Analyse UFAPEC 2008 par B. Loriers

36.08/ Déscolariser notre société pour diminuer les inégalités d’une école méritocratique

Les désillusions d’une école méritocratique

Monsieur, moi je n’ai rien appris cette année, je ne comprends pas ce qu’on fait(1) . Cette phrase tirée du documentaire-fiction réalisée par Laurent Cantet révèle à elle-seule le malaise de notre enseignement : le manque cruel de motivation des élèves.

Un des effets de la massification de l’enseignement dans la fin du 20ème siècle a transformé l’école en école méritocratique(2) , en disant aux élèves : vous deviendrez ce que vous avez fait à l’école. Pour le sociologue François Dubet(3) , l’échec scolaire ne signifie plus seulement « je ne suis pas doué pour l’école », mais « je vais rater ma vie ». D’où les comportements utilitaristes chez les élèves, qui passent leur temps à calculer ce qui est rentable de faire ou pas : ils ne travaillent pas telle matière par amour du savoir, mais pour entrer dans l’option souhaitée. Pour Agnès van Zanten(4) , « nombre d’élèves ne voient dans l’école que le moyen d’obtenir des diplômes ou un métier, et s’inscrivent dans une logique d’exécution des tâches, sans percevoir le sens des apprentissages ou l’intérêt culturel des études. Pour ces jeunes, principalement de milieux populaires, l’école ne devient alors plus qu’un parcours d’obstacles dans lequel il faut juste arriver à passer quel que soit le moyen, dans la classe supérieure ».

Pour la sociologue Marie Duru-Bellat(5) , les inégalités scolaires ne sont ni plus ni moins injustes que les inégalités sociales en général, à partir du moment où les qualités intellectuelles, le soutien des parents, les motivations à réussir sont inégalement répartis entre les groupes sociaux. Le mérite social peut-il alors être considéré comme juste ? A l’évidence non, puisque les enfants ne choisissent ni leurs parents ni ce qu’ils leur lèguent. Les verdicts scolaires entérinent dans ce cas des inégalités de réussite réelles, dont les enfants ne sont pas entièrement responsables, même si l’on peut être jugé responsable de ce qu’on fait de son héritage.

Pour Dominique Grootaers(6) , ce défi s’appuie sur une foi inébranlable dans le pouvoir de l’école comme lieu de salut social. Selon cette foi, l’école est censée produire de l’inégalité externe de sortie (les différentes positions dans la hiérarchie socioprofessionnelle), tout en appliquant en son sein une égalité interne parfaite et dotée d’une force rédemptrice telle qu’elle puisse venir corriger l’inégalité externe de départ (les différentes origines sociales des enfants).

L’inégalité externe de sortie ne serait alors que le résultat des différences de potentiels individuels et non d’un quelconque handicap socioculturel.

En cohérence par rapport à l’idéal de l’école rédemptrice qui concerne la mission de redistribution des positions dans une société hiérarchisée, nombreuses sont les propositions de réformes visant à combattre les mécanismes de l’inégalité interne de l’école qui empêchent de
réaliser la méritocratie la plus juste possible, c’est-à-dire celle qui reflète exactement les différences interindividuelles d’aptitudes et de motivation, et rien d’autre. Le diagnostic du mal à guérir est le suivant : le fait d’appartenir aux classes sociales populaires, distantes culturellement et non initiées au départ aux règles du jeu scolaire, leur apporte un lot de désavantages en termes de réussite, qui se traduisent en différentes formes de pénalisation.

Ecole et société transmettent des savoirs différemment

Quoi qu’il en soit, soulignons que la transmission des savoirs ne se fait pas qu’à l’école. En dehors de l’école, la transmission est réelle. On apprend tout au long de la vie, d’abord en famille, puis au sein d’associations, de regroupements, …
Pour Philippe Meirieu(7) « dans la vie sociale, la transmission s’effectue de manière aléatoire, en fonction des histoires et des trajectoires individuelles, à partir de rencontres que chacun effectue au hasard des circonstances. L’école, elle, doit assurer une transmission rigoureuse et systématique des savoirs ».
Jean-Claude Ruano-Borbalan(8) fait remarquer que l’histoire scolaire occidentale montre que les rapports entre la société et sa forme d’enseignement sont faits d’influences réciproques.
Il ajoute que, du 15ème au 18ème siècle, « les valeurs de la noblesse, couche sociale dominante, se transmettent dans l’adolescence par des séjours d’imprégnation dans les familles alliées ou parentes. (…) Ce mode de transmission non-scolaire est d’ailleurs essentiel dans une société fondamentalement rurale et clivée selon des ordres relativement étanches. Le fils d’artisan devient artisan en suivant le cursus d’apprentissage et de compagnonnage au sein de sa corporation. Le fils de paysan devient paysan parce qu’il est une force de travail familiale. Quant aux filles, de toutes conditions ou presque, elles apprennent à être épouses et mères selon les valeurs de leur couche sociale, par imitation et imprégnation familiales.
Depuis qu’elle existe, l’école n’a donc pas l’exclusivité pour transmettre des savoirs …

Une société sans école ?

Pour Ivan Illich(9) , la question cruciale est celle du monopole de l’école, c’est-à-dire des enseignants seuls habilités à instruire. Ivan Illich donne, déjà dans les années septante, un rôle crucial aux ordinateurs, susceptibles de connecter demandeurs et proposeurs de savoir. Et les moteurs de recherche sur internet font en effet exister un gigantesque réseau d’échange de savoirs, diplômés ou non. D’une manière ou d’une autre, les enseignants ont perdu leur monopole.

Confrontation

L’exemple d’internet cité ci-dessus ne persuade pas Isabelle Sengers(10) , car cet exemple d’Yvan Illich concerne des personnes qui se sentent habilitées à chercher ce dont elles ont besoin sur le Net, c’est-à-dire bénéficiant d’un rapport positif aux possibilités de savoir. Or, savoir ce dont on a besoin, avoir confiance dans ses possibilités de le définir et de l’acquérir, c’est précisément le trait commun sur lequel nous ne pouvons tabler aujourd’hui, sous peine de forte sélection. Isabelle Stengers n’est pas sûre que « ses propositions puissent susciter l’appétit de ceux dont le premier problème est le composé assez désespérant de sentiment d’impuissance, de cynisme, de désintérêt et de revendication du droit de consommer que fabrique notre société (…) . On se préoccupe fort peu du type d’appétit, de force et de confiance en soi et dans les autres que réclame un tel monde ».

Le droit pour chacun de transmettre son savoir : exemple de l’école mutuelle

L’école mutuelle(11) , dans la France de la Restauration, au début du 19ème siècle, était une école pour pauvres, un instituteur pour 60 ou 80 élèves, et des élèves de tous les âges ! Il s’agissait d’un enseignement de masse, doté d’un minimum de moyens, adressé à des enfants qu’il s’agissait de sortir de la rue, et à qui il s’agissait de donner un savoir minimal conforme à leur classe sociale : lire, écrire et compter.
En quelques mots, le principe de l’école mutuelle était que chaque élève, lorsqu’il avait compris quelque chose, l’expliquait à d’autres.
Il s’agit d’un monde qui pose le défi effectivement politique d’une pratique de l’intelligence collective, qu’aucun dispositif technique comme tel ne peut suffire à créer.
La réussite de cette école tenait à la non-soumission au postulat selon lequel apprendre à quelqu’un exige d’être diplômé.
Pour Isabelle Sengers(12) , on peut tirer des leçons de cette école mutuelle: la solidarité entre la force d’apprendre et une définition de la classe affirmant l’hétérogénéité comme une ressource, non comme un obstacle ou une difficulté. Ce qui signifie que, au lieu de poursuivre l’idéal d’homogénéité correspondant à la classe d’âge, le fonctionnement de l’école mutuelle a besoin des différences pour donner à chacun l’occasion de donner et de recevoir.

Comment l’école peut-elle combattre les inégalités d’une certaine méritocratie scolaire?

Pour Dominique Grootaers(13) , ces inégalités scolaires sont à combattre par une série de mesures, comme par exemple celles qui concernent :

  • le recrutement, la gratuité, etc. en vue de favoriser l’hétérogénéité des publics et la mixité scolaire et de contrecarrer ainsi la tendance du système à investir plus de ressources matérielles et pédagogiques auprès de ceux qui sont déjà les mieux lotis au départ ;
  • l’évaluation plus précoce et plus objective des acquis, accompagnée de dispositifs de remédiation, en vue d’éviter que l’écart ne se creuse entre les forts et les faibles et d’enrayer ainsi la logique de la relégation ;
  • l’information, l’explicitation des représentations, l’apprentissage du métier «intellectuel», pris en charge au sein même de l’école et non laissés à la responsabilité des familles, en vue de lever les implicites de l’école concernant l’enjeu de l’écrit, la nécessité de l’autonomie dans l’apprentissage, l’importance de l’acquisition d’une méthode de travail, les critères de l’évaluation, les arcanes des options et des filières dans l’enseignement secondaire, etc., et de rendre ainsi les règles du jeu sélectif de l’école plus transparentes et donc plus justes pour les « non initiés » de départ ;
  • etc.

« Déscolariser » la société

Il faut faire en sorte que le déroulement de la compétition méritocratique ne dégrade jamais le sort des vaincus. François Dubet(14) défend le défi d’amener tous les enfants au même niveau.
D’autre part, les inégalités scolaires ne doivent pas à leur tour déterminer les inégalités sociales. L’école ne devrait pas être la seule institution susceptible de « distribuer » les individus dans la société. Prenons en exemple le développement d’une véritable formation professionnelle, pour que les enfants qui échouent à l’école puissent se dire que leur vie ne s’arrête pas là.

François Dubet défend l’idée qu’il faut « déscolariser » la société, c’est-à-dire sortir de l’idée que l’école doit fabriquer une « bonne » société. L’école doit fabriquer une bonne école. La société doit moins compter sur la formation initiale pour valider la place des individus.
Samuel Johsua(15) explique que beaucoup de choses s’apprennent dans l’activité collective, dans la société (associations, …). Bien que n’ayant pas de forme scolaire, elles doivent être valorisées.

Pour Marie Duru-Bellat(16) , dans l’hypothèse où toute égalisation première des enfants serait inenvisageable, l’école devrait s’arc-bouter pour essayer de remettre les compteurs à zéro, ce qui passerait sans aucun doute par une forte dose de discrimination positive pour tenter de
compenser les inégalités de départ. Ceci pour que puisse s’exprimer ensuite le libre jeu des capacités et des efforts de chacun, et qu’advienne le triomphe du mérite.

Conclusion

Les objectifs éducatifs de l’Ecole ne doivent jamais être définitivement écrits ; ils sont chaque jour à remettre en débat. Avant de se demander si les élèves d’une école ont un niveau acceptable, il convient de réfléchir aux objectifs que se donne l’école pour faire des élèves des individus épanouis, intégrés dans la société, qui sortiront de l’école par exemple en sachant s’exprimer correctement en public, et surtout en ayant confiance en eux.
Cela permettra d’éloigner nombreux parents d’un certain clientélisme, d’un marché scolaire que l’UFAPEC rejette avec force dans chacune de ses lignes.
 

 

Bénédicte Loriers
Analyse UFAPEC 2008
 

(1) CANTET Laurent, Entre les murs, documentaire-fiction, 2008.
(2) Définition de la méritocratie : Dans les sociétés contemporaines, la notion de méritocratie renvoie à l'idée que chacun peut atteindre une position ou connaître une promotion sociale du fait de ses talents personnels et de son travail. La méritocratie est alors possible quand la sélection s'opère en dehors de toute considération d'origine sociale (du fait de son sexe, de son origine ethnique, du lieu où l'on habite, etc.). Son application permet théoriquement une mobilité sociale importante. La méritocratie est notamment invoquée à l'école pour justifier la réussite des élèves par l'ardeur au travail. Elle est sanctionnée par le diplôme ou la réussite à un concours par exemple. En réalité, la plupart des enquètes sociologiques montre que l'héritage socioculturel reçu des parents et de son entourage social continue cependant à jouer un rôle déterminant dans la réussite scolaire et professionnelle (source : BRISES : Banque de Ressources Interactives en Sciences Economiques et Sociales).
(3)DUBET François, Déscolariser la société, dans la revue « Sciences Humaines » n°199, Décembre 2008.
(4)VAN ZANTEN Agnès, Les transformations de l’école, La Découverte, 2000.
(5) DURU-BELLAT Marie, L’inflation scolaire, les désillusions de la méritocratie, La république des idées, Seuil, Paris, 2006.
(6)GROOTAERS Dominique, Au-delà d’une méritocratie épuisée, in Revue Nouvelle, avril 2006.
(7) MEIRIEU Philippe, Transmettre, oui … mais comment ?, revue Sciences humaines, Hors-série n°36, avril 2002.
(8) RUANO-BORBALAN Jean-Claude, L’école, ça sert d’abord à faire la société, in revue Sciences Humaines n°36, Hors série « Qu’est-ce que transmettre ?
(9)ILLICH Ivan, Une société sans école », Points essais n117, Paris, Seuil.
(10)SENGERS Isabelle, Le droit d’apprendre, in revue Silence n°330, décembre 2005.
(11)QUERRIEN Anne, L’ensaignement, in revue Recherches, n°23, Juin 1976.
(12) SENGERS Isabelle, id.
(13)GROOTAERS Dominique, id.
(14)DUBET François, id.

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