Analyse UFAPEC mars 2012 par Michaël Lontie

06.12/ Les stratégies de l’industrie du tabac vis-à-vis des jeunes

 

« Ferrés à quatorze ans, piégés à dix-huit. »[1]
Maître Francis Caballero

Introduction

De nombreux parents s’interrogent sur le rapport que leur enfant va entretenir avec l’alcool, la cigarette, la drogue, les jeux compulsifs (d’argent ou autres)… bref, avec tout ce qui crée accoutumance, dépendance et que l’on regroupe sous le terme « assuétudes ». Cette inquiétude s’associe souvent à un sentiment de culpabilité anticipatif (qui est d’autant plus fort si le parent a l’impression de n’avoir pas su lui-même toujours montrer le « bon exemple ») : saurai-je protéger, préserver mon enfant de ces fléaux qui, on ne peut plus en douter aujourd’hui, nuisent à sa santé physique, psychologique, financière ?

Sans vouloir déculpabiliser totalement ces parents, dont l’inquiétude est légitime (pour ne pas dire nécessaire), sans minimiser l’impact d’un modèle éducatif qui met en lumière que certains actes ont des conséquences irrémédiables et très loin de dire que les parents n’ont aucun impact potentiel sur le développement et les choix de leur enfant, cette analyse tend à montrer que, en matière d’assuétudes, des éléments extérieurs aux institutions éducatives que sont la famille et l’école contribuent fortement à la manipulation des comportements humains en général et des comportements adolescents en particulier. Pour ce faire, nous avons choisi de mettre en évidence comment l’industrie du tabac œuvre, depuis presque soixante ans et aujourd’hui encore, pour conserver sa force d’attractivité et contourner les écueils moraux, humains, scientifiques, politiques ou juridiques qui pourraient se dresser devant son objectif unique : vendre toujours plus de cigarettes. Les entreprises du tabac n’ont cessé, aidées par de puissantes agences de communication et de brillants juristes, de développer des stratégies nouvelles au service exclusif de cet objectif. Avec, il faut bien le reconnaître, un certain succès.

A côté des classes sociales défavorisées et des populations issues des pays émergeants, les jeunes constituent toujours une cible de choix et occupent donc une place privilégiée dans le développement de ces stratégies. L’adolescence est évidemment un moment clé puisque la grosse majorité des adultes fumeurs ont commencé à cette période de leur vie. Mais quelles sont ces stratégies, et qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Que font les Etats pour contrer celles-ci et, surtout, que ne font-ils pas, que font-ils mal (notamment en Belgique) ? Au vu et au su de tout cela, nous clôturerons en essayant de dégager, avec l’aide d’experts, quelques avertissements ou éclairages à destination des parents et des institutions scolaires qui souhaitent aborder la question du tabac avec des ados. En conclusion, nous proposerons aussi des pistes pour poursuivre la réflexion et réfléchir sur la manière d’aborder la question du tabac avec son enfant.

Un peu d’histoire

L’industrie du tabac, s’efforce, depuis ses débuts, à donner une image de la cigarette policée, positive et prolongeant la personnalité du fumeur. Les firmes usent de stratégies innovantes pour y parvenir. Un exemple connu remonte aux années ’30, lorqu’Edward Bernays, un éminent spécialiste de la communication publique, remarque que la couleur verte, utilisée par Lucky Strike (qui sollicite alors ses services), ne fait pas très glamour aux yeux des consommatrices potentielles de la marque. Or Lucky Strike ne souhaite pas changer la couleur de l’emballage. Edward Bernays décide donc de modifier les perceptions sociales et à l’aide de grands événements et d’un matraquage médiatique sur « l’importance psychologique de la couleur dernier cri… Et ça marche : Lucky Strike devient l’une des grandes marques d’une génération de fumeuses »[2]. La recherche de cette image positive va même plus loin encore et de vieilles publicités remontant aux débuts de la télévision, dans les années ‘50, encouragent à fumer pour se soigner des maux de gorge…[3] Mais en décembre 1953, un certain Ernest Wynder publie une étude qui fait trembler l’industrie du tabac : il apporte la preuve que la fumée de cigarette est cancérigène. Le 15 décembre, les firmes de tabac se réunissent autour de John Hill, de l’agence de relations publique Hill & Knowlton, pour répondre d’une même voix à cette étude de Wynder qui met l’industrie en péril. Plutôt que de passer l’affaire sous silence ou de promettre des recherches pour obtenir un produit moins nocif, ils décident de s’attaquer à la crédibilité du scientifique, de cacher les risques liés au tabac et de créer un comité "indépendant"de recherche sur les effets du tabac sur la santé : le Tobacco Industry Research Committee. Soi-disant fondé pour montrer la responsabilité des firmes à l’égard des consommateurs, le comité a surtout mené des études mettant en évidence des causes externes à la cigarette pour expliquer les cancers qui se développaient chez les fumeurs d’une part et pour mener des enquêtes qui donnaient aux firmes des informations très utiles en vue de leur positionnement commercial, communicationnel et juridique d’autre part. Pour ceux qui ont vu le film « Thank you for smoking », celui-ci retraçait une tranche de vie d’un délégué de communication attaché au Tobacco Industry Research Committee, la communication représentant la grosse majorité des dépenses dudit comité…

Premier axe stratégique donc : les firmes ont très longtemps nié la corrélation entre le fait de fumer et la contraction de maladies, l’effet cancérogène[4] des goudrons contenus dans la cigarette. Purement et simplement jusqu’en 1973. Puis en mettant en exergue la responsabilité du fumeur avant celle des producteurs tout en se réfugiant derrière de puissants bureaux d’avocats entre 1983 et 1992. Le 14 avril 1994, les dirigeants de six firmes les plus importantes des États-Unis nient en bloc devant la chambre des Représentants le caractère dangereux du tabac pour la santé et le fait que la nicotine est une drogue[5]. Mais fin 1994, aux États-Unis toujours, « quatre Etats décident d'attaquer les cigarettiers en justice pour obtenir réparation des frais médicaux qu'ils prennent en charge pour les plus pauvres. C'est alors que sont rendus publics, découverts ou mis à jour des documents internes de l'industrie cigarettière et 530 cabinets (d’avocats, ndlr) montent alors à l'assaut des cigarettiers. Pour la première fois, ceux-ci acceptent une conciliation avec la quarantaine d'Etats américains qui les poursuivent en proposant, contre l'impunité, 240 milliards de dollars sur vingt-cinq ans et le démantèlement de ses organes de désinformation »[6]. Parmi ceux-ci, et en premier, le Tobacco Industry Research Committee. Mais, comme le souligne Nadia Collot dans son film « Tabac, la conspiration »[7], cette double "punition" ne s’appliquait qu’aux États-Unis... C’est à chaque pays de définir son positionnement législatif et sa capacité de résistance à la puissance marchande, financière et corruptive des firmes cigarettières, notamment pour protéger ses populations les plus fragiles : les jeunes et les personnes issues des milieux sociaux les plus défavorisés.

La cigarette rend libre ? Non, elle enchaîne !

La publicité s’efforce d’associer la cigarette à l’idée de liberté : la liberté des grands espaces foulés par les cow-boys de l’ouest américain, la liberté de la femme qui s’émancipe de l’homme, la liberté de s’assumer comme adulte sûr de soi, sexy, cool. Cela s’est exprimé dans un premier temps de manière directe, sous la forme de communications publicitaires classiques. Mais très vite, les firmes ont bien compris l’impact que pourrait avoir l’usage de cigarettes par des acteurs vedettes d’Hollywood pour souligner ces traits : un accord parfait entre ceux qui recherchaient un mode promotionnel efficace et des producteurs ravis de recevoir un apport financier parallèle, des réalisateurs qui trouvaient là un moyen supplémentaire de faire faire quelque chose à leurs acteurs.

Mais la cigarette rend-elle libre, comme on veut bien nous le faire croire ? Bien au contraire. La puissance addictive de la nicotine contenue dans le tabac crée très vite une dépendance dont il est très difficile de se défaire. Il y a ensuite la puissance de l’habitude : l’habitude d’avoir un paquet, une cigarette à manipuler, l’habitude d’allumer une cigarette dans telle ou telle circonstance, au réveil ou après avoir mangé, l’habitude de fumer en buvant un verre ou en discutant avec des amis (soit ce qu’on appelle la « dépendance sociale » de la cigarette), l’habitude de la pause-cigarette… Le manque, qu’il soit physiologique ou psychologique, crée bien une dépendance forte, dépendance qui survient très rapidement et qui réclame des conditions psychosociales associée à une volonté ferme d’arrêter pour que le fumeur parvienne à briser les chaînes de l’assuétude. Le tableau est tout de suite moins « sexy » que celui auquel veulent nous faire croire les firmes du tabac. Un tableau qui se noircit de goudron lorsque l’on épluche le contenu des cigarettes : il y aurait près de 4000 produits chimiques dont au moins 50 cancérogènes dans la fumée de cigarette[8]. Et si certains additifs modifient l’arôme, comme le menthol, d’autres « augmentent aussi la disponibilité de la nicotine, c’est le cas de l’ammoniac »[9].

Autres stratégies et réponses des États

Ces additifs, c’est ce qui fait la spécificité d’une marque, d’un produit. En particulier lorsque cela touche à l’arôme, ou à l’effet de légèreté. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Ce n’est pas parce que l’effet est plus exotique, plus doux ou plus agréable (comprenez aussi plus accessible aux fumeurs novices) que la cigarette en est moins nocive. C’est ce qui a amené la Belgique à interdire la vente de cigarettes sous le label « light » (accompagné d’une liste de termes assimilés) en 2002 et l’Union Européenne a émettre une directive allant dans le même sens en 2003. Mais les cigarettiers ont vite développé des stratégies pour rebondir : par voie de justice, comme Japan Tobacco (pour préserver sa gamme « Mild Seven ») ou, plus subtilement, comme Marlboro, en donnant des primes de vente (50€ le paquet) au détaillant qui convainquait le client demandant un paquet « Marlboro Light » de le remplacer par un paquet « Marlboro Gold »[10]. Car, comme pour tout produit de consommation, il ne s’agit pas seulement de ferrer le client, mais de le fidéliser, de l’enchaîner à sa marque et à ses habitudes d’achat. Toutes les stratégies de marketing tournent autour de cette notion et la lutte des fabricants pour préserver les marges de manœuvres en la matière est de plus en plus rude. Luk Joossens, expert pour la Fondation contre le Cancer, remarque que les entreprises de tabac se montrent particulièrement féroces et livrent de grandes batailles juridiques, au nom de la liberté de commerce et des droits à la propriété intellectuelle, à l’encontre des États qui décident de promulguer des lois concernant les additifs et la neutralité des paquets. La neutralité des paquets (ou plain packaging) consiste à imposer à tous les cigarettiers du pays d’avoir des emballages identiquement neutres, dans une couleur ordinaire avec des imprimés en caractères standards, sans logo. La loi belge interdit la publicité pour le tabac en toute circonstance à l’exception des présentoirs dans les points de vente. Le paquet en lui-même constitue donc l’essentiel de la promotion du produit. Depuis que les mentions « light » ou « mild » sont interdites, les marques ont joué sur les couleurs. Un sondage réalisé au Royaume-Uni[11] a montré qu’un paquet de cigarette gris clair laissait à penser aux fumeurs adultes que le contenu était moins nocif et contenait moins de goudrons qu’un paquet rouge, les paquets étant pourtant à tous points semblables par ailleurs[12]. D’autres études, menées en Australie (unique pays à avoir décidé d’imposer le plain packaging) et au Royaume-Uni, ont souligné le fait que les messages et photos de prévention avaient plus d’impact sur un paquet neutre car « la marque, son image et ce qu’elle représente détournent les fumeurs des messages de prévention »[13].

Ceci dit, Luk Joossens déplore le fait que la Belgique prenne du retard sur les avancées législatives en matière de lutte contre le tabagisme. Alors qu’elle était dans le rang de tête voici quelques années. Cela se marque notamment sur le prix de vente. L’augmentation opérée en janvier 2012 est par exemple moins élevée que le taux d’inflation. Donc, malgré l’augmentation, un paquet de cigarette coûte proportionnellement moins cher en 2012 qu’en 2011 : « Les cigarettiers se sont mis d’accord avec l’ancien Ministre des Finances, Didier Reynders, pour que les augmentations ne dépassent pas un pallier de 10 cents par augmentation pour une durée de dix ans. C’est une stratégie risque zéro sur les ventes en Belgique. Une stratégie prudente qui ne se base que sur les recettes et pas sur les coûts répercutés sur la sécurité sociale, ni sur la santé des citoyens… ». Luk Joossens remarque par ailleurs que les avancées ont mis beaucoup de temps : « Il a fallu dix-huit ans pour que la publicité soit interdite dans les lieux publics (lieu de travail, restaurants, cafés, discothèques…) et neuf ans pour obtenir l’interdiction de fumer dans les cafés ». Mais, il insiste : « De toutes les mesures, celle qui fonctionne le mieux, c’est l’augmentation du prix. Pas l’augmentation progressive. Une augmentation soudaine et importante ». La Turquie, un pays où traditionnellement on fume beaucoup, a vu une diminution de 15% des ventes de cigarettes grâce à une double mesure : l’interdiction de la publicité et une hausse franche des prix.

Et les jeunes ?

Le prix du paquet de cigarette reste le facteur de dissuasion essentiel, chez les jeunes également. Si on constate une diminution des ventes depuis 1998 et donc depuis que la publicité est interdite en Belgique, on constate aussi une différence de cette progression en fonction du revenu et du milieu social. Les élèves de l’enseignement technique et professionnel fument davantage que leurs homologues du général (jusqu’à deux fois plus)[14]. Si les fumeurs « accro » passent au tabac à rouler après un certain temps, tous commencent par les cigarettes en paquet. Parce qu’au départ, fumer « sert » à se positionner par rapport aux autres. Et le choix de la marque « se fait en fonction de quatre critères principaux », note Luk Joossens : ce que les amis fument, l’image de la marque, l’emballage et le goût. Notons qu’en Belgique, on a connu des séries limitées « collector » qui ciblaient les jeunes utilisateurs. Cela est désormais interdit. Une importante firme de tabac ayant plusieurs marques sur le marché belge, British American Tobacco, a introduit une demande pour insérer de nouveaux additifs spécifiques dans ses cigarettes auprès du Ministère de la Santé en avril 2011[15] : l’E133 (additif alimentaire qui permettrait de donner un aspect bleu à la fumée), l’E418 (laxatif qui diminuerait l’âcreté du tabac) et le Medium Chain Triglycérides (qui soigne l’épilepsie et agirait comme coupe-faim)… Selon le Crioc, le but est clairement de courtiser une certaine tranche d’âge de consommateurs : les jeunes[16]. Ce que la firme nie aujourd’hui (elle contre-attaque le Crioc par voie de justice). Le Ministère de la Santé planche toujours à ce jour mais le Conseil supérieur de la Santé a émis un avis négatif quant à ces additifs en décembre 2011[17]. Bref, de nouvelles stratégies se développent chaque jour et réclament une vigilance aiguë des acteurs de veille, des décideurs et de chacun d’entre nous.

Mais concernant la communication avec les jeunes, qu’est-ce qui est mis en œuvre et qu’est-ce qui fonctionne ? D’emblée, Luk Joossens se dit sceptique quant aux campagnes ciblées « jeunes ». Car, s’ils fument, c’est pour faire comme les adultes. C’est donc sur le comportement des adultes qu’il faut travailler : « Il faut changer la société. Si la société change, les jeunes changeront ». Et si on veut vraiment mener des actions spécifiques, il faut que cela vienne des jeunes : « En Flandre, il existe des incitants financiers pour ce type d’action en classe (et par classe). On joue sur l’influence du groupe et sur la récompense. Mais il faut un suivi à long terme et il faut à tout prix éviter que cela vienne de manière autoritaire des parents ou des enseignants ». Il faut par ailleurs diminuer le nombre de points de vente car il est trop facile pour les jeunes de se procurer des cigarettes et un contrôle de ces points de ventes est très difficile. Luk Joossens remarque par ailleurs que « dans les faits, l’interdiction de vente aux mineurs (de moins de 16 ans en Belgique, ndlr) ne sert pas à grand-chose ».

La problématique des campagnes est d’autant plus complexe que les firmes et lobbys cigarettiers ont eux-mêmes créé ou financé des associations de consommateurs ou des fondations qui, sur le papier, étaient destinées à la lutte contre le tabac (et éventuellement d’autres assuétudes). Cela a été dénoncé par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), qui constate par ailleurs que ses propres organismes sont infiltrés par l’industrie du tabac[18]. La crédibilité de ces associations et fondations est renforcée par les partenariats opérés avec le monde politique, des universités, d’autres associations ayant bonne presse ou même par l’appui et la présence de scientifiques (médecins, biochimistes, nutritionnistes…) dans leurs instances. La Belgique n’échappe pas à ce phénomène qui touche de nombreux pays. Ainsi, la Fondation Rodin, créée en 2000 (et dissoute en 2007), avait été lancée sous l’impulsion de Magda Aelvoet, alors Ministre de la Santé, avec un financement annuel de 12,5 millions d’euros payé par un prélèvement sur la taxe. Le Ministre des Finances, Didier Reynders, privilégiera une autre piste, exprimée sur le site (toujours actif à ce jour) de la Fondation Rodin : « Madame Aelvoet veut une taxe, Monsieur Reynders penche pour une dotation volontaire et soutient dès ce moment, sur le principe du « pollueur-payeur », l'idée d'une initiative privée »[19]. Ce sera le cas : les firmes devront verser 1,859 million d’euros sur six ans à la Fondation Rodin. Mais l’OMS s’inquiète le 21 mai 2003, à travers une directive, de ces initiatives de campagnes antitabac par des organismes « affiliés » à l’industrie du tabac, dont la Fondation Rodin : « Son objectif principal (de la Fondation Rodin) a été le sabotage du fonds public de contrôle du tabac que le ministre de la Santé avait promis en août 2000. Son budget a été ramené à 1,85 million quand l'industrie du tabac a annoncé qu'elle subventionnerait la Fondation Rodin (…) La prévention est principalement sponsorisée par les cigarettiers (…) La Fondation Rodin est en conflit total avec les politiques de l'OMS, avec les résolutions concernant la transparence et avec les articles de la convention-cadre de lutte antitabac »[20]. Sur son site, la Fondation Rodin s’en défend. Mais on est en droit de s’étonner de la déclaration qui suit immédiatement cette défense : « A ce jour, la Fondation se doit de présenter un rapport d’activités annuel et ses projets pour l'année suivante à l’industrie du tabac et doit se soumettre à un audit comptable sur demande »[21]… Entre 2004[22] et 2006, la Fondation Rodin demandera à être reconnue comme fondation d’utilité publique. Ce sera « non » pour elle, « oui » en 2005 pour le Centre pour la Recherche et l’Evaluation des Actions sur la problématique des Assuétudes(le CREAA, une fondation indépendante mais issue de la Fondation Rodin et qui partage avec elle certains membres). Schizophrénie coupable du politique ? En tous cas, la Coalition nationale belge de lutte contre le Tabagisme (organisme représentant l’ensemble des associations belges actives dans le domaine du tabagisme)s’étonne de ce fait et publie un communiqué à destination des décideurs politiques[23]. Cela étant, « en mai 2006, conformément aux recommandations de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), le Conseil supérieur de promotion de la santé de la Communauté française s’est prononcé clairement sur la non-crédibilité des actions de prévention du tabagisme financées par l’industrie du tabac, par le biais de Fondations de lutte contre le tabagisme »[24]. La Fondation Rodin est dissoute en décembre 2007 (en emportant avec elle le CREAA) suite à la cessation de paiement par le cigarettier Philip Morris[25].

Si nous avons détaillé ceci aussi longuement, c’est pour montrer à quel point il s’agit d’être vigilant avant d’accorder sa confiance à un organisme qui œuvre dans un domaine qui pourrait être manipulé par des lobbys puissants. Une analyse à opérer sans se laisser endormir par ses liens éventuels avec le monde (pseudo-)scientifique, politique, universitaire ou autre. Tant la Fondation Rodin que le CREAA se sont rendus dans les écoles pour faire état de leurs recherches auprès des enseignants et des jeunes. Mais elles n’ont jamais souligné l’importance de l’impact du prix de la cigarette sur le fait de fumer ou non. Par ailleurs, les informations récoltées lors des enquêtes réalisées par ces organismes permet à l’industrie de disposer d’informations de première main sur les habitudes de consommation des jeunes (et autres) dans les zones où ces enquêtes sont menées. De plus, ces enquêtes « contrôlées » permettent d’occulter d’autres enquêtes ou des campagnes antitabac véritablement efficaces[26]. Enfin, le fait de faire des enquêtes ou des campagnes peut être un moyen de mettre à disposition de l’esprit des jeunes le fait que la cigarette existe, fait partie de leur entourage ou « mieux encore », qu’elle fait partie de leur vie d’adolescent, qu’elle fait partie d’eux. C’est pour cette raison que Luk Joossens se montre très réticent en ce qui concerne les campagnes ciblée « jeunes ». D’autant que celles-ci n’ont pas fait leurs preuves : « Dans les années ’80, la Belgique a connu une augmentation constante de la consommation de tabac ; rien n’était vraiment organisé, on fumait par imitation des aînés. Entre 1990 et 1998, la consommation a doublé ; les campagnes antitabac étaient pourtant nombreuses mais la publicité était autorisée. Depuis 1998, soit depuis que la publicité est interdite, les études montrent un fléchissement de la consommation. Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics et dans les cafés, sur les mentions et photos de prévention sur les paquets, mais il est déjà temps de s’interroger sur les mesures à envisager pour l’avenir : pourquoi pas le plain packaging et l’augmentation franche des taxes, qui semblent donner des signes encourageants d’efficacité dans d’autres pays ? ».

Conclusion

En tant que parents, quelles sont les solutions qui s’offrent à nous face à cette grosse machinerie de l’industrie du tabac organisée qui se faufile parfois là où on l’attend le moins ? L’UFAPEC reste persuadée que c’est en établissant un dialogue ouvert, compréhensif et constructif avec son enfant, en s’intéressant à ce qu’il fait et à ce qu’il pense que les choses les plus délicates ou difficiles pourront être abordées. Le principe n’est pas d’imposer la discussion, mais de laisser la porte ouverte au débat, d’instaurer des moments de parole partagée, de stimuler la réflexion de l’adolescent en l’invitant à donner son avis. Cette analyse sur les stratégies des lobbys cigarettiers a pour but d’étonner le lecteur dans un premier temps, mais aussi de l’amener à réfléchir sur les enjeux du tabac à un niveau à la fois global et personnel. Les éléments ici glanés appellent un autre moment : ce qui vous a étonné ou interpellé ici étonnera ou interpellera peut-être aussi votre enfant. Profitez de l’opportunité. Bref, cette analyse, éventuellement enrichie par d’autres outils évoqués ici ou que vous aurez vous-même trouvés, doit vous permettre d’apporter des éléments de levier à une discussion et une réflexion partagée avec votre adolescent, d’aiguiser son sens critique et sa vigilance, sa prudence. Mais comment ? Comment le parent ou l’éducateur, qui a pris conscience que l’incitation comme la négation ne sont pas des solutions à long terme, pourra-t-il faire passer le message au jeune en quête de maturité et d’indépendance sans être moralisateur et sans être dans la confrontation ? Cette question est cruciale et dépasse les objectifs de la présente analyse. Ceci étant dit, le FARES a récemment publié une brochure sur le sujet, spécifiquement destiné aux parents sous le titre : « Comment parler du tabac avec votre ado ? »[27]. L’UFAPEC a participé au comité de relecture de cette brochure, fait confiance à son contenu et recommande chaleureusement son usage aux parents que la thématique intéresse.

 

Michaël Lontie

 

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Nous sommes à votre service pour organiser des activités sur cette thématique en collaboration avec le FARES.



[1]Phrase de Maître Caballero, avocat français et militant anti-tabac,reprise de COLLOT, N., « Tabac, la conspiration », in Résister à l’industrie du tabac, DVD, Caméra Santé, 2007.

[2]DAMPHOUSSE, F., THOMPSON, F., « Des firmes de relations publiques habiles complices de l’industrie du tabac », in Info-tabac n°10, septembre 1997 : http://www.info-tabac.ca/pdf/bull10.pdf.

[3]Cf. COLLOT, N., op. cit.

[4]Certains font la distinction entre « cancérigène » (qui favorise le développement d’un cancer) et « cancérogène » (qui favorise l’apparition d’un cancer). D’autres ne font pas cette distinction et les considèrent comme synonymes. Cf. : http://parler-francais.eklablog.com/cancerigene-cancerogene-a21383992.

[5]Idem.

[6]DUBOIS, G., « La responsabilité de l’industrie du tabac dans la pandémie tabagique », Amiens, 2000 : http://www.globalink.org/tobacco/docs/eu-docs/0005dubois.shtml.

[7]COLLOT, N., op. cit.

[8]DOSSOGNE, I., MEIERS, B., Le tabagisme – une épidémie industrielle, analyse 3543/30 de Question Santé asbl, 2006, p.6 : http://questionsante.be/outils/tabagisme.pdf.

[9]PRIGNOT, J., « Le tabac, hier, aujourd’hui et demain », AMA-Contacts, 1999 : http://www.md.ucl.ac.be/ama-ucl/tabacdouze.htm.

[10]Information reçue de Luk Joossens, expert pour la Fondation contre le Cancer, lors d’une interview menée le 27 janvier 2012.

[11]HAMMON, D., DOCKRELL, M., ARNOTT, D., LEE, A., ANDERSON, S., MCNEILL, A., Cigarette pack design and perceptions of risk among UK adult and youth: evidence in support of plain packaging, Conférence NCRI du 5 octobre 2008, Birmingham.

[12]Cf. GLOVER-BONDEAU, A.-S., « Bientôt des paquets de tabac neutres ? », in Stop-tabac.ch, 2011 : http://www.stop-tabac.ch/fra/autour-du-tabac/paquets-de-tabac-neutres.html.

[13]Idem.

[18]Cf. Les stratégies utilisées par l’industrie du tabac pour contrer les activités de lutte antitabac à l’Organisation mondiale de la Santé. Rapport du Comité d’experts sur les documents de l’industrie du tabac, juillet 2000 : http://www.who.int/genevahearings/inquiry.htm.

[21]Idem.

[22]Cf. interrogations de Muriel Gerkens à la Chambre le 19 avril 2004 :

http://www.dekamer.be/doc/CCRA/html/51/ac224.html.

[24]DOSSOGNE, I., MEIERS, B., Ibidem, p.12.

[26]Cf. « Publicité, promotion et parrainage : La Responsabilité Sociale Des Entreprises », 2011 :

http://global.tobaccofreekids.org/files/pdfs/fr/APS_CSR_fr.pdf.

[27]SAMBON, Ch., COUSIN, F., REBOLLEDO, H., Comment parler du tabac avec votre ado ?, FARES asbl, 2011 : http://www.fares.be/documents/brochureparents.pdf

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