Analyse UFAPEC 2008 par M-N Tenaerts

23.08/ Agrégations et ségrégations sociospatiales

Introduction

Alors que le décret « Mixité» fait couler de l’encre, l’UFAPEC s’interroge sur les aspects ségrégatifs ou agrégatifs des écoles et donc des quartiers dans lesquelles elles sont implantées. En effet, des mesures dites de « discrimination positive » ou encore le décret « inscription », rebaptisé « mixité », nous amènent à poser la question même de ces répartitions dans, d’une part, les écoles « huppées » et, d’autre part, dans des écoles que l’on qualifie vulgairement d’écoles « poubelles ». Ces écoles deviennent des lieux de relégation dans des quartiers déjà stigmatisés mais quels sont les processus générateurs de ces dynamiques ? C’est la question que nous posons dans ces lignes et à laquelle nous tentons de donner des réponses par une analyse étiologique(1) et par des éclairages divers, issus d’un discours critique sur la société.

La mixité sociale est traduite bien souvent au niveau de l’agencement spatial en tant que division sociale de l’espace. La ville se révèle comme ayant des avantages comparatifs tant au plan de la conception, qu’à celui de la coordination et celui de la redistribution. Elle est ainsi en lien avec ce que le sociologue Alain Touraine appelle « les classes dirigeantes » quand on pose la question du « droit à la ville »(2) . Soit de voir la possibilité réelle pour toutes les franges de la population ainsi réunies de s’approprier l’espace comme avantage collectif(3) .
La présence de populations différentes et concentrées en un même lieu, évoque les différenciations et la stratification dans ce milieu. Halbwachs accorde dans ce cadre une priorité aux divisions sociales sur les différences culturelles et utilisera la notion de « superposition » au lieu de « juxtaposition »(4) . Ces deux termes sont entendus dans la perspective de la coexistence en milieu urbain. En effet, on remarque aisément une stratification des individus mais également des quartiers. Ils n’ont, pas les mêmes avantages comparatifs et se hiérarchisent selon ces critères. La spéculation foncière est un indice des avantages qu’un quartier possède ou non, fonction donc de son attractivité.
Maurice Halbwachs illustrera cela notamment par sa description de la classe ouvrière française avec ce qu’il appelle « la mentalité ouvrière ». Celle-ci renvoie aux inégalités de positions dans le système de métiers qui sont en amont des degrés de participation à la vie sociale, et donc d’un écart d’ordre culturel, et non plus socialement socio-économique comme cela l’avait pu être suggéré auparavant, entre le monde de la bourgeoisie et du prolétariat : « étranger dans sa propre société, exclu du monde civilisé, l’ouvrier est à peu près conçu comme le primitif des sociétés industrielles(5) ». Dans uns société consumériste, ceux qui ne sont pas dotés de capitaux suffisants sont relégués dans les quartiers qui leur sont accessibles.

L’hétérogénéité comme un des principes fondamentaux de l’urbain n’est cependant pas à lui seul un facteur explicatif du principe d’écart dans la société. Certes, cette dimension permet une multiplicité d’occasions de contacts (entre les différentes franges de la population mais aussi entre les citadins) mais reste, par son propre énoncé, relativement restrictif dans la « mixité » qu’ils vivent au quotidien. La figure de « l’étranger » de Georg Simmel apporte dès lors un complément à l’analyse.

Proximité… versus distance sociale et spatiale

La multiplication des personnes en situation d’interaction dans des conditions qui rendent impossible des rapports vraiment personnels produit la segmentation des relations humaines. La ville offre à l’individu la possibilité d’élargir son réseau d’interactions. En effet, l’individu peut gagner en émancipation mais peut également perdre au niveau de l’expression de son « soi spontané » constituant alors, pour Emile Durkheim, l’état d’anomie. Dans la même veine, Halbwachs a démontré que « durant le XIXe siècle et le début du XXe siècle, partout où la vie urbaine avait supplanté la vie rurale, les taux de suicide passent pratiquement du simple au double »(6) . La ville anomique est le lieu de tensions insurmontables entre le groupe et l’individu car elle induit un processus de changement normatif et moral plus rapide pour l’homme que pour le groupe. C’est la raison pour laquelle la condition du citadin est celle d’une marginalité quasi permanente car il est situé entre les deux registres et doit insérer son action aux confins de ces deux « pôles ».

Dispersion, concentration et ségrégation

Les individus se trouvent séparés, concentrés ou dispersés selon bien des principes et de bien des manières. Il peut y avoir ségrégation en fonction de l’âge, du revenu, de la langue, de la religion, de la couleur, des goûts personnels et des « accidents » de la situation historique. Parfois, elle est la conséquence de l’interaction de choix individuels qui sont discriminatoires. Et parfois, elle est le corollaire d’autres modes de ségrégation : le lieu de résidence est en corrélation avec le lieu de travail et les moyens de transport. Elle peut être réciproque (préférence de regroupement d’une minorité par rapport à une majorité) ou unilatérale (une majorité comme dominante sur une minorité).
La ségrégation signifie, au sens étymologique du terme, l’action de séparer, de mettre à l’écart. Selon Grafmeyer(7) , il y a beaucoup de manières d’entendre cette notion. Les choses se compliquent encore du fait que, dans les sociétés dominées par des valeurs d’égalité, de solidarité, de droits pour tous, le terme de ségrégation est toujours accordé d’une connotation purement négative. A son contraire, on pourrait parler alors des notions d’intégration, de mixité, d’hétérogénéité qui seraient les normes implicites ou idéales pour tendre vers un « monde meilleur ». Les jugements de valeur sont dès lors des interférences à l’usage de cette notion. Pour éviter cela, certains préfèrent utiliser la ségrégation pour qualifier une séparation physique des groupes (sociaux, culturels, économiques, religieux, etc.) institutionnalisée et autoritairement préservée en tant que principe fondateur de l’organisation sociale(8) .
La ségrégation est donc entendue ici comme une action, un processus. Se centrer sur les ségrégués en tant que tels conduirait à faire la même chose que si l’on centrait l’analyse de l’exclusion en termes d’exclus. Selon le sociologue français, Robert Castel, c’est le processus qui démontre de l’intérêt en sociologie.

« Le recours à l’exclusion participe à autonomiser des situations limites en les découplant des processus qui les ont produits et qui leur donnent sens. Les considérer comme des états, extrêmes et inadmissibles, conduit dès lors à les isoler indépendamment des transformations que connaît la société, à tout le moins à les disjoindre dans l’analyse alors que, justement, le travail sociologique consiste à analyser les phénomènes antérieurs à l’exclusion et notamment la façon dont se modifient les éléments qui assuraient l’inclusion dans la société au même titre que ceux qui soutenaient la capacité intégrative de la société. »(9)

La ségrégation pour sa part est abordée à partir d’un constat, des états et des situations en un moment et un lieu par rapport à une population. L’intérêt porté ici est de voir comment les processus et les mécanismes de ségrégation peuvent être mis en lumière par rapport aux concepts précités d’exclusion et de différenciation sociale. En d’autres termes, voir par quels mouvements et comment le phénomène a affecté une frange de la population dans son ensemble et en quoi la conjonction de ces deux termes peut s’avérer pertinente pour observer le phénomène urbain.
Le thème de la ségrégation est associé fortement aux figures de l’enclave, de la relégation, voire même du ghetto souvent figurée par le rapport à la thématique de l’ethnicité.

« A la différence de la conscience de classe, qui s’est historiquement développée à partir d’antagonismes et de rivalités verticales accompagnant la hiérarchisation des individus au sein de la société organisée comme un continuum de positions sur une échelle sociale graduée économiquement, la conscience ethnique, quant à elle, se développe à partir d’antagonismes et des rivalités horizontales accompagnant la hiérarchisation des individus au sein d’une société où ce sont les constituants culturels du lien social qui parviennent à conditionner les appartenances et la cognition des rapports que les groupes entretiennent avec la société globale(10) ».

La perspective ethnologique de l’espace urbain amène à observer le sens socioculturel des différents usages sociaux visibles de l’espace. Par là, on peut donc voir comment les acteurs en présence se partagent ou s’approprient les espaces de la ville, s’identifient, structurent ou s’orientent dans ce même lieu.
L’espace urbain est un enjeu entre les différents agents en présence. Posséder ou ne pas posséder un bien foncier constitue un capital d’une importance non négligeable dans le phénomène urbain. Qu’il s’agisse de ménages, d’entreprises, de promoteurs, d’administrations, etc. Le sol, et plus particulièrement les zones centrales de la ville sont l’objet de spéculations croissantes (ou décroissantes) selon la conjoncture, en un espace particulier et en un temps déterminé. Un quartier peut prendre de la « valeur » par un processus de revitalisation et de redynamisation tandis qu’un autre va en perdre (par exemple des travaux de longue durée peuvent faire fuir les commerces et faire perdre les avantages comparatifs d’un quartier). La figure de la ville change constamment.
La ville ne constitue nullement un espace figé mais un espace, un territoire en mouvement dans lequel les acteurs tentent de prendre place. Chaque agent se localise, réside, habite en fonction des ressources dont il dispose ou encore de l’importance qu’il va accorder à son choix d’habitation. Par ailleurs, les préférences ou les choix contraints de chacun amènent à la configuration de la ville, par un agrégat de décisions individuelles, à définir un territoire, des quartiers, des zones où les acteurs se rencontrent. Thomas Schelling illustre cela par l’utilisation de la notion d’agrégation(11) . Cette notion désigne la question de la relation entre les actions et préférences individuelles et les effets collectifs qu’elles produisent. Schelling a démontré l’agrégation des « micromotifs », des microdécisions que font les individus, c'est-à-dire selon les préférences et les intérêts des actions individuelles qui font souvent apparaître des macrophénomènes souvent différents et inconnus des motivations premières des acteurs. Schelling se penche notamment sur les phénomènes de ségrégation pour montrer l’importance des décisions individuelles. Cependant, il est indéniable que la concentration de la précarité (à tous les niveaux mentionnés supra) devienne alors purement un processus de ségrégation sociospatiale. Effectivement, l’approche sociologique du phénomène urbain entraine à voir les phénomènes de ségrégation résidentielle généralement appliqués dans les études de spatialisation des phénomènes d’exclusion sociale. Ceci amène donc à considérer le rôle de l’espace, et à le concevoir, non pas comme un simple support de phénomènes mais bien comme un facteur pouvant intervenir dans les processus d’exclusion et d’insécurité.
D’après Loïc Wacquant, ces espaces deviennent des quartiers de relégation « où se concentre la misère : l’indignité territoriale et son impact corrosif sur la forme et la texture de la structure sociale locale, et les principaux clivages qui organisent la conscience et les relations de leurs habitants entre eux(12) ».

Le sentiment d’insécurité (c'est-à-dire au niveau de la perception de l’individu), développé de plus en plus dans la société actuelle, évoque un caractère polysémique(13) et qui peut, par ce fait, inclure tout à la fois la sécurité matérielle liée aux conditions d’existence (par exemple l’insécurité par rapport à l’emploi), qui peut concerner le domaine relationnel (la sécurité affective) et aussi l’insécurité liée aux biens ou encore l’insécurité physique. Le rapport entre le sentiment d’insécurité et l’exclusion étant expliqué ici comme l’articulation de différentes dimensions.
La position des individus dans la hiérarchie socioprofessionnelle est la première variable déterminante des caractéristiques qui rendent compte de la différenciation des espaces (quartiers, îlots, immeubles, etc.) au sein même du tissu urbain. La seconde variable est constituée par la branche dans laquelle ils exercent leurs activités (secteur des prestations de services ou secteur de production industrielle) et l’on retrouve de cette façon la sphère de la division du travail à laquelle Durkheim avait déjà largement fait référence. La « hiérarchie sociale » est également traduite dans la hiérarchie spatiale, des quartiers riches aux quartiers pauvres.

Le milieu urbain est envisagé comme un « cadre social non pas simplement donné et surplombant des acteurs qui n’auraient qu’à adapter leurs conduites aux contraintes structurelles mais comme le lieu d’une dynamique sociale où se manifeste la co-présence active de segments différents et hétérogènes de la population, comme mode d’organisation et de fonctionnement sociospatial où ils se définissent aussi bien par leur subjectivité culturelle qu’économique ou politique(14) ». La proximité, en terme spatial, est donc un leurre dans la mixité sociale. Alors que la société actuelle a tendance à exacerber la fracture sociale, il est plus que temps de penser des solutions en amont de la fragmentation territoriale.

D’après Lode Van Outrive et pour conclure cette réflexion, « la dualisation de la société a fragilisé des pans entiers de la population, qui sont stigmatisés et qualifiés de ‘perdants’ parce qu’ils ne sont plus en mesure de consommer comme les autres. Plus l’écart entre les aspirations et leurs possibilités réelles se creuse, moins ils hésitent à adopter des comportements déviants étant donné qu’ils n’ont plus beaucoup à perdre. En ce sens, on peut dire que certaines pratiques de la société de consommation (publicité envahissante et débilisante, formules de crédit faussement attrayantes) ont un effet criminogène. »(15) Dans cette même perspective, « la solution » serait de s’attaquer aux problèmes socioéconomiques en priorité…

Marie-Noëlle Tenaerts
 

(1)Concerne l’étude des causes d’un phénomène.
(2)TOURAINE A., « Critique de la modernité », Fayard, Paris, 1992, p. 410
(3)REMY J., - VOYE L., « Ville, ordre et violence, Formes spatiales et transactions sociales », coll. Espace et Liberté, Presses Universitaires de France, Paris, 1981
(4)BASTENIER A., « Qu’est-ce qu’une société ethnique ? Ethnicité et racisme dans les sociétés européennes d’immigration », Presses Universitaires de France, Paris, 2004
(5)BASTENIER A., « Qu’est-ce qu’une société ethnique ? Ethnicité et racisme dans les sociétés européennes d’immigration », Presses Universitaires de France, Paris, 2004
(6)HALBWACHS cité dans CUSSON M., « Déviance », in BOUDON R., « Traité de sociologie », 1ière Edition, Presses Universitaires de France, 1992, ch. 10, pp. 389-422
(7)GRAFMEYER Y, « Sociologie urbaine », Université collection 128, Nathan, Paris, 1994
(8)GRAFMEYER Y, « Sociologie urbaine », Université collection 128, Nathan, Paris, 1994
(9)CASTEL R. cité par SOULET M.H., « L’exclusion : usages et mésusages d’un concept », in Revue suisse de Sociologie, Université de Fribourg, Fribourg, 1998, p. 7
(10)BASTENIER A., « Qu’est-ce qu’une société ethnique ? Ethnicité et racisme dans les sociétés européennes d’immigration », Presses Universitaires de France, Paris, 2004
(11)SCHELLING T. “Micromotives and macrobehavior”, Norton, Toronto, 1978, Trad. Franç. « La tyrannie des petites décisions », Presses Universitaires de France, Paris, 1979
(12)WACQUANT L. « Parias urbains, La Découverte, Poche, Paris, 2005, p. 201
(13)Désigne un mot qui a plusieurs sens.
(14)BASTENIER A., « Qu’est-ce qu’une société ethnique ? Ethnicité et racisme dans les sociétés européennes d’immigration », Presses Universitaires de France, Paris, 2004
(15)VAN OUTRIVE L., «Criminalité : une vision prospective », synthèse de l’étude réalisée par TELLER M., Fondation Roi Baudouin, Février 1999, p. 5
 

Vous désirez recevoir nos lettres d'information ?

Inscrivez-vous !
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de Cookies pour vous proposer des publicités adaptées à vos centres d'intérêts, pour réaliser des statistiques de navigation, et pour faciliter le partage d'information sur les réseaux sociaux. Pour en savoir plus et paramétrer les cookies,
OK