellent le monde du travail sur son mode de gestion. Le 11 juin 2002, la Belgique promulgue une loi visant à protéger les travailleurs contre la violence, le harcèlement moral[9] ou sexuel au travail.

Enjeux du harcèlement : quelles répercussions sur notre société ?

Les conséquences pour les victimes de harcèlement sont dramatiques, avec notamment la perte d'estime de soi, la perte du goût au travail, l'absentéisme, les problèmes de santé, dépression, etc. Les effets négatifs se retrouvent également sur le harceleur, ainsi que sur le groupe. Le travail est moins efficace, ce qui est dommageable aussi pour la société.

Le harcèlement nuit au climat de l'institution, qui met beaucoup d'énergie à résoudre les situations de violence. Les situations de harcèlement affectent le système dans son ensemble. Le groupe en est souvent divisé, perd du temps et de l'énergie.

Le harcèlement questionne les valeurs de notre société occidentale, qui axe trop ses objectifs sur la réussite économique, sur la compétition, au risque d'en oublier le respect des personnes. Notre société dans son ensemble encourage la compétition, qui fait perdre les contacts et la solidarité. Pour le médecin Christian Stock, « le terrain est ainsi propice au développement du harcèlement moral, accepté comme la réalité sociale d’une société compétitive »[10].

Débat autour du concept de « harcèlement »

Peut-on, doit-on laisser le harcèlement se développer ? Ne risque-t-on pas de voir bafouées les valeurs jusque-là considérées comme fondamentales de notre société, telles que le respect de l'autre, le respect des différences, la solidarité ?

A l'inverse, cette notion de harcèlement ne risque-t-elle pas d’être utilisée trop rapidement par les victimes ? Christian Stock souligne ce risque : « Le comportement d’un supérieur qui critique, rappelle à l’ordre ou donne des consignes pourrait ainsi finalement être qualifié de harcèlement moral. Les comités d’entreprise pourraient se retrouver noyés sous un flot de réclamations et de plaintes au sujet de choses sans importance »[11].

D’autre part, de nombreuses idées circulent autour du harcèlement, qui font réfléchir à notre mode de fonctionnement en groupe, dont notamment :

  • Le harcèlement ne touche que les gens fragiles au départ, l’entreprise n’a rien à voir avec ça ; les gens qui sont mal au boulot, c’est avant tout parce qu’ils ont des problèmes dans leur vie personnelle.
  • Ces situations de harcèlement relèvent de la vie privée de la victime, il ne faut pas s’en soucier, cela ne nous regarde pas.
  • Les victimes provoquent elles-mêmes les brimades répétées.
  • C’est difficile de faire de la prévention, il vaut mieux réagir quand le problème se pose.
  • Prévenir le harcèlement, ça coute cher, et aujourd’hui, ce qu’on demande à l’entreprise, c’est d’être rentable.

Ces affirmations provoquent le questionnement, mais par ailleurs, ne risquent-elles pas de faire tomber le harcèlement dans la banalisation, voire le déni de situations qui peuvent se révéler traumatisantes pour la victime ? Il s'agit là de préjugés qui peuvent être dangereux quand ils servent d’excuses pour ne pas agir contre la violence.

Apprendre l’empathie

Pour l'UFAPEC, la meilleure prévention contre le harcèlement commence dès le plus jeune âge, à la maison et à l’école, par une sensibilisation des enfants à ce problème, par une éducation à la citoyenneté, en amenant les futurs adultes à construire une société où le harcèlement n'a pas sa place, et où l’empathie sera apprise, « cette faculté de s’identifier à quelqu’un, de ressentir ce qu’il ressent »[12]. C’est cela qu’apprennent les jeunes Danois de 6 à 16 ans, à raison d’une heure de cours par semaine, et ce depuis une loi de 1993. Lors de ces cours, les élèves sont tout simplement invités à communiquer, à écouter et à échanger entre eux. Par exemple, pour trouver une solution commune à un problème ou alors pour partager un gâteau qu’ils ont fait ensemble. L'auteur Axel Leclerq parle de l’explosion du narcissisme et du règne du Moi ces dernières années, ainsi que de la diminution de l'empathie chez les jeunes d'aujourd'hui : "conséquence de ce renfermement sur soi ,1/3 des collégiens seraient déprimés. Apprendre à un gamin à ressentir les émotions de son entourage ne fait donc pas seulement du bien à l’entourage, mais aussi à l’enfant en question : être empathique augmente ses chances de devenir un adulte heureux, épanoui et équilibré »[13].

Anne Floor, chargée d'études et d'analyses à l’UFAPEC, note que le fait d’« aider le harceleur à s’extirper de son rôle et l’accompagner dans une nouvelle manière d’entrer en relation avec l’autre et ce le plus tôt possible contribuera à enrayer la spirale de la violence et va dans le sens d’un mieux-être pour tous (agresseur, victime, témoins…) »[14].

Pour Benoit Galand[15], une piste est aussi de sensibiliser les témoins d’agressions : « C’est essentiel, car les harceleurs se comportent comme ça pour avoir un statut aux yeux des autres [16]». Face à ces brimades répétées, les collègues peuvent être muets, encourager l’agression ou bien s’y opposer. L’environnement, les témoins, peuvent être un frein pour éviter les dérapages.

Pistes et Conclusion

Dans tout groupe, chaque membre n’est-il pas responsable du climat relationnel ? Le harcèlement est une question qui appartient d’abord aux protagonistes du conflit : harceleur, victime, et témoins. Mais on est en droit de se demander si la responsabilité dans des situations répétées d’agressions n’est pas aussi collective. Chaque institution ne doit-elle pas clairement afficher sa totale réprobation par rapport à toute situation harcelante ? La gestion du harcèlement va dépendre de la culture propre à chaque institution, entreprise, école. Chacun pourrait se demander : chez nous, l'humiliation est-elle autorisée ? Les responsables mettent-ils la tête dans le sable, face aux situations nuisibles, ou établissent-ils des actions de prévention contre les violences, et réagissent-ils dès qu’il y a détection de harcèlement ?

Enfin, notre société ne crée-t-elle pas, trop souvent, une pression, un stress permanent, et donc une culture du harcèlement, qui néglige les droits de la personne, et qui est intolérante à la différence, cela au profit de la rentabilité et de la réussite ? L’enjeu est de repenser profondément notre vivre ensemble, mis à mal par le silence des témoins et l’isolement des victimes, et par l’individualisme ambiant, l’égocentrisme et la compétition, qui ne laissent que trop peu de place à l’empathie. L'enjeu de toute société démocratique respectueuse de chacun en dépend.

 

 

Bénédicte Loriers

 

 

[1] Le nouveau Petit Robert de la langue française 2009, p.1214.

[2] Op cit.

[3] BILHERAN Ariane, Le Harcèlement moral, Paris, Armand Colin, 2006, p. 7.

[4] STOCK Christian, Le harcèlement au travail, le reconnaître et s’en protéger, Ecolibris, Ixelles, 2015, p.15.

[5] STOCK Christian, Le harcèlement au travail, le reconnaître et s’en protéger, Ecolibris, Ixelles, 2015, p.20.

[6] Le harcèlement scolaire est abordé dans l’analyse : « Le harcèlement scolaire vu par le prisme parental », analyse UFAPEC 2016.

[7] STOCK Christian, op cit., p.12.

[8] Exemple: émission radio La Première du 25 octobre 2016: http://www.rtbf.be/auvio/detail_cqfd-que-faire-pour-lutter-contre-le-harcelement-a-l-ecole?id=2153978 , ou émission télé sur ARTE le 21 novembre 2015: http://info.arte.tv/fr/dossier-le-harcelement

[9]Loi du 11 juin 2002, relative à la protection contre la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail: http://vlex.be/vid/protection-contre-violence-harc-moral-sexuel-42785160. Dans son article 32 ter, le législateur définit le harcèlement moral au travail. Il s’agit de « conduites abusives et répétées de toute origine, externe ou interne à l'entreprise ou l'institution, qui se manifestent notamment par des comportements, des paroles, des intimidations, des actes, des gestes et des écrits unilatéraux, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à la personnalité, la dignité ou l'intégrité physique ou psychique d'un travailleur ou d'une autre personne à laquelle le présent chapitre est d'application, lors de l'exécution de son travail, de mettre en péril son emploi ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant".

[10] STOCK Christian, Le harcèlement au travail, le reconnaître et s’en protéger, Ecolibris, Bruxelles, 2015, p.71.

[11] STOCK Christian, op cit., p.18.

[12] Le nouveau Petit Robert de la langue française 2009, p.852.

[13] LECLERCQ Axel, Dans les écoles au Danemark, les cours d’empathie sont obligatoires :http://positivr.fr/danemark-ecole-cours-empathie-enfant/, 26 août 2016.

[14] FLOOR Anne, La loi du plus fort n’est pas toujours la meilleure, analyse UFAPEC n°2, 2012.

[15] Benoît Galand est docteur en psychologie et professeur en sciences de l’éducation à l’université catholique de Louvain (GIRSEF).

[16] GALAND Benoit, Les témoins de violences, un vrai levier d’actions, in Le soir, 6 juillet 2015, p.10.

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