Analyse UFAPEC décembre 2014 par L. Lahaye

30.14/ L’école numérique, une question technologique tout autant que sociale ?

Introduction

Les technologies de l’information et de la communication en éducation (TICE) occupent aujourd’hui une place importante au cœur de la réflexion pédagogique d’un bon nombre d’établissements scolaires. Jusqu’à présent, chercheurs, décideurs politiques et acteurs de terrain ont surtout abordé cette question d’un point de vue technique et organisationnel. Une nouvelle dimension de la réflexion sur cette thématique commence à émerger. L’impact social des TICE suscite de nouvelles interrogations telles que la modification des relations interindividuelles au sein des classes, le bouleversement du modèle traditionnel d’enseignement ou le numérique scolaire pour tous. Ces questions que nous abordons ci-dessous constituent une ébauche de réflexion sur l’impact social des TICE pour les écoles. Dans le cadre de cette analyse, nous envisageons la dimension sociétale de la question en termes de relations et d’égalité sociale. Le numérique scolaire encourage-t-il la virtualisation des relations élèves-professeur ? Demander aux élèves d’amener leur propre matériel numérique renforcerait-il les inégalités entre les apprenants en contribuant à une fracture technologique ? D’où vient l’encouragement au développement des TICE dans notre pays ?

Le numérique scolaire à l’échelle nationale et européenne

Lors du sommet de Lisbonne en mars 2000, les décideurs politiques européens prennent clairement position en faveur de l’introduction des technologies de l’information et de la communication dans le cadre scolaire. En Belgique, des mesures concrètes visant à assurer l’équipement informatique des écoles sont prises via, notamment, le plan CyberClasse à l’été 2005. Plus tard, en 2013, l’Agence Wallonne des Télécommunications dénombrait un total de 2.032 tableaux blancs interactifs pour les 55.000 locaux de classe des établissements d’enseignement fondamental, secondaire et spécialisé de Wallonie[1]. Si ce chiffre paraît a priori relativement élevé, il ne l’est en réalité pas quand on consulte le rapport publié en 2013 par l’Université de Liège et l’European Schoolnet[2]. Cette étude montre comment la Belgique fait figure de mauvais élève en matière d’intégration des TIC dans l’enseignement (voir les chiffres en annexe). Pourtant, le numérique scolaire constitue un enjeu plus que jamais présent au cœur des débats qui animent le monde de l’enseignement en Belgique. Ce monde est ici rattrapé par des enjeux qui le dépassent : de manière générale, l’Europe a intérêt à entretenir sa culture numérique pour maintenir son attractivité économique et commerciale et la compétitivité de ses travailleurs.

A côté de cet enjeu économique surtout porté par l’Union Européenne, il y a tout l’enjeu de l’intégration du citoyen de demain. Ceux qui ne sauront pas utiliser et s'adapter aux évolutions de cette technologie seront « largués » par la société… Qu'en est-il déjà aujourd'hui des personnes en recherche d'emploi qui n'ont pas de connexion à domicile ? Est-il encore pensable de ne pas avoir d'adresse mail ? Peut-on passer à côté de toutes les opportunités d'emploi, mais aussi économiques, sociales, de loisirs, d'informations auxquelles on a accès que si on n'est connecté et si on utilise l'outil de façon performante ?

A ce niveau-là, les jeunes sont bons publics : « Les fabricants l’ont bien compris, les jeunes sont des leaders en matière d’innovation et c’est chez eux que se font et se défont les modes. S’ils ne constituent pas le seul marché, ils représentent un marché privilégié pour tester de nouveaux produits »[3]. Ce n’est donc pas vraiment un hasard si l’Europe encourage le développement des TICE. A l’échelle de notre pays, la Fédération Wallonie-Bruxelles poursuit sur la même lancée au travers de différents appels à projet qu’elle organise pour encourager l’utilisation des technologies en classe. La réflexion et l’engagement des écoles est donc sollicité dans l’intégration du numérique au sein des établissements d’enseignement, tous réseaux et niveaux confondus.

Les nouvelles technologies au service d’une coparticipation accrue ?

L’introduction de nouvelles technologies à l’école pose de nombreuses questions techniques et organisationnelles comme la formation des professeurs, la maintenance des appareils ou le choix des logiciels d’apprentissage utilisés. Les questions sociales et pédagogiques liées à cette introduction commencent elles aussi à émerger et former un nouveau champ de recherche en sociologie et sciences de l’éducation. L’utilisation du TBI, tableau blanc interactif [4] et des tablettes tactiles engendre de nouveaux modes de communication au sein de la classe. Alors qu’en écrivant sur un tableau traditionnel l’élève tourne le dos à ses camarades, il peut désormais leur faire face en utilisant une tablette pour écrire à distance. Dans ce cas, la communication interpersonnelle n’est plus entravée, elle est même encouragée par la posture des élèves. Dimitri Voilmy, sociologue, écrit ceci : « "Passer chacun son tour" au tableau n’est pas une activité individuelle de chaque élève, mais une activité de coopération, où les élèves s’entre-aident en temps réel et apprennent à travailler ensemble »[5]. L’utilisation de la tablette permettrait donc une meilleure coparticipation vis-à-vis du tableau numérique.

Vers une virtualisation des relations au sein de la classe ?

Au rang des nouvelles formes relationnelles engendrées par la présence des nouvelles technologies à l’école, Nicolas Oblin, autre sociologue, dénonce la potentielle virtualisation des relations élèves-professeurs au sein de l’école numérique. Pour reprendre son expression, il note que « l’écran (du TBI) fait écran »[6] aux relations interpersonnelles, c’est-à-dire introduit une dimension tierce dans la relation élèves-professeur et élèves entre eux. On est loin de la vision coopérative amenée par Dimitri Voilmy. Quel sens donner à la coparticipation lorsque tous les regards sont tournés vers le petit (la tablette) et le grand (TBI) écran ? Si les nouvelles technologies nous obligent à repenser nos manières d’être avec autrui en société, la démarche est la même pour les relations sociales au sein de la classe. Les nouvelles technologies font-elles vraiment écran aux relations pour reprendre l’observation de Nicolas Oblin ? Une enseignante apporte ainsi son point de vue : « L’idée de me retrouver face à trente écrans numériques me déplaît au plus haut point. Quand j’enseigne, j’aime voir les yeux de mes apprenants. Dans leur regard, je peux déceler bien des choses ! »[7].Le professeur, quant à lui, n’est-il pas en train de s’effacer au profit des nouveaux équipements qu’il utilise ? Est-ce le début d’un nouveau mode de transmission des savoirs par lequel l’enseignant ne serait plus qu’un intermédiaire entre la technologie et ses élèves ? Si les enseignants venaient à occuper un tel poste, on pourrait se demander ce qu’il adviendrait de la dimension humaine présente dans la relation élève-professeur. Dans une société en perte de repères et de lien social, l’école ne constitue-t-elle pas un des derniers lieux où l’on peut espérer préserver la qualité de nos relations ? De tous temps, l’école a cherché à préserver son harmonie interne en se protégeant des perturbations du monde extérieur… peut-elle encore y parvenir aujourd’hui alors que les nouvelles technologies pointent à sa porte ? Une série de phénomènes externes tente de franchir les murs de l’école, comme par exemple le développement de manuels scolaires téléchargeables sur le net… La disponibilité en ligne de contenus pédagogiques prêts à l’emploi mettrait-elle à mal l’image du professeur créant et préparant lui-même ses leçons ? Le modèle de l’enseignant à la fois auteur et orateur serait-il en train de disparaître, reléguant la profession au rôle de source du savoir au même titre qu’une autre ? De manière générale, l’intégration du numérique à l’école semble bouleverser le modèle d’enseignement traditionnel tel que nous le connaissons depuis toujours. Les écoles finlandaises en savent quelque chose de ce bouleversement, elles qui ont décidé de privilégier l’apprentissage de l’écriture clavier à l’apprentissage de l’écriture à la main. Jusqu’où le numérique va-t-il révolutionner notre modèle d’enseignement ? L’école belge doit-elle redouter ces changements ou au contraire les accueillir avec enthousiasme ? Force est de constater que les pratiques d’enseignement ont déjà commencé à changer au contact des nouvelles technologies, mais jusqu’où ce changement va-t-il aller ? Une chose est sûre, l'école, comme l'ensemble de la société, est au cœur d'un bouleversement magistral, les acteurs du monde éducatif sont ainsi invités à prendre le train en marche, même si le changement n’aura pas lieu du jour au lendemain. Comme le note Pierre Frackowiack, inspecteur honoraire de l’Education Nationale française, un des obstacles au développement des TIC à l’école est la prégnance du modèle pédagogique actuel[8]. Autrement dit, nous ne serions pas encore prêts à voir disparaître l’image du professeur face à un groupe d’élèves dans une classe donnée, tant cette représentation serait ancrée dans les esprits.

Pourtant, beaucoup de jeunes et leurs parents sont aujourd’hui déçus des méthodes classiques d’enseignement et de leurs promesses de réussite. Cette nouvelle façon d’apprendre avec le numérique ne rendrait-elle pas du sens et du crédit à l’école ? Les élèves ne retrouveraient-ils pas une nouvelle motivation ? N’est-ce pas enfin une opportunité pour l’école et ses enseignants de se remettre en question et d’évoluer ? L’école n’a-t-elle pas tout à gagner dans la maîtrise et l’exploitation de l’outil numérique ?

AVAN, « Amenez Vos Appareils Numériques »… un nouveau concept porteur ?

Sous l’impulsion des secteurs scientifiques, industriels et commerciaux, notre société banalise et normalise la présence et l’emploi des nouvelles technologies tant dans les sphères privées que publiques. Si bien qu’une grande partie de la population aspire aujourd’hui à posséder et utiliser un équipement technologique au quotidien. Sous la pression du monde économique et de la jeunesse qui revendique un enseignement plus proche de ses préoccupations, l’école aussi est sommée de se mettre au numérique si elle ne veut pas paraître « à la traîne ». Plusieurs écoles utilisent les tablettes en complément du tableau blanc interactif. On pourrait également imaginer que les professeurs encouragent l’utilisation pédagogique du smartphone en classe. Ce dernier n’est pas qu’un élément perturbateur, il peut être utilisé à des fins d’apprentissage comme dictionnaire de français ou langue étrangère, une recherche sur le net, la prise de photos pour un travail, ou encore comme calculatrice et cætera… Que faire lorsque les ressources financières de l’établissement ne permettent pas l’achat de matériel numérique pour tous les élèves ?

Certaines écoles françaises se demandent s’il n’y aurait pas lieu de recourir à l’équipement personnel des élèves[9]… Cette interrogation a d’abord émergé aux Etats-Unis et au Canada avec le concept « Bring Your Own Device » dont l’équivalent francophone, AVAN, signifie « Amenez Vos Appareils Numériques ». Les élèves sont encouragés à venir en classe avec leur propre tablette afin de l’utiliser dans le cadre du cours. Les établissements scolaires verraient ainsi leurs frais pédagogiques diminuer tandis que les enfants se sentiraient plus impliqués en travaillant sur leur propre machine. Toutefois, ne serait-ce pas prendre le risque chez nous de renforcer la fracture numérique[10] de premier degré en créant une distinction entre les élèves qui possèdent leur propre tablette et ceux qui n’en n’ont pas ? Le décret Missions de 1997 déclare que l’enseignement poursuit l’objectif d’« amener tous les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences […] »[11]. Pourtant, tous pourront-ils espérer le même enseignement vu le coût élevé des technologies numériques ? Que l’enseignement soit donné sur base de l’équipement personnel de l’élève ou sur base de l’équipement de l’école, il tend à mettre en évidence les disparités socio-économiques présentes dans la société. Toutes les familles ne sont pas prêtes à supporter un tel achat pour chaque enfant et à plusieurs reprises étant donné la vitesse à laquelle ces appareils se démodent. En outre, chaque établissement scolaire est-il en mesure d’assurer le même niveau d’équipement technologique pour fournir à tous la même qualité d’enseignement ?                                                                                                        

Conclusion

Si l’enseignement basé sur le matériel personnel des élèves venait à se développer davantage, les enseignants feraient face à un défi de taille : s’adapter à la variété des systèmes d’exploitation des équipements (Apple, Android, Windows, etc.). D’où l’importance d’intégrer l’apprentissage du numérique dès la formation initiale des enseignants comme le souligne l’UFAPEC dans son mémorandum 2014 [12] et dans son étude sur les enfants du Net[13]. Les futurs enseignants devront-ils être aussi des as de l’informatique ? Avec le numérique scolaire, c’est aussi la formation tout au long de la vie qui semble encore gagner en importance pour nos enseignants. Formation initiale ou formation continuée, elles sont l’une comme l’autre incontournables afin d’éviter que l’écart ne se creuse davantage entre les professeurs qui adaptent leur enseignement aux nouvelles technologies et ceux qui y restent étrangers. Cet écart peut déjà se ressentir au niveau « local » des établissements scolaires dont une partie des professeurs est demandeuse d’utiliser le TBI tandis qu’une autre partie s’y montre clairement réticente. Dans ce cas, la formation continuée est un outil précieux pour dédramatiser l’usage du numérique aux yeux des professeurs, qui bien souvent se montrent réservés parce qu’ils ne se sentent tout simplement pas à la hauteur.

La thématique du numérique scolaire renvoie également à la question de l’exposition des enfants et adolescents aux écrans. A ce propos, l’UFAPEC en appelle à la vigilance, tout comme le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel qui « a émis lui aussi plusieurs avis pour mettre en garde les plus jeunes contre l’utilisation intempestive des écrans, qu’il s’agisse de télévision, de tablettes, d’ordinateur, de smartphones ou de consoles de jeux vidéo »[14]. Or, si désormais les jeunes travaillent sur le tableau blanc interactif à l’école, consultent leur téléphone à la récré et à la maison, jouent sur la tablette familiale et font un travail pour l’école sur l’ordinateur… il n’y aurait plus de période sans écran dans la vie des jeunes. Entre la maison et l’école, comment ne pas redouter la surexposition ?

Pour reprendre notre interrogation en termes d’égalité sociale, la tablette tactile fera-t-elle partie, à l’avenir, de la liste des fournitures scolaires requises en début d’année ? Dans pareille hypothèse, peut-on encore évoquer la gratuité de l’enseignement ? Le numérique à l’école renvoie à la question de l’accessibilité à l’enseignement lorsque ce dernier est dispensé sur base des équipements personnels des élèves… Quid des élèves qui n’en n’ont pas les moyens ? L’école numérique de demain sera-t-elle réservée à ceux qui peuvent « se la payer » ?

 

Laudine Lahaye

 

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[2]European Schoolnet and University of Liège (2013). Survey of schools : ICT in education. Benchmarking access, use and attitudes to technology in Europe’s schools. Final Report. A study prepared for the European Commission, DG Communications Networks, Content & Technology.

[3]Pasquier D. (2005). Cultures lycéennes : la tyrannie de la majorité. Paris : Autrement.

[4]« Le dispositif du tableau numérique comporte un tableau blanc augmenté électroniquement, relié à la fois à un ordinateur et à un vidéo projecteur. En venant au tableau, les élèves manipulent des éléments visuels par le clic informatique et en les faisant glisser/déposer sur l’écran ». Dans certains cas, les élèves peuvent aussi utiliser des tablettes tactiles pour interagir avec le tableau à distance. Voilmy, D. (2013). Le tableau numérique et organisation scolaire : une enquête vidéo-ethnographique. Communication et organisation, n°43, p.2

[5]Idem, page 7

[6]Oblin, N. (2013). « Virtualisation de l’enseignement », Du fétichisme comme abhorration de la pensée, Le sociographe, n°43, page 25. 

[10]« La fracture numérique au premier degré concerne la dimension matérielle de celle-ci. On parle ici de déficits en termes de moyens, d’équipements et d’accès. Dans ce cas, la distinction est claire entre deux groupes : ceux qui ont accès aux TIC et ceux qui en sont dépourvus ». Analyse UFAPEC, La fracture numérique (I) : comprendre les fractures du 1er et du 2sd degrés, 2008, page 4.  http://www.ufapec.be/files/files/analyses/Comprendre%20fract%20num.pdf

[11]Décret du 24 juillet 1997 définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre, M.B., 23 septembre 1997.

[13]Etude UFAPEC, Les enfants du net et leurs parents – Une recherche-action sur Internet en famille, décembre 2011 n°36.11, page 38. http://www.ufapec.be/files/files/analyses/2011/3611-etude-net.pdf

[14]Analyse UFAPEC, L’enfant et les écrans, Trop… c’est peut-être trop, décembre 2013, N°29.13, page 7. http://www.ufapec.be/files/files/analyses/2013/2913ecrans.pdf  

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