Analyse UFAPEC avril 2012 par A. Floor

12.12/ Maintien en troisième maternelle : enjeux et limites

Introduction

En Belgique, c’est le critère de l’âge qui détermine l’entrée à l’école primaire ; en effet, le mineur est soumis à l’obligation scolaire durant douze années et ce à partir de l’année scolaire qui prend cours dans l’année où il atteint l’âge de six ans. Force est de constater que, pour de multiples raisons, les enfants de première année primaire ont des niveaux très différents, d’autant que la fréquentation de l’enseignement maternel n’est pas obligatoire. Comment évalue-t-on si l’enfant est prêt à entrer à l’école primaire ? Vu l’importance du début de la scolarité, n’est-il pas primordial que chacun ait les outils nécessaires à un bon démarrage plutôt que le bon âge ? Dans les facteurs qui peuvent expliquer les différences de niveaux entre élèves de première année primaire, le trimestre de naissance joue un rôle considérable. Les enseignants en tiennent-ils compte au niveau pédagogique ?

Toutes les études s’accordent pour dire que les élèves les plus jeunes dans leur classe ont des performances scolaires moindres ; quelques mois de différence suffisent à provoquer un décalage au niveau de la maturité.

Nous allons dans cette analyse cerner ce qu’impliquent ces différences de maturité, surtout en première année primaire. Comment notre enseignement au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles tient-il compte de cet écart d’âge ? Ne vaut-il pas mieux maintenir certains des enfants en troisième maternelle plutôt que de les pousser à tout prix ? Quelles sont les alternatives au maintien en maternelle pour accompagner harmonieusement ces enfants lors de leurs premiers pas en lecture, écriture et calcul ?

Politique scolaire dans la Fédération Wallonie-Bruxelles

Dans l’enseignement maternel, les enfants peuvent être inscrits tout au long de l’année pour autant qu’ils atteignent l’âge de deux ans et demi (les enfants doivent être âgés d’au moins deux ans et 6 mois au 30 septembre). Ils peuvent fréquenter l’enseignement maternel mais ne le doivent pas. Avec ce système, les enfants nés en début d’année bénéficient en moyenne d’une scolarité maternelle plus longue que leurs camarades nés en fin d’année.

Les enfants sont inscrits obligatoirement à l’école primaire à la rentrée scolaire de l’année civile au cours de laquelle ils atteignent l’âge de 6 ans, ce qui signifie qu’il s’agit des enfants nés entre le 1er janvier et le 31 décembre d’une même année. Nous pouvons donc trouver dans une classe des enfants qui peuvent avoir presque 12 mois de différence d’âge.

L'organisation de l’enseignement s'intègre dans un continuum pédagogique structuré en 3 étapes, divisées en cycles. Ces termes évoquent un dispositif pédagogique regroupant plusieurs années d'études afin de permettre à chaque enfant :

  • de parcourir sa scolarité de manière continue, à son rythme et sans redoublement, de l'entrée en maternelle à la fin de la 2e année primaire (Etape 1), et de réaliser sur ces périodes les apprentissages indispensables en référence aux socles de compétences[1] définissant le niveau requis des études.
  • de parcourir sa scolarité de manière continue, à son rythme et sans redoublement, de la 3e à la 6e année primaire (Etape 2), et de réaliser sur ces périodes les apprentissages indispensables en référence aux socles de compétences définissant le niveau requis des études. Cette disposition est obligatoire depuis le 1er septembre 2007.
     

Etape 1

1er cycle

De l'entrée en maternelle à l'âge de 5 ans

en vigueur depuis le 1er septembre 2000

2e cycle

de l'âge de 5 ans à la fin de la 2e primaire

Etape 2

3e cycle

3e et 4e années primaires

obligatoire à partir du 1er septembre 2007

4e cycle

5e et 6e années primaires

Etape 3

5e cycle

1ère et 2e années secondaires

 

 

Cependant, pour certains élèves, un temps plus long peut s’avérer nécessaire. Les écoles ont donc la possibilité de faire bénéficier un élève d’une année complémentaire au maximum par étape. Cette mesure ne peut qu’être exceptionnelle, ne peut être confondue avec un redoublement et doit s’accompagner de la constitution d’un dossier pédagogique pour chaque élève concerné, précise le législateur[2]. Cependant dans les faits, pour l’enfant qui est retenu en troisième maternelle et qui voit tous ses copains passer dans la grande école, les conséquences sont importantes en termes d’image de lui-même, de confiance en lui…

Que dit la loi ? Quels sont les acquis indispensables pour passer en première année primaire ? Qui le décide ?

En Europe[3], un enfant doit, selon la législation de son pays, répondre à un des trois critères suivants pour poursuivre son parcours à l’école primaire :

  • avoir atteint un niveau de développement, de maturité, de préparation jugé suffisant ;
  • démontrer un progrès d’apprentissage jugé suffisant ;
  • avoir l’âge légal.

En Belgique[4] comme au Danemark, en Allemagne et en Islande, c’est le niveau de développement qui prime. Le décret « Missions » détermine les objectifs généraux de l’enseignement fondamental (article 6 du décret « Missions »)[5] :

  • Promouvoir la confiance en soi et le développement de la personne de chacun des élèves ;
  • Amener tous les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences qui les rendent aptes à apprendre toute leur vie et à prendre une place active dans la vie économique, sociale et culturelle ;
  • Préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures ;
  • Assurer à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale.

Les objectifs particuliers de l’enseignement maternel (article 12 du décret Missions) :

  • Développer la prise de conscience par l’enfant de ses potentialités propres et favoriser, à travers des activités créatrices, l’expression de soi ;
  • Développer la socialisation ;
  • Développer des apprentissages cognitifs, sociaux, affectifs et psychomoteurs ;
  • Déceler les difficultés et les handicaps des enfants et leur apporter les remédiations nécessaires.

Dans notre pays, les intervenants qui donnent leur avis sur le passage de l’enfant du maternel vers le primaire sont le chef d’établissement, les instituteurs et le CPMS (Centre psycho-médico-social).

Dans la pratique, les enseignants observent les enfants et leurs développements tout au long de l’année. Les enfants sont évalués dans différents domaines. L’avis est donné en fin d’année, mais la décision finale du passage en primaire ou du maintien en maternelle appartient toujours aux parents. Une étudiante en éducation spécialisée[6] s’étonne du mode de réflexion qui sous-tend les observations et les constatations des institutrices qu’elle a suivies lors de ses stages. Celles-ci se demandent si l’enfant est en difficulté mais pas s’il est mature pour entrer en primaire : certaines (institutrices) rempliront des fiches qui récapitulent les connaissances de l’enfant (niveau cognitif, comportemental, psychomoteur…), d’autres feront leurs observations particulières sans modèle préétabli, pour se faire une image globale de l’enfant, au cas par cas. J’ai pu remarquer cependant qu’il ne s’agit jamais de la question « L’enfant est-il mature pour l’entrée en primaire ? », mais de la suivante : « L’enfant est-il en difficulté ? ». Ainsi, on part du postulat qu’un enfant à 6 ans doit rentrer en primaire. S’il n’en est pas capable, c’est que quelque chose ne va pas, et qu’il nécessite un accompagnement particulier[7]. Brigitte Garré, qui est conseillère pédagogique pour l’enseignement fondamental catholique du diocèse Bruxelles-Brabant, parle dans une interview à « Entrées libres » de la mission compliquée de déceler les enfants à besoins spécifiques : On dit qu’on a jusqu’à 8 ans pour arriver à la première étape du continuum pédagogique, mais l’enfant peut être arrêté en 3e maternelle sur conseil des enseignants et du conseil de classe. La décision finale revenant, à ce stade, aux parents… Dans certaines écoles maternelles, on constate aussi une pression des parents ou des enseignants pour que les enfants acquièrent tel ou tel bagage avant d’entrer en primaire. Parfois même, les enfants de 3e maternelle reçoivent un bulletin à la fin de l’année[8].

Il n’existe donc pas d’évaluation formalisée en fin d’enseignement maternel qui permette d’identifier précisément les carences des enfants. C’est sur l’avis du CPMS que le maintien en troisième maternelle sera éventuellement conseillé aux parents. Les arguments les plus fréquemment avancés sont le manque de maturité, des difficultés de psychomotricité fine, des problèmes de concentration…

« Selon nous (ndlr : les professionnels des PMS), les causes du maintien peuvent se subdiviser en trois grandes catégories distinctes :

  • Il s’agit dans certains cas d’une conséquence de cette politique du « fait accompli » puisque l’école (direction et enseignants) a suggéré ou proposé un maintien dans une des classes précédentes. Cette situation devrait toutefois tendre à disparaître étant donné l’interpellation des équipes PMS dans les classes de première ou deuxième année maternelle ;
  • Dans bon nombre de situations, le choix du maintien est proposé aux parents afin de les préparer à accepter un autre type d’orientation scolaire (enseignement spécialisé) ou de disposer de temps afin d’organiser la prise en charge d’une guidance thérapeutique. Comprendre que son enfant est différent, accepter les éventuelles difficultés chez lui nécessite le temps de la compréhension, de la réflexion et de l’acceptation. Parfois la solution du maintien s’impose d’elle-même si l’on veut prendre le temps d’assumer un véritable accompagnement ;
  • Finalement, on retrouve dans une troisième catégorie les enfants qui présentent un retard de maturation. Les causes en sont multiples. Il importe dès lors de les établir correctement afin de déterminer les solutions d’aide les plus adaptées à chaque situation (prématurité, maladie orpheline, accident, manque de maîtrise de la langue véhiculée, manque de suivi scolaire ou d’implication des proches, carence éducative…)[9]. »

 Il y a aussi un paradoxe dû au caractère facultatif de l’enseignement maternel. Des enfants qui n’ont pas suivi l’enseignement maternel entrent directement en première année primaire alors que d’autres qui ont été scolarisés avant six ans se voient conseillés de rester une année supplémentaire en maternelle.

Que penser du maintien en troisième maternelle ?

Chaque année, en Fédération Wallonie-Bruxelles, près de 4% des élèves sont maintenus en troisième maternelle et entrent dès lors en 1ère primaire avec un an de retard[10].Selon les Indicateurs de l’enseignement, on constate que 87,1 % des enfants qui avaient 5 ans en 1ère primaire en 2005-2006 sont arrivés jusqu’en cinquième année sans retard. Pour les enfants alors âgés de 6 ans, cette proportion diminue un peu (79.6%) tandis qu’elle dégringole à 46.6 % pour les élèves alors âgés de 7 ans[11].

Maintenir, ce n’est pas faire doubler. C’est donner une année en plus à l’enfant pour « mûrir » et être prêt pour le primaire là où on double. C’est un des arguments-phare en faveur du maintien. Or la toute récente étude de l’ULG[12] démontre chiffres à l’appui que l’objectif poursuivi en maintenant les enfants en maternelle est loin d’être atteint. En effet, 85 % des élèves non maintenus arrivent à l’heure en 4e primaire et 17 % sont en retard, alors que 49 % seulement des maintenus arrivent à l’heure en 4e primaire et 24 % redoublent une nouvelle fois.

On voit donc qu’il n’y a pas en Fédération Wallonie-Bruxelles de véritable évaluation de la capacité de l’enfant à passer en primaire mais que cependant le maintien en troisième maternelle existe bel et bien. La Ministre de l’enseignement obligatoire Marie-Dominique Simonet souhaite changer les mentalités et proposer autre chose. « Aujourd’hui, maintenir un enfant en troisième maternelle est régi par une procédure : il faut une attestation d’avis de la direction des écoles, une déclaration des parents ainsi que l’avis du centre PMS, le tout étant transmis à l’administration de la Communauté française. Je pense qu’il faut changer cette procédure car elle génère un recours abusif au maintien, tout en redonnant un rôle important à ces acteurs. Mais pour changer ce système, il faut d’abord que les acteurs prennent conscience que le redoublement n’apporte pas la solution »,déclare la Ministre dans une interview récente à la Libre du 18 février dernier[13].

Et en effet, l’idée selon laquelle le redoublement est la solution est encore bien ancrée dans l’esprit des enseignants. Les chercheurs de l’ULG ont interrogé 719 enseignantes sur le bien-fondé du maintien en troisième maternelle. 61 % d’entre elles ont maintenu un ou plusieurs enfants en troisième maternelle dans les trois dernières années et seulement 11 enseignantes sur les 719 sont clairement opposées au maintien et au redoublement. Plus de 80 % des enseignantes interrogées sont d’accord avec l’affirmation suivante : « On a tendance à exagérer le rôle négatif du maintien en 3M. Celui-ci est rarement vécu par l’élève comme un échec » et moins de 20 % sont d’accord avec l’idée selon laquelle l’enfant maintenu perd confiance en lui.

Or toutes les études s’accordent pour dénoncer l’inefficacité du redoublement. Hong et Raudenbush[14] ont étudié l’effet des politiques de redoublement des organismes scolaires sur le développement cognitif d’environ 12.000 enfants de maternelle en lecture et en mathématiques. Les élèves qui ont redoublé la maternelle n’ont pas mieux réussi que des élèves comparables ayant poursuivi leur parcours scolaire. Les chercheurs ont aussi trouvé des indications montrant que les élèves ayantredoublé auraient plus appris s’ils avaient été promus : « Les résultats de cette enquête remettent en question la pratique qui consiste à utiliser de façon routinière le redoublement en maternelle, et ce, à titre de solution aux difficultés des jeunes enfants. Plutôt que de forcer ces enfants à reprendre depuis le début, il est probablement plusapproprié, pour leur développement de les exposer à des défis intellectuels signifiants et de façon continue[15]. »L’impact psychologique du redoublement a lui aussi été démontré ; il a en effet des effets néfastes sur l’estime de soi, sur l’attitude envers l’école et sur la motivation à apprendre de plusieurs élèves. Les élèves considèrent par ailleurs le redoublement comme une cause majeure d’anxiété. Pour plusieurs, la peur de redoubler arrive au troisième rang juste derrière la crainte de devenir aveugle et la mort d’un de leurs parents[16]. Bien souvent, l’enfant maintenu en troisième maternelle ne comprend pas la décision, il la subit de plein fouet et la vit comme une injustice. La raison de son maintien en maternelle aura aussi un impact important sur la suite de sa scolarité. En effet de nombreuses études mettent en évidence le paramètre de contrôlabilité de la raison de l’échec : « Dans une perspective d’enseignement et d’apprentissage, il est important d’observer que ce n’est pas le fait qu’une cause évoquée soit interne ou externe ou encore stable ou modifiable qui est la dimension fondamentale, mais bien que la cause invoquée soit perçue comme étant ou non sous le pouvoir de l’élève[17]. » Si un enfant attribue son échec en maths au fait qu’il n’a pas la bosse des maths, il invoque une cause non contrôlable, sur laquelle il n’a pas de prise. Par contre s’il incrimine son manque d’acharnement au travail, il peut modifier son attitude et son estime de lui sera nettement moins mise à mal. « En revanche, si les enfants attribuent leur échec à un manque d’efforts ou à l’utilisation de mauvaises stratégies (causes sous leur pouvoir personnel), ils conservent l’espoir de réussir et demeurent persévérants dans la réalisation des activités. Autrement dit ce n’est pas tant l’échec que la nature de la (ou des) cause (s) à laquelle (ou auxquelles) l’élève l’attribue qui peut lui occasionner des préjudices affectifs[18]. »

Les enfants nés en fin d’année présentent des écarts de développement par rapport à ceux qui sont nés au premier trimestre. Rien de plus normal et ces écarts sont d’autant plus importants que les enfants sont jeunes. Ils se réduisent avec le temps. Cependant le fait d’être né au quatrième trimestre devient souvent un argument en faveur d’un redoublement ou d’un maintien. Les chercheurs de l’ULG ont par ailleurs relevé que la décision du maintien se prenait en général à la fin du second trimestre : (…) il est troublant de remarquer que, dans 80% des cas, la question du maintien de l’élève s’est posée avant la fin du second trimestre (27% entre septembre et novembre, 53 % entre décembre et février). On peut se demander dans quelle mesure une amorce de décision si précoce laisse justement le temps à l’élève trop peu mature de « mûrir »[19].Plutôt que de tenir compte des écarts de développement dus à la différence d’âge, le système scolaire belge actuel pénalise encore ces enfants en les stigmatisant. « On peut considérer que les résultats effectivement plus faibles des élèves nés en fin d’année justifient des mesures de redoublement ou de prise en charge particulière hors de la classe. Mais la psychologie de l’enfant nous montre que les écarts de développement entre enfants ayant quelques mois d’écart sont tout à fait normaux, et ce d’autant que les enfants sont plus jeunes : près d’un an d’écart à cinq ans, c’est-à-dire en fin d’école maternelle, représente 20 % du développement chez un enfant de cet âge, en supposant que celui-ci soit linéaire, ce qui n’est évidemment pas le cas[20]. » Par ailleurs, la difficulté à suivre le rythme de la classe sera d’autant plus importante que les enfants plus âgés sont nombreux dans la classe.

Le risque est donc grand pour les adultes chargés d’évaluer si l’enfant est mûr pour passer en primaire de le pénaliser à priori à cause de sa date de naissance : « Si l’on conçoit bien que les enseignants ne peuvent pas toujours considérer les résultats des élèves en les relativisant à leur âge chronologique comme c’est le cas dans les batteries d’intelligence utilisées par les psychologues, il n’en demeure pas moins que l’on confond fréquemment les écarts normaux liés à des différences d’âge avec des difficultés réelles qui nécessitent d’autres mesures que laisser à l’enfant le temps de grandir[21]. »

Par ailleurs, on peut aussi se demander si, a contrario, pousser un enfant à tout prix ne peut pas aussi être préjudiciable. Etre toujours à la traîne, plus lent risque aussi de desservir l’enfant dans la suite de sa scolarité en lui donnant une faible estime de lui-même et de ses capacités. Guy Vermeil, médecin pédiatre, critique d’ailleurs les apprentissages prématurés : « D’abord parce c’est une entreprise vaine : essayer de faire faire un travail à quelqu’un sans qu’il dispose des outils nécessaires, c’est aller obligatoirement à l’échec. Si, comme c’est fréquent, l’éducateur s’obstine et essaye de faire franchir l’obstacle, il aggrave la situation : pendant qu’on contraint l’enfant à cet effort sans résultat, on l’empêche de se livrer aux activités indispensables à son développement ; on aboutit ainsi à ce résultat apparemment paradoxal : en voulant aller trop vite, on le retarde. Il ne faut pas oublier que pour triompher d’une difficulté particulière, d’un handicap léger, il faut un supplément de maturité. » La maturité d’un enfant ne se résume par ailleurs pas à des connaissances intellectuelles. En effet, l'enfant peut avoir les prérequis nécessaires au niveau intellectuel, mais être ralenti dans sa maturité affective et donc moins disponible pour ses apprentissages scolaires. C’est ce qui a été observé par une étudiante en éducation spécialisée[22] lors de ses observations pour la réalisation de son TFE portant sur la maturité de l’enfant pour l’entrée à l’école primaire. « On a tendance (parents, instituteurs, éducateurs …) à ne prendre en considération que les capacités intellectuelles de l’enfant pour se dire qu’il est capable de rentrer en primaire. Pourtant, je crois qu’un enfant qui n’aura pas acquis une maturité affective suffisante pourra rencontrer de grandes difficultés scolaires par la suite. J’entends par « affectivement immature pour l’entrée en primaire » un enfant qui aura peu confiance en lui (donc plus fragile vis-à-vis de l’échec), encore attaché à un objet transitionnel, encore fusionnel avec sa mère, fragile par rapport à l’autorité que représente le professeur de première année… » Lors de la séance d’information sur le projet « Décôlage », une pédiatre a souligné l’importance de la maturation physiologique et neurologique de l’enfant. Pour décider du maintien d’un enfant en maternelle, un regard médical porteur de critères objectifs et physiologiques a pleinement sa place dans un choix aussi lourd de conséquences pour la scolarité de l’élève.

Pourquoi le maintien en troisième maternelle reste-t-il une valeur sûre pour certains enseignants ?

L’effet négatif du maintien en maternelle ou du redoublement se fait surtout sentir sur le moyen et le long terme. En effet, à court terme, l’année du redoublement, on observe que ceux qui redoublent ont tendance à améliorer un peu plus leur apprentissage par rapport à ceux qui ont des difficultés mais qui ne redoublent pas. Mais l’année suivante, la différence a disparu et à plus long terme, il arrive que les élèves qui redoublent voient leur performance diminuer par rapport aux élèves en difficulté qu’on n’a pas fait redoubler. L’enseignant qui a décidé du redoublement n’en mesure donc pas les effets sur le long terme.

Le redoublement est aussi une solution de facilité ; « cette façon de procéder n’entraîne ni innovation, ni réorganisation de l’école, ni même la mise en place de programmes systémiques d’intervention qui s’attaqueraient aux racines mêmes des causes des difficultés scolaire[23]. »

Le regard des collègues, la peur d’être jugé sur ses capacités professionnellesalimentent le recours au maintien ou au redoublement. Dans le cadre de l’étude de l’ULG, 2/3 des enseignantes sont d’accord avec l’idée selon laquelle il n’est pas question de laisser entrer en 1ère primaire un élève aux lacunes importantes. Et du point de vue des institutrices de 1P[24], 3 sur 4 d’entre elles attendent bien que l’institutrice de 3M ne laisse pas passer en 1P un élève qui a des difficultés importantes. « Afin d’éviter que ce jugement professionnel ne soit porté sur soi, on aura donc plus facilement tendance à faire redoubler des élèves qu’on croit ne pas être prêts à passer au niveau supérieur, par crainte de ce jugement, bien plus que par une réelle observation du processus d’apprentissage de l’élève[25]. » Ce faisant, l’enseignant prend une décision sur un pronostic de comment l’élève va évoluer l’année suivante dans un contexte qu’il ne maîtrise absolument pas car il ne le connait pas. De plus, les enfants changent parfois énormément pendant les deux mois de vacances, surtout dans cette période de leur vie. Le passage maternel-primaire contient donc des enjeux implicites d’évaluation professionnelle qui entrent en conflit avec l’enseignement par cycle (de l'âge de 5 ans à la fin de la 2e primaire) : « On peut penser que de nombreuses institutrices sont ainsi amenées à concevoir la dernière année préscolaire comme une « pré-première » et à y débuter des apprentissages formels auxquels le développement cognitif d’enfants de 5 ans ne leur permet pas encore de faire face. Enfin, on peut faire l’hypothèse que ces attentes mutuelles expliquent certains constats relatifs au taux de maintien des implantations : celles qui n’organisent que de l’enseignement maternel maintiennent moins que les autres[26]»Le climat scolaire est donc un facteur important ; en effet, si la priorité est mise sur le morcellement des savoirs, sur la rigidité d’un apprentissage année après année, si les enseignants ne travaillent pas dans un esprit de collaboration, mais individuellement, le climat de méfiance favorisera le redoublement ou le maintien.

Par ailleurs, tout le monde n’est pas égal face au maintien.Différents facteurs augmentent le risque d’être maintenu :lefait d’être un garçon (ayant plus tendance que les filles à déroger aux normes et attentes scolaires), d’être né en fin d’année civile (ce qui renvoie à l’argument de maturité), de provenir d’un milieu défavorisé (Indice Socio Economique du quartier) ou d’habiter l’une ou l’autre province[27]. Un garçon né au quatrième trimestre à indice socioéconomique faible, de nationalité non européenne, qui vit dans le Hainaut, dans une petite école où l’enseignement primaire est aussi organisé court un risque de 19 % de se voir maintenu (rappelons que la moyenne est de 4 %) !!![28]

Alternatives au maintien en maternelle

Le maintien d’un enfant en maternelle doit se faire sur base de critères objectifs. Nous avons en effet pu constater que trop de facteurs extérieurs, voire subjectifs, intervenaient dans la prise de décision (peur du jugement des enseignants de l’année suivante, solution de facilité, origine sociale…). L’enfant se doit d’être évalué sur son niveau de compétences, l’ampleur des progrès qu’il a réalisés au cours de l’année écoulée, sur une analyse du processus d’apprentissage dans lequel il est engagé, l’idée n’étant pas d’obtenir un résultat final identique pour tous les élèves. A l’école de Cerexhe-Heuseux, la directrice explique que « ce que l’on souhaite, c’est que l’élève progresse par rapport à ce qu’il avait en lui au départ. On sensibilise les enfants à tous les domaines, aussi bien au savoir calculer qu’au savoir lire, mais on ne se fixe pas un objectif précis. Du moment que l’élève prend confiance en lui, qu’il est autonome par rapport à toute une série de choses, il est prêt à entrer à l’école primaire. Et quand l’enfant ne progresse pas suffisamment, on n’attend pas la fin de la 3ème maternelle pour mettre des choses en place pour l’aider. On vise l’épanouissement et la confiance avant tout[29]. »

La collégialité des pratiques pédagogiques ainsi que l’organisation scolaire en cycles d’apprentissagesont deux étapes incontournables pour gérer au mieux l’hétérogénéité d’une classe. Brigitte Garré[30] rappelle que : « la force du travail en cycles est que l’on continue à manipuler un maximum, car c’est une porte d’entrée pour certains petits qui ne sont ni auditifs, ni visuels. Le cycle a été mis en place pour offrir une respiration aux enfants. Tout le monde n’apprend pas au même rythme, et ils ont alors 2-3 ans pour acquérir un bagage. Une des forces de l’enseignement maternel, c’est ce travail en équipe, cette interdisciplinarité. C’est une école qui fonctionne avec une forme de solidarité, de créativité, d’initiatives…La difficulté c’est qu’on n’a pas toujours l’occasion de se mettre autour de la table avec toutes ces personnes pour réfléchir à la meilleure façon d’optimaliser le face-à-face pédagogique avec les enfants[31]. »

Le fait de mener une réflexion en équipe permet aussi d’envisager les apprentissages sur le long terme à l’image de ces témoignages (un enseignant du primaire et une psychologue) et, par conséquent, de se mettre moins la pression pour que tous les enfants – hétérogènes au départ – arrivent tous, à la fin de l’année, prêts pour continuer leurs apprentissages, comme le montrent ces témoignages :

« Ma remise en question est de voir les apprentissages sur un plus long terme, trois ans au lieu d’une année. Chaque enfant peut avancer à son rythme et une plus grande individualisation – différenciation à la carte peut être faite tant pour les enfants plus lents que plus rapides. Chacun a enfin la possibilité d’avoir réellement ce dont il a besoin » (instituteur de première primaire)


« Ce qui … a aidé les enseignantes … est qu’on légitime leurs actions et qu’on les autorise à stimuler l’entrée des enfants dans l’écrit et dans les mathématiques selon le niveau de développement de chacun, sans exiger d’elles qu’elles certifient le 30 juin des compétences identiques chez tous les enfants de 3ème maternelle. » (Psychologue d’un CPMS)

L’apprentissage de la langue d’enseignement, le français, est incontournable. Cette question se pose partout, et particulièrement à Bruxelles. C’est la base sur laquelle vont se bâtir tous les autres apprentissages.

Il faut aider les familles dès la maternelle à accrocher à l’école. Et surtout les familles pour lesquelles l’école n’est pas une évidence et est un lieu où ils se sentent mal à l’aise et jugés. La présidente d’ATD Quart Monde, Dominique Visée-Leporcq, explique qu’il est important de se rendre compte qu’involontairement, inconsciemment, l’école renforce la discrimination. Il faut former les enseignants et les outiller pour inverser cette tendance. Au début de toute année scolaire, il y a un espoir énorme des familles et des enfants. Et quand un nouvel enfant entre à l’école maternelle, la famille espère qu’au moins, pour lui, les choses se passeront bien. C’est important de tabler sur cet espoir, cet enthousiasme, pour essayer d’établir des relations positives qui permettront un dialogue entre écoles et familles avant que des difficultés ne se posent. Mais cette relation de confiance manque souvent[32].

Déceler le plus tôt possible les difficultés d’apprentissage sans pour autant tomber dans les pièges de la normalisation et en tenant compte des rythmes différents,c’est le défi à relever pour les enseignants et les parents. Les formations initiale et continuée doivent intégrer ces exigences-là pour donner tous les outils aux équipes éducatives. Les regards extérieurs (centre PMS, médecin, logopède…) peuvent aussi apporter des éléments objectifs pour prendre une décision qui va dans le sens d’une scolarité respectueuse du rythme de chacun.

Conclusion

Un changement de mentalités est en train de s’opérer, l’utilité du maintien ou du redoublement est fortement remise en cause. Mais le réduire ou le supprimer purement et simplement sans réfléchir à la mise en œuvre de solutions alternatives n’est pas mieux. Une réelle collaboration entre enseignants (3e maternelle et première primaire) pour prendre l’enfant là où il est et le faire avancer à son rythme dans les apprentissages, une évaluation de l’enfant sur base de ses potentialités et non plus dans la perspective d’arriver au 30 juin à des compétences identiques pour tous, une meilleure communication auprès des parents sur la spécificité des apprentissages en maternelles (la troisième maternelle ne peut pas être une pré-primaire comme d’aucuns le souhaiteraient), le recours à des regards extérieurs (PMS, médecin, …), ce sont autant de réponses à cette pression de la performance à laquelle nos enfants même les plus jeunes sont déjà soumis, en tout cas pour certains d’entre eux.

 

Anne Floor

 

Désireux d’en savoir plus ?
Animation, conférence, table ronde... n’hésitez pas à nous contacter
Nous sommes à votre service pour organiser des activités sur cette thématique.



[1]Il s’agit des compétences de base à exercer jusqu'au terme des huit premières années de l'enseignement obligatoire et celles qui sont à maîtriser à la fin de chacune des étapes de celles-ci parce qu'elles sont considérées comme nécessaires à l'insertion sociale et à la poursuite des études.

http://www.enseignement.be/index.php?page=24737

[2]Circulaire 1993 du 21/08/2007 portant sur l’organisation de l’enseignement maternel et primaire ordinaire. http://www.enseignement.be/hosting/circulaires/document_view.php?do_id=2179

[3]Le redoublement dans l’enseignement obligatoire en Europe : réglementations et statistiques, Eurydice, Bruxelles, 2011.

[4]Op.cit., p.11-12.

[5]Ministère de la Communauté française, Décret définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre, M.B. 23-09-1997, article 5. http://www.gallilex.cfwb.be/fr/leg_res_01.php?ncda=21557&referant=l01

[6]A. Cassin est étudiante dans la section Bachelier éducateur spécialisé en accompagnement psycho-éducatif.

[7]A. Cassin, La maturité de l’enfant pour l’entrée à l’école primaire, Travail de fin d’étude de l’IEPSCF de Tournai, Section bachelier éducateur spécialisé en accompagnement psycho-éducatif, 2009-2010, p. 35. http://www.lereservoir.eu/BASE%20TFE%20EDUC/ANNE.pdf

[8]Interview de B. Garré par B. Gérard, Apprentissages multiples, dans Entrées libres n°63, novembre 2011, p.6-7.

[10]Séance d’information sur le projet « Décôlage », 26 mars 2012, Louvain-la-Neuve. Vous trouverez en annexe 1 plus d’informations sur ce projet initié par la Ministre de l’Enseignement Obligatoire.

[12]Chenu, F., Dupont, V., Lejong, M., Staelens, V. Hindryckx, G. & Grisay, A. (2011). Analyse des causes et des conséquences du maintien en 3e maternelle. Rapport de recherche. Administration Générale de l’Enseignement et de la Recherche Scientifique.

[13]S. Bocart, Comment réduire le redoublement à l’école?, La libre Belgique, 18/02/2012. http://www.lalibre.be/actu/belgique/article/720628/comment-reduire-le-redoublement-a-l-ecole.html

[14]Raudenbush est professeur de sociologie

[15]Hong et Raudenbush, Effects of kindergarten retention policy on children’s cognitive growth in reading and mathematics, Educational evaluation and policy analysis, 2005, p. 220.

[16]J. Archambault, Le redoublement : des solutions de rechange ou la différenciation pédagogique?, Université de Montréal, p.7.

[17]Tardif, M. et Lessard,C., La profession d’enseignant aujourd’hui, Evolutions, perspectives et enjeux internationaux, p. 127.

[18]M. Crahay, Peut-on lutter contre l’échec scolaire ?, Pédagogies en développement, De Boeck, 2007, p.251.

[19]S. Boccart, Ces enfants qui redoublent leur troisième maternelle, Lalibre.be, mis en ligne le 12/04/2012.

[20]A. Florin et al, Trimestre de naissance et parcours scolaire, Revue Européenne de Psychologie Adaptée, 25 février 2004, p.244.

[21]Ibidem, p. 244.

[22]A. Cassin est étudiante dans la section Bachelier éducateur spécialisé en accompagnement psycho-éducatif. http://www.lereservoir.eu/BASE%20TFE%20EDUC/ANNE.pdf

[23]J. Archambault, Le redoublement : des solutions de rechange ou la différenciation pédagogique?, Université de Montréal, p.10.

[24]1P = 1ère année primaire

[25]J. Archambault, ibidem.

[26]Chenu, F., Dupont, V., Lejong, M., Staelens, V. Hindryckx, G. & Grisay, A. (2011). Analyse des causes et des conséquences du maintien en 3e maternelle. Rapport de recherche. Administration Générale de l’Enseignement et de la Recherche Scientifique.

[27]ibidem

[28]Séance d’information sur le projet « Décôlage », 26 mars 2012, Louvain-la-Neuve.

[29]Interview de B. Garré par B. Gérard, Apprentissages multiples, dans Entrées libres n°63, novembre 2011, p.6-7.

[30]Brigitte Garré est conseillère pédagogique pour l’enseignement fondamental catholique du diocèse Bruxelles-Brabant.

[31]Ibidem.

[32]M-N. Lovinfosse, Familles précarisées et école maternelle, Entrées libres n° 63, novembre 2011, p.4-5.

Vous désirez recevoir nos lettres d'information ?

Inscrivez-vous !
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de Cookies pour vous proposer des publicités adaptées à vos centres d'intérêts, pour réaliser des statistiques de navigation, et pour faciliter le partage d'information sur les réseaux sociaux. Pour en savoir plus et paramétrer les cookies,
OK