Analyse UFAPEC 2008 par M-N. Tenaerts

33.08/ Les corps du XXIe siècle

Introduction


Les attitudes dites provocantes, les tenues vestimentaires, les accessoires de modes sont réglementés dans bien des lieux, que ce soit de manière explicite ou implicite. Il convient, selon les principes normatifs en vigueur dans nos sociétés, d’être en adéquation avec les attentes du groupe, du monde du travail ou de l’institution en présence. Dans les écoles, il en est de même : le règlement d’ordre intérieur proscrit certaines tenues (et donc en privilégie d’autres) qu’elles considèrent parfois comme des excentricités de la part des élèves, des attitudes provocantes que l’institution se donne en droit de réguler et de réglementer.

Le corps, tel qu’il s’affiche dans ce début de XXIe siècle, nous amène à poser la question de l’évolution croissante des mœurs, du changement concernant les comportements normatifs mais encore suscite de vifs débats sur les tenues à adopter, les comportements à exclure en société ou encore la façon dont chaque individu se doit de se comporter, soit de réglementer son idiosyncrasie(1) . Dans une analyse des mutations opérées sur le corps mais aussi par le corps, nous avons pour objectif de croiser les regards théoriques qui se sont penchés sur le sujet mais aussi de voir les évolutions marquées depuis les années 1960, autrement dit, depuis la période à laquelle on attribue la « libération des corps ».

Corps et sciences sociales

Le corps est-il un objet des sciences sociales ? Des auteurs tels qu’Emile Durkheim ont répondu négativement à cette question et tenaient pour argumentaire que le corps ressort du savoir biologique et est donc réservé à la médecine. Marcel Mauss quant à lui y découvre des diversités dans les « techniques du corps ». Ces techniques varient avec les sociétés, les éducations, les convenances et les modes, les prestiges(2) . Par exemple, la position adoptée dans l’acte de reproduction diffère considérablement selon les sociétés. Il ouvre ainsi la voie à l’étude du corps, non pas dans une perspective telle que la percevait Durkheim mais bien comme une construction sociale et culturelle(3) . En effet, pour Jean-Claude Kaufmann, dans l’étude du corps, les effets de contexte tiennent une importance prépondérante. Selon ce sociologue, « les transformations ne peuvent être appréhendées sans prendre en compte les mutations plus larges, morales et idéologiques d’une part, économique et technique de l’autre. Le statut de la sexualité, par exemple, n’a pas été sans effet sur les représentations des corps : avec la baisse de l’influence de l’Eglise dans les pays occidentaux, la condamnation religieuse portée sur le sexe a pratiquement disparu.(4) » On remarque ainsi que si le corps est mis sur l’avant de la scène dans nos sociétés contemporaines, c’est en fonction du déroulement de l’histoire et de l’avancée technique réalisée.

Pour Pierre Bourdieu, sociologue français, il est sans nul doute que le corps est important dans l’analyse des relations sociales. « Il est à peine besoin de rappeler […] que le corps dans ce qu’il a de plus naturel en apparence, c'est-à-dire dans les dimensions de sa conformation visible (volume, taille, poids, etc.) est un produit social, la distribution inégale entre les classes des propriétés corporelles s’accomplissant à travers différentes médiations telles que les conditions de travail (avec les déformations, maladies voire mutilations qui en sont corrélatives) et les habitudes en matière de consommation […] »(5)

Bourdieu souligne ici les différences relatives aux classes sociales et aux pratiques de consommation. En effet, selon l’habitus(6) et le volume de capitaux disponibles (culturels, économiques, symboliques, etc.) le rapport que l’individu entretien avec son corps diffère.

Des évolutions successives

Les premières libérations du corps sont apparues lors du mouvement général de libération des années 1960. Depuis cette période, le rapport au corps a considérablement changé. D’une part dans les principes normatifs évoluant selon les lieux et les époques mais également dans le rapport que chaque individu entretien avec son propre corps. Ces années sont marquées par le souci du corps et par un idéal de minceur : Les évènements de 1968 vont influencer considérablement ce rapport avec un repli dans la sphère individuelle. L’arrivée du contraceptif a libéré la sexualité et modifié le rapport avec le corps. Ensuite, dans les années 70, s’occuper de son corps en tant que « lieu d’identité personnelle » et de conquête individuelle devient une priorité. Dans les années 1980, l’aérobic amorce une période nouvelle avec la conquête de la forme et le culte de la performance, dans une perspective hygiéniste et psychologique. Les salles de musculation apparaissent, la pratique du sport et la place accordée à la forme ne cessent de croître. Enfin, depuis les années 1985, on assiste au retour relatif des formes et des principes hédonistes(7) . On prend plaisir, on s’occupe de son corps. Selon la célèbre phrase du philosophe et sociologue, Jean Baudrillard, « le corps est notre plus bel objet de consommation »(8) . Comme le démontre François Dubet, « la fin du XXe siècle a vu s’estomper le poids des grandes institutions qui, auparavant conféraient à chacun son identité. Aujourd’hui, chacun est tenu, par ses multiples expériences, à se fabriquer sa propre identité. »(9) Le corps est ainsi devenu un support de notre identité. Georges Vigarello développe dans ce cadre l’idée suivante « l’apparence s’individualise et devient de plus en plus importante. » D’une part, le corps traduit l’identité, que ce soit par adhésion à la mode et de ses dérivés (vêtements, coiffures, maquillages, accessoires, etc.) mais aussi par des techniques individualisées comme les marquages corporels tels que les piercings, tatouages, scarifications, entailles dans la peau, colorations, etc. D’autre part, le corps devient un objet dont il convient de prendre soin, se retrouver en harmonie avec soi-même et son corps par exemple via la thalassothérapie(10) .

Le corps mobilise désormais des secteurs entiers de l’économie, que ce soit dans l’industrie de la mode, du cosmétique, de l’esthétique, ou encore le secteur agro-alimentaire avec la diffusion de produits allégés ou biologiques. D’après Baudrillard, « […] le corps est devenu un capital que l’on gère et sur lequel on investit en tant que signifiant de son statut social. Il est aussi fétichisé : de l’hygiène au maquillage, en passant par le bronzage, le sport et les multiples libérations de la mode, sa redécouverte passe d’abord par des objets. »(11) On remarque ainsi un changement notable dans la perception du corps. Baudrillard continue son argumentation dans une logique consumériste : « de l’obsession de la minceur au thème récurrent de l’érotisation qui envahit la publicité et la littérature, le corps est devenu un objet de narcissisme et de prestige social suscitant tout un ensemble de pratiques de consommation répondant à des impératifs sociaux tels que la ligne, la forme, l’orgasme. »(12) Il suffit en effet de se promener en rue, regarder la télévision, ouvrir un magazine pour observer une multitude de techniques publicitaires mettant le corps au devant de la scène.

Entre valeurs individualistes et corps normé de l’extérieur

Pour Jean-Claude Kaufmann, « l’avènement de l’individualisme aurait pour conséquence celui d’une société empreinte de narcissisme. Le corps serait désormais sujet, reflet de soi, l’individu devenant maître de son image corporelle, véritable support identitaire. »(13) Cette approche révèle un changement important dans la conception du corps par rapport aux périodes antérieures. Pour David Lebreton, « c’est justement parce que nos sociétés sont individualistes, faisant du corps un instrument de séparation, l’affirmation d’un ‘je’, qu’une marge […] de manœuvre existe dans le remaniement de soi. Le corps est un facteur d’individuation ; en le modifiant, on modifie son rapport au monde. »(14)

Dans une autre théorie, le corps serait normé de l’extérieur, notamment par un phénomène de gouvernement de soi, d’autocontrôle, comme le suggère le sociologue Michel Foucault(15) . Dans la même veine, Christine Détrez suggère que des standards s’imposent à l’individu comme principe normatif. Pour cette sociologue « la libération des corps serait en fait bien plutôt l’intériorisation des standards prévalant »(16) Dans cette perspective, Thiroux argue que le corps est « l’objet du désir, modelé muscle à muscle aux « normes » d’images idéalisées. »(17) Le corps est dès lors porteur d’une charge symbolique forte. Il se situe aux confins d’une identité personnelle mais aussi d’un conformisme omniprésent dans les messages publicitaires et des stéréotypes utilisés comme standards normatifs.

D’après l’approche des deux théories majeures, il nous semble opportun de relever l’articulation entre ces théories, proposée notamment par Isabelle Queval. Elle souligne le fait que le corps, ainsi devenu support d’une expression narcissique est également une clé d’intégration sociale. « L’articulation entre individualisme et norme se fait par la notion de culpabilité ». Pour paraphraser Kaufmann, « chaque individu doit respecter un code de bonne conduite qui ne figure dans aucun manuel, mais qu’on peut lire dans un système de regards qui évaluent et qui jugent. »(18) Bourdieu précise que l’appartenance joue un rôle considérable dans l’appropriation de ces normes. « Les différences de pures conformation sont redoublées par les différences d’hexis(19) , de maintien, différences dans la manière de porter le corps, de se porter, de se comporter, où s’exprime tout le rapport au monde social. Elles sont redoublées aussi, bien sûr, par l’ensemble des traitements intentionnellement appliqués à tout l’aspect modifiable du corps et en particulier par l’ensemble des marques cosmétiques ou vestimentaires qui, dépendant des moyens économiques et culturels susceptibles d’y être investis, sont autant de marques sociales recevant leur sens et leur valeur de leur position dans le système de signes distinctifs qu’elles constituent et qui est lui-même homologue d’un système de positions sociales. »(20)

Pour Bruno Icher, «à considérer l’enveloppe charnelle comme un support à customiser, c’est évidemment l’étendard de sa personnalité qu’on veut promener partout. On se garantit ainsi la reconnaissance des autres, l’appartenance à la tribu(21) qui nous convient et à la désapprobation de ceux que l’on entend choquer »(22) Christopher Lasch quant à lui insiste sur les paradoxes du narcissisme : « Narcisse n’est, selon lui, pas un égoïste replié sur lui-même, il a besoin des autres pour satisfaire son image de soi. Il est ainsi piégé par cette volonté de paraître.»(23)

Le corps est ainsi devenu un objet de fascination depuis ces dernières décennies. Qu’on en prenne soin, qu’on le modifie, qu’on le customise, il est devenu le centre de nos attentions. Il est le premier support des relations sociales, le miroir de notre identité. Un premier regard ou une analyse plus fine digne de la physiognomonie(24) permet à l’Autre de découvrir autant d’indices qui suggèrent des traits de personnalité, une appartenance groupale, une classe sociale, etc. Bien que des normes attitudinales existent, le rapport au corps est fonction de notre habitus qui lui-même donne consistance à notre hexis, à notre comportement. Il est bien entendu que le rapport au corps varie autant que les positions sociales. Dès lors, attendre un comportement unique de la part d’une multitude d’individus en présence tend à imposer un principe normatif dérivant d’une « culture unique ».


TENAERTS Marie-Noëlle
Sociologue, chargée d’études et d’analyses
 

 

(1) L’idiosyncrasie est la manière d’être particulière à chaque individu, son tempérament.
(2)« Le corps vu par les sciences sociales », in « Le souci du corps », Sciences Humaines, n°132, novembre 2002
(3)FOURNIER M., « Le corps, emblème de soi », in « Le souci du corps », Sciences Humaines, n°132, novembre 2002
(4)FOURNIER M., « Le corps, emblème de soi », in « Le souci du corps », Sciences Humaines, n°132, novembre 2002
(5)BOURDIEU P., « Remarques provisoires sur la perception sociale du corps », in « Actes de la recherche en sciences sociales, n°14, volume 14, 1997, p. 51
(6)L’habitus désigne dans la théorie de Bourdieu, « l’extériorisation de l’extérieur intériorisé », autrement dit, le fait que les individus, membres d’une même classe agissent souvent de manière semblable.
(7)TRAVAILLOT Y., « Les Français à la conquête de leurs corps », in « Le souci du corps », Sciences Humaines, n°132, novembre 2002
(8)BAUDRILLARD J., « La société de consommation, ses mythes et ses structures », Editions Gallimard, Paris 1970
(9)DUBET F., cité par FOURNIER M., « Le corps, emblème de soi », in « Le souci du corps », Sciences Humaines, n°132, novembre 2002
(10)D’après VIGARELLO G., « Tiens-toi droit » in « Le souci du corps », Sciences Humaines, n°132, novembre 2002
(11)BAUDRILLARD J., cité par « Le corps vu par les sciences sociales », in « Le souci du corps », Sciences Humaines, n°132, novembre 2002
(12)BAUDRILLARD J., cité par « Le corps vu par les sciences sociales », in « Le souci du corps », Sciences Humaines, n°132, novembre 2002
(13)MOTTOT F., « Narcisse aliéné » in « Le corps sous contrôle », Sciences Humaines, n°195, juillet 2008
(14) LEBRETON D., « Tatouages et piercings… un bricolage identitaire ? in « Le souci du corps », Sciences Humaines, n°132, novembre 2002
(15) FOUCAULT M., « Surveiller et punir, naissance de la prison », Editions Gallimard, Paris, 1975
(16)MOTTOT F., « Narcisse aliéné » in « Le corps sous contrôle », Sciences Humaines, n°195, juillet 2008
(17)THIROUX J., «Corpus crisis ou le souci du corps-pea », in « Nouv. Dermatol. », n°25, supplément, 2006, p. 3
(18)KAUFMAN cité par MAULINI I. et O., « Le corps à l’école : élément neutre des apprentissages ? » in « L’Educateur, n°8, p.32
(19)L’hexis désigne le comportement, la manière d’être en fonction de la classe sociale d’appartenance.
(20)BOURDIEU P., « Remarques provisoires sur la perception sociale du corps », in « Actes de la recherche en sciences sociales, n°14, volume 14, 1997, p. 51
(21) Dans le sens de la société, de groupes d’appartenance
(22)ICHER B., « Chair canon », in Cahier spécial, août 2007
(23)« Petite sociologie du corps », in « Le corps sous contrôle », Sciences Humaines, n°195, juillet 2008
(24)La physiognomonie est entendue par Lavater comme étant le talent de reconnaître de l’intérieur l’homme par son extérieur.
 

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