Analyse UFAPEC février 2018 par A. Floor

01.18/ Aménagements raisonnables : Raisonnables, pour qui ?

 L’objectif de l’école, c’est de permettre les apprentissages. L’enfant qui a un trouble d’apprentissage progresse avec l’entraînement mais il ne progresse pas à un point tel qu’il va rattraper ses pairs. L’égalité de traitement des enfants de la classe ne signifie pas que tous les enfants sont identiques. C’est parce que chaque enfant est différent qu’il est important de réfléchir à la justice et de rétablir l’égalité des chances.

Michèle Mazeau

Introduction

Les aménagements raisonnables font couler beaucoup d’encre, grincer des dents et on ne sait plus très bien ce que cela signifie. Les avis sur la question divergent en fonction du degré de connaissance et d’interprétation de chacun, de la réalité de chaque école. D’une part, les parents les brandissent comme des droits ou bien n’en connaissent pas l’existence ou alors s’étonnent du fait que raisonnable ne veuille pas dire obligatoire et soit sujet à négociation avec chaque enseignant. D’autre part, les enseignants adoptent des attitudes très variées qui peuvent aller de l’acceptation au rejet de toute différenciation avec comme prétexte l’existence de l’enseignement spécialisé, les problèmes d’organisation, le principe d’égalité… Certains vont faire preuve de bonne volonté, mais sans trop savoir que faire, alors que d’autres vont se former et se documenter sur leur temps libre. D’autres encore vont aménager leurs cours en se demandant jusqu’où aller ; qu’ont-ils l’autorisation de faire ? De plus, un nouveau décret relatif à l’accueil, à l’accompagnement et au maintien dans l’enseignement ordinaire fondamental et secondaire des élèves présentant des besoins spécifiques a été adopté au Parlement le 6 décembre 2017 et il sera mis en application dès la rentrée de septembre 2018. Nous avons pris le parti ici de partir de nos expériences de terrain, de nos rencontres avec des parents, des enseignants, des directions d’écoles, des personnes des CPMS, des médiateurs, etc., pour essayer de démêler les enjeux qui se cachent derrière ce terme de « raisonnable ». Ces enjeux nous semblent importants à comprendre et identifier pour soutenir chacun des acteurs du monde scolaire dans son combat pour une scolarité épanouissante pour TOUS les élèves et donc aussi ceux qui ont des besoins spécifiques.

Aménagement raisonnable ?

Cadre juridique

Dans ce paragraphe, nous allons repréciser ce que le nouveau décret relatif à l’accueil, à l’accompagnement et au maintien dans l’enseignement ordinaire fondamental et secondaire des élèves présentant des besoins spécifiques[1] entend par « aménagement raisonnable », « raisonnable » et « besoin spécifique ».

Pour définir les termes « aménagement raisonnable », ce nouveau décret reprend la définition du décret de 2008 relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination : mesures appropriées, prises en fonction des besoins dans une situation concrète, afin de permettre à une personne présentant des besoins spécifiques d’accéder, de participer et de progresser dans son parcours scolaire, sauf si ces mesures imposent à l’égard de l’établissement qui doit les adopter une charge disproportionnée.

Le caractère raisonnable de l’aménagement est évalué entre autres, à la lumière des indicateurs suivants :

— l’impact financier de l’aménagement, compte tenu d’éventuelles interventions financières de soutien ;

— l’impact organisationnel de l’aménagement, en particulier en matière d’encadrement de l’élève concerné ;

— la fréquence et la durée prévues de l’utilisation de l’aménagement par la personne en situation de handicap ;

— l’impact de l’aménagement sur la qualité de vie d’un (des) utilisateur(s) effectif(s) ;

— l’impact de l’aménagement sur l’environnement et sur d’autres utilisateurs ;

— l’absence d’alternatives équivalentes.

Par « besoin spécifique », il est entendu : besoin résultant d’une particularité, d’un trouble, d’une situation, permanents ou semi-permanents d’ordre psychologique, mental, physique, psycho-affectif faisant obstacle au projet d’apprentissage et requérant, au sein de l’école, un soutien supplémentaire pour permettre à l’élève de poursuivre de manière régulière et harmonieuse son parcours scolaire dans l’enseignement ordinaire fondamental ou secondaire.

Après avoir rappelé le cadre, nous allons confronter celui-ci aux réalités du terrain.

Raisonnable pour l’école et nécessaire pour l’apprenant ?

A l’UFAPEC comme dans d’autres associations en lien avec des parents d’élèves à besoins spécifiques, nous sommes souvent interrogés, interpellés, pris à partie parfois à propos du caractère « raisonnable » ou « déraisonnable » d’un aménagement.

Pour qui l’aménagement devrait-il être raisonnable ? Si l’on se place du point de vue de l’école, raisonnable voudrait dire réaliste et réalisable pour les enseignants, pour l’organisation générale de l’école, pour l’ensemble des autres élèves, parfois pour l’enfant concerné lui-même. Si l’on se place du côté du parent, ce terme de raisonnable est plus difficile à accepter. Les parents n’en voient pas bien le sens et préfèrent le terme de nécessaire, utile, indispensable, incontournable à la scolarité de leur enfant. Malgré les critères cités dans le cadre juridique (coût…) ci-dessus, l’évaluation du caractère raisonnable reste très subjective et dépendante de là où en est l’école dans son travail de différenciation pédagogique et sa mobilisation en faveur des besoins spécifiques des apprenants. Une autre pierre d’achoppement est la place occupée par l’école dans le processus : elle est à la fois juge et partie. C’est elle qui met en place les aménagements et c’est elle aussi qui estime si elle doit le faire ou non. Cette faille dans le système peut porter préjudice tant à l’école, l’élève que ses parents, car elle risque d’entrainer des situations extrêmes de refus systématique et subjectif des écoles ou à l’opposé des recours parfois injustifiés de parents trop exigeants.

Comment faire se concilier ces points de vue à priori opposés où l’un parle au nom du collectif et l’autre au nom de l’individuel ?

Pour répondre à cette question, nous avons organisé en octobre dernier un atelier sur « Les aménagements raisonnables ou comment faire entrer de l’individuel dans du collectif ? » avec comme invitées Thérèse Lucas, coordonnatrice du service de médiation scolaire en Région wallonne, et Sibille Demiddeleer, enseignante et cheville ouvrière dans la mise en place d’aménagements pour les élèves à besoins spécifiques dans son école secondaire ordinaire. Se trouvaient également autour de la table le chargé de mission "Classes inclusives" du Cabinet de l’enseignement obligatoire (également ancien directeur d’école), des enseignants et bien entendu des parents d’enfants « dys ».

D’entrée de jeu, l’enseignante souligne combien il est dommageable que la formation des enseignants soit si pauvre en termes d’accompagnement des élèves à besoins spécifiques :

Cela fait 15 ans que j’enseigne dans l’enseignement secondaire ordinaire et je n’avais aucune notion de ce que pouvait être un enfant avec des difficultés d’apprentissage. Cela ne fait pas partie du cursus universitaire, cela n’en fait toujours pas partie d’ailleurs. Je sais qu’au niveau des Hautes Ecoles, ils ont la possibilité de suivre des séances d’information sur les troubles d’apprentissage, mais cela reste des cours à option.

Quand on démarre dans le métier, on a la tête pleine de beaux concepts, de théories et on fait du mieux qu’on peut. C’est grâce à ma fille aînée que le déclic s’est fait : nous avons reçu durant sa 2e année primaire un diagnostic de trouble de l'inhibition et de dyscalculie. J’ai découvert alors que le parcours scolaire pouvait devenir un parcours du combattant, car son cerveau se met sur on /off en une fraction de seconde, on s’énervait, on se disait qu’elle le faisait exprès. En discutant avec les personnes qui l’ont suivie, je me suis rendu compte que, en tant qu’enseignante, j’étais sûrement passée à côté de plein d’élèves, j’avais eu des conseils mal avisés ou prononcé des paroles déplacées. J’ai pris conscience de l’impact des paroles sur leur mental, sur leur estime d’eux-mêmes. J’ai sauté sur l’opportunité qui m’a été donnée de suivre la formation relais dyslexie (formation vraiment intéressante, mise en place de concepts bien clairs, mais trop courte). J’ai pris alors mon bâton de pèlerin, je me suis confrontée à des collègues qui n’ont pas conscience de l’existence des troubles d’apprentissage, qui sont parfois réfractaires, avec des préjugés.

A la question « quels conseils donner aux parents d’élèves à besoins spécifiques pour une meilleure communication avec l’école ? », Thérèse Lucas mentionne trois éléments de réponses :

1. Sortir de la relation duelle avec l’école, en faisant appel soit au CPMS (intervenant de première ligne dans l’école) ou au service de médiation[2] ou au spécialiste qui suit l’enfant. La communication est beaucoup plus compliquée si vous êtes seuls face à l’école, il faut trianguler.

2. Respecter la place de chacun. J’observe en effet que chacun des deux protagonistes (école ou famille) est prompt à prendre la place de l’autre. Les parents se mettent à la place de l’école pour dire ce que l’école devrait faire et la direction de son côté rétorque que les parents devraient se rendre compte que… Ils sont dans une représentation d’une éducation qui devrait être donnée. Et là le médiateur va pouvoir travailler en amenant chacun des interlocuteurs à rester dans son rôle et sa position et respecter celle de l’autre. L’autre se sent jugé, se défend et on est mal parti. Le rôle du médiateur sera de s’assurer que chacun parle en « je » et pas dans ce que l’autre devrait faire.

3. Les discours ne s’opposent pas nécessairement, mais glissent les uns au-dessus des autres. Le parent vient en parlant de besoin individuel : « mon enfant a besoin de cela et je ne comprends pas qu’on ne lui donne pas ». Il est dans une logique d’équité, il y a droit, car il a moins de ressources que les autres alors que les écoles, elles, fonctionnent en termes d’organisation et d’égalité. C’est la même chose pour tous les élèves. Et donc il y a tout un travail à faire pour que l’école comprenne que ce n’est pas une opposition mais des points de vue différents. Nous travaillons à ce que chacun se décentre pour percevoir ce dont l’autre a besoin afin que les logiques se rencontrent. Qu’est-ce que, moi parent, je dis de la différence de l’enfant ? Certains parents assomment l‘école de détails médicaux sur le diagnostic et font peur à l’école. Selon moi, tout ce qui tourne autour de la différence devrait être expliqué par quelqu’un d’autre que les parents afin que l’école reçoive une explication plus objective, plus professionnelle. Pour que cela ne tourne pas au réquisitoire.

Une enseignante à l’origine d’un passeport pour élèves à besoins spécifiques dans son école explique que les freins à la mise en place d’aménagements raisonnables viennent d’une méconnaissance des besoins spécifiques tant dans le chef des directions que dans celui des enseignants, de la peur de la direction et des enseignants d’être dépassés par les demandes, de ne pas avoir assez de locaux ni de personnel pour les encadrer, de devoir travailler davantage. Une solution, selon elle, serait d’identifier par bassin scolaire une équipe de connaisseurs des différents troubles d’apprentissage qui pourrait aider très concrètement les enseignants en leur disant ce qu’ils ont le droit de faire comme aménagement et en leur proposant des aménagements concrets.

L’enseignement spécialisé est d’ailleurs un acteur de première ligne pour jouer ce rôle de soutien et d’expertise. L’avis n°151 du Conseil supérieur de l’enseignement spécialisé (CSES) et l’avis n°3 du Pacte pour un enseignement d’excellence évoquent tous deux la mise en place de pôles d’intégration, centres de ressources territoriaux, afin de répondre au mieux aux besoins des élèves et d’accompagner activement et concrètement les établissements ordinaires accueillant des élèves à besoins spécifiques. Les Pôles Aménagements raisonnables et Intégrations (PARI[3]) émanent d’un projet pilote mené par la FESeC[4]. Depuis septembre 2016, sept pôles, répartis dans les différents diocèses ont vu le jour. Ces pôles sont reliés à des établissements de l’enseignement spécialisé ayant développé une expertise en matière d’intégration. Pour l’UFAPEC, une journée pédagogique sur le sujet des aménagements raisonnables devrait être réalisée dans chaque école ordinaire.

Raisonnable = nécessaire

Il ressort majoritairement des enseignants qui ont osé mettre en place des aménagements que ceux-ci étaient souvent utiles à tous les élèves. La tendance actuelle va donc vers une uniformisation de certains aménagements pour tous les élèves : pas de recto-verso aux examens, consignes de mise en page pour les examens, bouchons d’oreilles ou casques anti-bruit proposés à tous les élèves, photocopies de bonne qualité, temps supplémentaire, feuilles de couleur… La nuance fondamentale pour les élèves à besoins spécifiques est que ces aménagements ne sont pas simplement un PLUS, mais sont réellement indispensables à leur scolarité. Mon fils a demandé le grand format pour le CEB, il explique que sans ce format, tout se mélange dans sa tête. On n’est pas conscient de leurs difficultés. D’autres enfants peuvent s’en sortir sans mais les nôtres en ont réellement besoin[5].

Ils sont de plus nécessaires à tous les cours et non selon la bonne volonté de l’enseignant, comme l’entendent trop souvent les parents d’enfants dyslexiques, dyscalculiques… Souvent les directions disent aux parents : les aménagements que vous demandez sont à négocier avec chaque enseignant et à chaque rentrée scolaire. Nous n’avons pas le pouvoir de leur imposer d’aménager pour votre enfant. Ils seraient donc facultatifs comme si l’enfant était dyslexique au cours d’histoire, mais ne l’était plus au cours de mathématiques. Combien d’enfants aujourd’hui se voient refuser l’usage de l’ordinateur ou de la tablette une fois qu’ils passent en secondaire ?

Je suis la maman de quatre enfants dont le numéro 3 est dyspraxique. Je découvre qu’aménagement raisonnable ne veut pas dire aménagement obligatoire, que faire entrer un ordi à l’école, c’est comme faire entrer un dinosaure. Je découvre que beaucoup d’autres parents vivent la même chose. L’octroi des aménagements est très formalisé, très cadré, très limitatif. Mon enfant a vécu le refus d’un enseignant de venir lire la consigne lors de la passation des examens alors que les autres enseignants le réalisaient[6].

Un jeune de 17 ans revient d’une matinée d’examens dépité : l’enseignant qui le surveillait est venu en cours d’examen lui annoncer qu’il n’aurait pas droit à son temps supplémentaire, car il ne pouvait rester plus longtemps pour le surveiller, il avait une course à faire [7].

     Raisonnable = réalisable, judicieux, adéquat, sensé

Les parents de la « Boîte à outils » coordonnée par l’UFAPEC et l’APEDA[8] ont tenté de définir ce que recouvre concrètement le terme raisonnable à la lumière de leur réalité de parents soutenant la scolarité de leurs enfants « dys ».

Raisonnable = réalisable : il ne peut demander trop de temps ou d’investissement de la part de l’enseignant ou l’apprenant. Courir le risque de voir les aménagements peu à peu abandonnés est démotivant pour les deux parties. Comment faire cependant avec la part de subjectivité du terme « réalisable » ? Ce qui peut sembler réalisable du point de vue du parent peut se révéler un vrai casse-tête pour l’école et son organisation. Exemple : temps supplémentaire lors des interrogations alors que les cours s’enchainent en secondaire, ordinateur en classe et classe trop petite avec un nombre insuffisant de prises électriques… De même ce qui peut sembler réalisable pour le parent ou l’école peut ne pas l’être pour l’enfant : peur du regard des autres, capacités attentionnelles réduites… Il peut par exemple être impossible pour un élève atteint de TDA/H de profiter du temps supplémentaire attribué par l’école pour ses examens.

Raisonnable = judicieux et adéquat : répond-il réellement aux besoins de l’apprenant et lui est-il toujours utile ? Exemples : mettre un enfant TDA/H au premier rang n’est pas toujours adéquat, car certains enfants se sentent « menacés » par ce qui se passe dans leur dos et ils ont davantage besoin d’avoir une vue d’ensemble et de savoir ce qui se passe en classe. Octroyer du temps supplémentaire pour la passation des examens en demandant aux élèves de venir à 7h30 du matin ou en leur supprimant la pause en milieu de matinée, est-ce judicieux ? Accepter l’utilisation d’un dictionnaire format papier par un élève dyslexique est parfois plus pénalisant pour lui que de ne pas l’utiliser (lenteur à retrouver les mots, perte de temps, connaissance trop lapidaire de l’alphabet…).

Raisonnable = sensé : expliquer à l’enseignant pourquoi un aménagement peut être utile, à quelle difficulté il répond sera un moteur pour le mettre en œuvre. Exemple : temps supplémentaire lors des évaluations pour un dyslexique pour compenser sa lenteur en lecture, photocopies des cours ou clé usb avec les cours pour compenser la double tâche cognitive d’écouter et d’écrire.

Aménager : jusqu’où est-ce acceptable ?

Il nous arrive régulièrement à l’UFAPEC de recevoir des appels de parents désespérés de voir leur enfant pénalisé pour des erreurs spécifiques à leurs troubles d’apprentissage. Parmi les nombreux témoignages reçus, nous épinglons celui d’un élève dyslexique et dysorthographique en échec aux évaluations malgré sa maîtrise de la matière étudiée :

(…) Un test de conjugaison : le professeur demande « grasseyer, 3e personne du singulier, indicatif présent », mon fils répond « il rasseye » (en écrivant la bonne terminaison, mais en oubliant la première lettre du mot) est-ce une faute à l’écrit ? Alors qu’interrogé oralement il aurait prononcé le « g » (eh bien, oui c’est une faute qui compte autant que s’il avait mal orthographié la terminaison), « entreprendre, 1e personne du singulier, indicatif présent », l’enfant dys répond « j’antreprends » en faisant une erreur de phonème, mais en pensant à mettre « ds », n’est-ce pas injuste de pénaliser ? [9]

Dans l’exemple ci-dessus, il ressort clairement que l’élève dyslexique-dysorthographique est sanctionné pour des fautes d’orthographe caractéristiques de sa dyslexie-dysorthographie, et ce malgré une réelle maîtrise de la matière étudiée. Peut-on exiger d’un enseignant qui a parfois plusieurs dizaines d’élèves de se souvenir de qui est porteur d’un trouble d’apprentissage ? A-t-il le temps de réaliser cette analyse des erreurs commises par ces élèves ? A-t-il été sensibilisé ou formé à une telle approche ? 

Il n’existe pas à l’heure actuelle de référentiel de corrections pour les élèves à besoins spécifiques. Jusqu’où aller dans les adaptations, qu’est-ce qui est acceptable ? Certains enseignants ont peur de délivrer des diplômes au rabais pour les élèves « dys ». Une enseignante ayant suivi la formation enseignant relais-dyslexie témoigne : J’ai été interpellée par mes collègues de langues : puis-je interroger à l’oral ? Puis-je faire moins de questions ? Ils ont peur de mal faire ou de les avantager, qu’on puisse leur reprocher un certain favoritisme. Il y a, selon moi, un travail à faire de la part des spécialistes en la matière et des autorités en place pour légitimer ces pratiques[10].

« Et on a besoin de sentir que la direction est là pour nous soutenir »

Lors de la table Ronde d’octobre dernier, les enseignantes soulignent unanimement que la direction a un rôle clé à jouer pour légitimer les actions des enseignants : Si tu sens qu’avec cet aménagement, cela va mieux se passer, tu testes avec l’élève et tu vois si cela va mieux. Cela reste à l’initiative et à la bienveillance du prof. Et on a besoin de sentir que la direction est là pour nous soutenir. Un ancien directeur d’école fondamentale témoigne du fait que les enseignants ont besoin d’assurance quant à la légalité des aménagements : une enseignante en langues étrangères lui a demandé d’appeler le ministère afin de s’assurer de la légalité de donner moins de mots de vocabulaire à un élève dys. Pour Thérèse Lucas, la direction est un interlocuteur clé : elle donne l’autorisation de faire autrement et est un soutien pour les enseignants. Lorsque j’étais chef d’établissement, je disais à mon équipe pédagogique : "si vous avez la moindre inquiétude ou le plus petit doute, venez m’en parler". Une enseignante témoigne de l’importance de prise de décision de la direction pour trancher dans les débats : Au départ, c’est la direction qui doit trancher et prendre les initiatives. On avait dit qu’on autorisait l’usage des bouchons d’oreilles pour tous les élèves lors des évaluations. Il y a eu une levée de bouclier de certains jeunes profs. La direction a tranché : bouchons d’oreilles pour tous les élèves qui le souhaitent.

Lors des animations dans les écoles ou au bureau, l’UFAPEC est souvent interpellée par des enseignants : puis-je autoriser un élève à ne pas prendre note au cours ? Qu’en sera-t-il lors de l’homologation de son diplôme s’il n’a pas de notes manuscrites de sa propre main ? Comment vais-je faire pour interroger à l’oral mon élève dysphasique ? Je sais qu’elle n’osera pas parler. Comment puis-je aménager ?

Qui est habilité à répondre à ces questionnements bien légitimes des enseignants ? Pourquoi n’existe-t-il pas de formations sur ce sujet ? Vers qui peuvent se tourner les enseignants pour recevoir une réponse rapide ? Les inspecteurs sont-ils sensibilisés et formés à ces questions-là ?

Conclusion

Il est urgent de se pencher plus précisément et concrètement sur le caractère « raisonnable » des aménagements et d’avoir dès à présent une réflexion fouillée sur la légitimité de ceux-ci, sur l’établissement d’indicateurs d’évaluation adaptés aux élèves à besoins spécifiques, sur les concepts d’égalité-équité et tous les problèmes de conscience susmentionnés. Toutes ces réflexions et positionnements devraient être inclus au plus vite dans les formations initiales et continues des enseignants.

Nous pensons que ce décret portera ses fruits s’il est accompagné de moyens comme la mise en place de personnes référentes dans les écoles qui peuvent guider au quotidien les enseignants, la création de pôles de références que directions, enseignants et parents peuvent contacter facilement et rapidement pour recevoir toute réponse liée aux aménagements et à l’intégration, l’amélioration des formations initiale et continuée des enseignants, la reconnaissance des formations complémentaires en orthopédagogie, la possibilité pour les directions d’interpeller les enseignants réticents, la formation des inspecteurs et des directions. Et préalablement à toutes ces mesures d’accompagnement des écoles, il est primordial de veiller à une information claire et accessible des mesures de ce décret auprès des directions, des enseignants et du personnel des CPMS, sachant que celui-ci sera d’application dès septembre 2018.

Le décret prévoit que la mise en œuvre des aménagements et des interventions en réponse aux besoins spécifiques doit apparaitre clairement dans les projets éducatif et pédagogique, dans le plan de pilotage ainsi que dans les règlements fixant l’organisation des études et les modalités de passation des épreuves d’évaluation internes et externes. Cette mise par écrit des mesures mises en œuvre à l’école permettra à chacun, parent, enseignant, direction, de se référer à un cadre soutenant, objectif et stable. En agissant ainsi, on sort de l’écueil de l’aménagement à la tête du client, à l’année scolaire et au bon vouloir de chacun.

Il nous semble indispensable de rappeler ici l’importance pour les représentants des parents de siéger au conseil de participation. Ce sont les membres du conseil de participation qui débattent du projet d’établissement, qui l’amendent, le complètent, l’évaluent et proposent des adaptations. Or le projet d’établissement définit l’ensemble des choix pédagogiques et des actions concrètes particulières que l’équipe éducative de l’établissement scolaire entend mettre en œuvre, en collaboration avec l’ensemble des acteurs et partenaires de l’école, pour réaliser les projets éducatif et pédagogique du pouvoir organisateur. Par ailleurs, les parents, comme tous les acteurs de l’école, auront leur mot à dire dans la procédure d’évaluation de la réalisation des plans de pilotage dans sa discussion au conseil de participation.

Nous espérons que la mise en place de ce décret et des mesures du pacte, comme l’instauration de deux heures de travail collaboratif ainsi que la mise en place des pôles territoriaux, effaceront les différences criantes vécues par les élèves à besoins spécifiques d’une année à l’autre, d’un enseignant à l’autre, d’une école à l’autre. Soulignons cependant que tout ne peut être fait par l’école. Les thérapeutes comme les logopèdes, psychomotriciens, ergothérapeutes sont des alliés de poids pour ces enfants. La politique en matière de soins de santé doit aussi être revue : Toutes les rééducations et prises en charge pour les enfants à besoins spécifiques représentent un coût financier important pour les familles, les interventions de l’INAMI ne tenant pas compte du caractère permanent de ces troubles d’apprentissage (par exemple, comme nous l’avons déjà souligné, la logopédie n’est remboursée que pour deux années consécutives de troubles du langage oral et deux années consécutives de troubles du langage écrit et ces remboursement s’interrompent d’office à l’âge de 14 ans). L’UFAPEC interpelle les instances politiques pour que la prise en charge de l’INAMI tienne compte du caractère permanent de tous ces troubles d’apprentissage[11].

Les parents resteront aussi des partenaires incontournables pour la scolarité des élèves à besoins spécifiques ; ils ont, en effet, un rôle indispensable à jouer en termes de confiance en soi, de confiance en l’école, d’encouragements, de soutien au-delà des notes scolaires. Soulignons aussi le travail de sensibilisation, d’information et de formation des associations qui travaillent au quotidien et bénévolement pour une scolarité positive et plus respectueuse à l’égard des élèves à besoins spécifiques.

Nous clôturerons cette analyse par le témoignage d’un jeune dyslexique-dysorthographique : Je trouve qu’il faut surtout que les professeurs s’abstiennent de toutes remarques négatives quand ils ne connaissent pas bien le contexte de l’enfant. Il n’y a rien de pire que les remarques qui tuent "ça ressemble à rien, tu ne t’es pas concentré, ça manque d’étude, c’est nul… " Ils doivent savoir que peu de jeunes auront l’audace d’aller dire au professeur que ce qu’ils disent n’est pas juste, qu’ils ont fait de leur mieux… Avouer qu’ils ont fait de leur mieux, c’est avouer que leur mieux est nul… donc ils se taisent et vont parfois pleurer dans leur coin, révoltés de cette incompréhension.

 

 

Anne Floor

 

[2] Pour en savoir plus sur les services de médiation scolaire, voir http://www.ufapec.be/nos-analyses/1011-mediation-scolaire.html

[4] Fédération de l’enseignement secondaire catholique.

[5] Témoignage entendu lors de la Table-Ronde du 5 octobre 2017 organisée par l’UFAPEC.

[6] Témoignage entendu lors de la Table-Ronde du 5 octobre 2017 organisée par l’UFAPEC.

[7] Témoignage maman Boîte à outils.

[8] La Boîte à outils rassemble des fiches outils qui sont élaborées par des parents pour des parents afin d’accompagner leurs enfants dans leur scolarité. L’UFAPEC et l’APEDA en collaboration avec d’autres partenaires ont pris en main depuis septembre 2013 ce travail de collecte, de mise en commun et de diffusion auprès des autres parents. Ces fiches‐outils ont été construites pour être utilisables tout de suite, elles se veulent pragmatiques et concrètes pour soutenir l’enfant et le jeune à la maison.

[9] Maman active dans la Boîte à outils.

[10] Interview d’Aurore (prénom d’emprunt) – enseignante de français depuis 12 ans de la 1e à la 6e secondaire, réalisée en juin 2015 par Anne Floor.

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