Analyse UFAPEC 2008 par M-N Tenaerts

26.08/ Groupes déviants et espaces de sous-cultures

 Le rapport à la norme est fonction d’une légitimité établie et acceptée par ceux auxquels elle s’adresse. Toutefois, la question de l’imposition de la norme varie selon ce que Becker appelle « l’entrepreneur de morale » (celui qui édicte la norme), du pouvoir et de l’autorité qu’il possède mais aussi, de l’acceptation de cette norme. Et si certains individus n’étaient pas en accord avec certains principes normatifs ? Comment une règle particulière devient-elle universelle ? Ne pas être dans la norme, c’est par définition adopter une ou des conduites déviantes.

Conscience de groupe

Pour qu’il y ait une situation de déviance, trois éléments doivent être réunis. D’après Laurent Mucchieli, il faut qu’il y ait tout d’abord l’existence d’une norme. Ensuite, un comportement de transgression de cette norme. Enfin, un processus de stigmatisation de cette transgression(2) . Les normes et les principes normatifs s’instituent chaque fois qu’un groupe se constitue. Au fil de l’interaction des individus, émergent des attentes réciproques, des valeurs partagées et des normes, c'est-à-dire des règles qui fixent ce que chacun « doit faire, doit admettre et peut exiger »(3) .

Pour Hugues, « une culture se constitue chaque fois qu’un groupe de personnes mène une existence en partie commune, avec un minimum d’isolement par rapport aux autres, une même position dans la société et peut-être un ou deux ennemis en commun »(4) . Hugues donne dès lors dès éléments de compréhension par rapport à une culture ou plutôt plusieurs cultures qui se développent suivant le regroupement des individus entre eux. Albert Cohen semble aller plus loin dans l’occurrence de ces groupes et émet l’hypothèse suivante : « on a souvent suggéré qu’une culture apparaît chaque fois qu’un groupe de personnes se trouve confronté à un même problème, et dans la mesure où les membres de ce groupe sont capables d’entrer en interaction et de communiquer les uns avec les autres ». Ces normes représentent des principes d’action qui dérivent des valeurs (difficilement utilisables dans des situations concrètes. Enfin, pour Simmons, « la déviance, comme la beauté, est dans les yeux de celui qui la regarde. Le pouvoir est à la fois la condition et l’enjeu de la création de la déviance. Il faut occuper une position dominante pour réussir à imposer sa propre conception du bien et du mal, du normal et du pathologique. »(5)

Pour Howard Samuel Becker, ne pas respecter la norme peut être dû au fait de ne pas l’accepter en tant que telle, autrement dit de refuser sa légitimité : « Il se peut que des individus profondément engagés dans une sous-culture particulière n’aient pas conscience que leur manière d’agir n’est pas partagée par tous. »(6) Il va plus loin dans son développement en justifiant ses arguments : « […] même si certains peuvent soutenir qu’une grande partie, voire la plus grande partie des normes d’une société sont habituellement admises par tous ses membres, les recherches empiriques consacrées à des normes déterminées révèlent généralement des attitudes variables à l’égard de celles-ci. »(7) De plus, signale Cusson, « l’univers normatif n’est que rarement un univers homogène et aisément repérable. La plupart des attentes sont implicites et changeantes. »(8) Mais dans la société, et plus particulièrement à l’échelle de l’Etat belge, « nemo censetur ignorare legem. »(9)

Par ailleurs, Becker définit le terme de « sous-culture déviante » par « un ensemble d’idées et de points de vue sur le monde social et sur la manière de s’y adapter, ainsi qu’un ensemble d’activités routinières fondées sur ces points de vue. L’appartenance à un tel groupe cristallise une identité déviante. »(10) Prenons l’exemple du phénomène hippie qui a notamment participé à la massification de l’utilisation de la marijuana(11) et du LSD(12) . Ce mouvement possédait un style vestimentaire, une mode musicale et un nouveau type (à l’époque) de relations sociales(13) . Ces éléments caractérisent un mode de vie particulier en rapport avec la société globale, son contexte social, économique, politique, culturel.

Groupe déviant

Les membres d’un groupe déviant partagent tout au moins un repère commun, celui de leur déviance. Cela implique un sentiment commun, les mêmes problèmes et un destin, a priori commun. L’entrée dans un groupe déviant organisé a plusieurs conséquences sur la carrière du déviant : Premièrement, le groupe possède le même système d’auto-justification. D’une part, il contribue à neutraliser le reste d’attitudes conformistes que les déviants peuvent éprouver à l’égard de leur propre comportement. D’autre part, ils fournissent à l’individu des raisons solides, à ses yeux, de maintenir la ligne de conduite dans laquelle il s’est engagé. Deuxièmement, le groupe déviant apporte à l’individu par l’expérience des autres, à mener à bien des activités déviantes. En outre, Howard Samuel Becker nous fait remarquer qu’une fois entré dans un groupe déviant organisé et institutionnalisé, le déviant a plus de chances que précédemment de poursuivre dans cette voie.

Carrière déviante

Dans une étude concernant la psychopathologie des conduites criminelles, Michel Luci, sociologue, questionne les facteurs prédisposant à l’adoption de conduites criminelles en interrogeant les configurations familiales des jeunes délinquants. Pour Luci, concernant la délinquance juvénile, « les études ont mis en évidence trois corrélations fréquentes : la mauvaise relation entre les parents (surtout le père) et l’enfant délinquant (qu’il soit victime de violences, de rejet ou même simplement de désintérêt), le conflit entre les parents et la dislocation de la famille et, enfin, le fait que les parents ont eux-mêmes un mauvais rapport aux normes et à l’autorité (ce qui peut généralement se comprendre au regard de leur situation économique et sociale). »(14)

René Filleule introduit un critère temporel afin de distinguer deux types de déviance. Selon cet auteur, il faut pouvoir différencier la délinquance occasionnelle et la délinquance de carrière. Cette distinction serait pour lui, utile afin d’appliquer des politiques préventives différenciées.(15) Un individu peut commettre un acte déviant sans pour autant le vouloir a priori ou encore, sans pour autant vouloir poursuivre dans cette voie. Becker introduit à ce titre, la notion d’acte de déviance non intentionnelle : pour lui, il se peut qu’il s’agisse de l’ignorance soit de l’existence de la norme, soit du fait que celle-ci s’applique à ce cas ou à cette personne en particulier.

Pour Maurice Cusson, la notion de carrière déviante « permet d’observer la continuité de l’activité délictueuse. Il observe que plus le nombre de délits commis par un individu dans le passé est élevé, plus les chances d’en commettre à l’avenir augmentent. Cette incrustation dans le crime serait due au mode de vie criminel et à sa logique en spirale. Cela ne veut pas dire que les délinquants sont programmés : simplement, plus la trajectoire criminelle s’allonge, plus l’individu s’enferme dans le piège de la délinquance. Pour Cusson, avec l’âge, le calcul coût bénéfice s’inverse, le délinquant sortirait donc progressivement de la logique du crime »(16) . La déviance, selon Becker, est un rôle endossé par celui qui est victime de la stigmatisation des autres. S’il persiste, ce rôle peut entraîner une modification de la personnalité de l’individu (par exemple, enfermement sur lui-même) ainsi qu’une modification de ses relations sociales. Par exemple, par la perte des relations qui liaient l’individu avec la société conventionnelle (famille, école, amis, etc.) et par la fréquentation d’autres individus issus du même groupe déviant(17) .

Stigmatisation des jeunes : facteurs de déviance

Lorsqu’une norme est transgressée, il existe un processus de stigmatisation de cette transgression. Ce processus peut se faire de manière formelle (application de la loi par exemple) ou de manière informelle (rejet du groupe d’appartenance, réprimande, sarcasmes, etc.). Il est à noter, comme le souligne Becker, que les lois s’appliquent tendanciellement plus à certaines personnes qu’à d’autres (les élèves issus de quartiers défavorisés ou les élèves issus de quartiers favorisés seront jugés différemment, il en est de même selon l’origine ethnique, etc.). De plus, toujours selon Becker, « il y a également des normes que l’on ne fait qu’appliquer qu’en fonction des conséquences »(18) . Pour illustrer cette situation, on peut donner l’exemple d’un individu qui reprend le volant alors qu’il a largement dépassé le taux d’alcoolémie autorisé. S’il n’y a pas de contrôle et/ou s’il n’y a pas d’accident, cet individu ne sera pas jugé par son acte. Si toutefois, un accident survient, l’individu sera jugé avec un facteur aggravant, celui de la conduite en état d’ébriété : « La déviance est le produit d’un processus qui implique la réponse des autres individus à ces conduites. »(19)

Les divers actes déviants ne procèdent pas d’une causalité commune mais, comme le remarque Cusson, « (20) diverses formes de déviance ont tendance à s’agglutiner : comme par exemple la déviance scolaire et la délinquance juvénile. Ensuite, les délinquants récidivistes ne sont que rarement des spécialistes. Enfin, on remarque une étroitesse du rapport qui lie la délinquance et les toxicomanies (incluant l’alcoolisme : 78% des détenus des pénitenciers américains ont déjà utilisé une drogue illégale quelconque). Il existe donc des corrélations positives entre le vol et la consommation de drogue. »

Pour Cusson, plusieurs raisons expliquent cette attraction de déviances les unes par les autres : « Le vol va de pair avec la violence parce que cette dernière est un moyen rapide de s’approprier le bien d’autrui et parce que certaines victimes sont prêtes à recourir à la force pour défendre leurs possessions. L’alcool réduit les inhibitions ; il n’est donc pas surprenant que les ivrognes tiennent des propos blessants et en viennent à infliger des coups et des blessures. »(21) « dire que la drogue conduit au crime n’est qu’une vérité partielle, car la plupart des narcomanes(22) américains arrêtés par la police avaient débuté leur activité déviante avant d’avoir consommé de la drogue »(23) .

Marie-Noëlle Tenaerts


(1) DURKHEIM E., « De la division du travail social », chapitre II, 1893, p. 42
(2) MUCCHIELI L., « La déviance : normes, transgression et stigmatisation », in Sciences Humaines, n°99, novembre 1999, pp. 20-25
(3) WEIL cité par CUSSON M., « Déviance », in BOUDON R., « Traité de sociologie », 1ière Edition, Presses Universitaires de France, ch. 10, Paris 1992, p. 401
(4) BECKER H.S., « Outsiders », Métaillé, Paris, 1985, p. 104
(5) SIMMONS cité par CUSSON M., « Déviance », in BOUDON R., « Traité de sociologie », 1ière Edition, Presses Universitaires de France, ch. 10, Paris 1992, p. 403
(6) BECKER H.S., « Outsiders », Métaillé, Paris, 1985, p. 47
(7) BECKER H.S., « Outsiders », Métaillé, Paris, 1985, p. 39
(8) CUSSON M., « Déviance », in BOUDON R., « Traité de sociologie », 1ière Edition, Presses Universitaires de France, ch. 10, Paris 1992, p. 407
(9) Adage signifiant « nul n’est censé ignorer la loi ».
(10) BECKER H.S., « Outsiders », Métaillé, Paris, 1985, p. 61
(11) Marijuana : fleurs femelles séchées du cannabis
(12) LSD : psychotrope hallucinogène
(13) DUPREZ D., « Regards sur la drogue. De la ‘beat generation’ aux cités » in Sciences Humaines, « Normes Interdits Déviance, n°99, novembre 1999
(14) LUCI M., «La psychopathologie des conduites criminelles » in Sciences Humaines « Normes Interdits Déviance », n°99, novembre 1999
(15) MEYRAND R., « Comment devient-on délinquant ? » article de la rubrique « le point sur… » Sciences humaines « Comment devient-on délinquant ? », n°176, novembre 2006
(16) MEYRAND R., « Comment devient-on délinquant ? » article de la rubrique « le point sur… » Sciences humaines « Comment devient-on délinquant ? », n°176, novembre 2006
(17) D’après GOFFMAN, « Stigmate, les usages sociaux des handicaps », Sens Commun, Editions de Minuit, Paris, 1975
(18) BECKER H.S., « Outsiders », Métaillé, Paris, 1985, p. 37
(19) BECKER H.S., « Outsiders », Métaillé, Paris, 1985, p. 37
(20) CUSSON M., « Déviance », in BOUDON R., « Traité de sociologie », 1ière Edition, Presses Universitaires de France, ch. 10, Paris 1992, p. 407
(21) CUSSON M., « Déviance », in BOUDON R., « Traité de sociologie », 1ière Edition, Presses Universitaires de France, ch. 10, Paris 1992, p. 409
(22) Consommateurs de narcotiques
(23) CUSSON M., « Déviance », in BOUDON R., « Traité de sociologie », 1ière Edition, Presses Universitaires de France, ch. 10, Paris 1992, p. 409
 

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