Analyse UFAPEC septembre 2018 par A. Floor

14.18/ Un GPS pour localiser son enfant : qu'en penser ?

Introduction

L’entrée en secondaire, un déménagement, des horaires professionnels moins flexibles, un souhait d’autonomie sont de bonnes raisons pour lâcher du lest et laisser les enfants prendre seuls les transports en commun ou se rendre à pied chez un copain ou à une activité. Fini le porte à porte bien rassurant de la maison vers l’école. Souvent, les parents ou un autre membre de la famille accompagneront les enfants pour le premier trajet en transport en commun vers l’école. Des consignes de sécurité seront données. Mais parfois cela ne suffit pas à rassurer certains parents qui équiperont leur enfant d’un téléphone portable, voire d’un système spécifique de géolocalisation. Ces équipements sont présentés dans les slogans publicitaires comme favorisant l’autonomie en toute sécurité et les ventes de ce genre de produits se sont multipliées ces dernières années. Qu’est-ce qui se cache derrière ce succès incontestable ? Pourquoi les parents veulent-ils à tout prix rester connectés à leurs enfants ? De quoi ont-ils peur ? Ces traceurs deviendront-ils des outils indispensables pour la sécurité des enfants de demain ? Pourquoi les parents en arrivent-ils à confier la sécurité et l'autonomie des enfants à des objets connectés ?

Engouement certain pour les traceurs GPS pour enfants

De plus en plus de marques sortent des appareils servant à localiser des enfants. Comme preuve de ce succès, prenons par exemple l'ascension d'une entreprise leader dans la géolocalisation familiale qui a été lancée en 2013 par deux amis d'enfance et qui se compose en janvier 2018 de 15 personnes et aligne 30 000 ventes depuis sa création[1]. En septembre 2017, l'entreprise s'est trouvée dépassée par les commandes qui ont doublé et son traceur a été en rupture de stock[2]. Ces traceurs s'adressent en général aux enfants de 8 à 12 ans qui souhaitent plus de liberté dans leurs déplacements ou pour des enfants plus jeunes sur des lieux de vacances ou de festivités. Les enfants Weenect[3] ont majoritairement entre 9 ans et 12 ans, ce qui correspond à l’âge des premiers trajets seuls. Ils vivent dans une maison (65%) et habitent dans des communes de plus de 10 000 habitants, ces localités imposant souvent de plus longs trajets aux enfants que dans les grandes villes[4].

La psychologue Sandra Calvert, directrice du centre des médias numériques pour enfants de l'université Georgetown, trouve des similitudes entre les smartphones et les traceurs GPS pour enfants : (…) ces produits lui font penser à la manière dont les parents utilisent aujourd’hui les téléphones mobiles pour surveiller les adolescents[5]. Le moment de l'entrée en secondaire est souvent le moment choisi par les parents pour équiper leur enfant d'un smartphone ou d'un gsm. Fini l'école du village ou du quartier, les trajets ne se font plus à pied mais en transport en commun. Les heures de fourche rendent les heures d'arrivée et de sortie plus élastiques, le besoin d'autonomie, de liberté de mouvement se fait sentir… Tous ces changements poussent beaucoup de parents à acheter un téléphone portable à leurs enfants. Dans 61 % des cas, l'achat du téléphone se fait "à l'initiative" des parents, et dans 38 % des cas "à la demande explicite de l'enfant". 78 % des parents achètent l'appareil "pour pouvoir joindre leur enfant et qu'il puisse les joindre à tout moment", un chiffre qui monte à 84 % chez les parents divorcés. Logiquement, 66 % des parents sondés se disent "rassurés depuis qu'il a son mobile"[6]. Celui-ci jouera dans le meilleur des cas le rôle de la cabine téléphonique d'antan pour s'organiser et prévenir en cas d'imprévu. Il sert aussi à rassurer les parents sur l'arrivée à bon port de leur progéniture et si le message n'arrive pas ou si la sonnerie reste sans réponse, l'angoisse monte. Beaucoup de parents semblent d'ailleurs regretter a posteriori l'achat du gsm, car il n'est pas utilisé par l'enfant comme le souhaiterait le parent : Si 61 % des parents sont à l'initiative de l'achat du portable de leur enfant, ils sont aussi 61 % à être "entrés en conflit avec lui au sujet de l'utilisation" qu'il en fait – 69 % quand il s'agit d'un smartphone – dont 5 % "à de nombreuses reprises". Parmi les raisons évoquées, 48 % des parents concernés avancent "l'irrespect de certaines règles imposées", les "difficultés à le joindre" (29 %), le "temps passé à envoyer des SMS" (29 %), la "manière dont il écrit ses SMS" (28 %), "le dépassement de son forfait" (20 %) ainsi que son "comportement social (tapote pendant qu'on lui parle...)". [7]

Le smartphone offre aussi des possibilités de géolocalisation même si ce n'est pas sa fonction première : Les téléphones portables, dotés de puces GPS et connectés en permanence aux réseaux mobiles, sont en effet de parfaits mouchards. Nombre d'applications mobiles récupèrent l'emplacement de leurs utilisateurs, pour leur proposer des services ou des publicités adaptées. Ce que l'on sait moins, c'est que ces techniques permettent aussi de pister le smartphone d'un proche et le suivre ainsi sans son consentement. Au lycée Saint-Jean-de-Passy, à Paris, des élèves géolocalisaient leurs parents pour savoir les horaires auxquels les attendre[8].

Le traceur GPS est présenté comme une alternative au gsm dont l'usage par l'enfant est difficile à contrôler, comme l'explique le fondateur d'un de ces traceurs : Adrien Harmel, de Weenect, défend son produit. “Les ventes augmentent chaque année, les mœurs sont en train d’évoluer”, affirme-t-il. “Deux parents sur trois regrettent l’achat d’un téléphone portable pour leur enfant. Une fois qu’il en a un, il fait tout sauf vous répondre à vous !”, argumente-t-il. Mais pour ce débat, c’est à vous de trancher[9].

En France, la question du gsm à l’école a d’ailleurs été prise à bras le corps par le législateur. Ainsi, le Sénat a-t-il voté le 16 juillet dernier une proposition de loi interdisant l'utilisation effective des téléphones portables dans les écoles, les collèges[10] dès la prochaine rentrée scolaire. La proposition de loi entend interdire l'usage de tout objet connecté dans les écoles maternelles, élémentaires et les collèges, "sauf pour des usages pédagogiques", à l'exception des lieux où "le règlement intérieur l'autorise expressément"[11]. Dans les faits, cette proposition de loi ne va pas changer grand-chose, si ce n'est faciliter la rédaction des règlements d'ordre intérieur des écoles et apporter une sécurité juridique aux établissements scolaires sur les sujets des confiscations. Cependant, selon les fabricants de systèmes de géolocalisation pour enfants, cette loi affole certains parents et ils en profitent pour placer leurs produits qui, eux, ne sont pas "illégaux" : Le produit est de plus le seul à respecter scrupuleusement la nouvelle loi. En effet, les téléphones comme les montres connectées sont équipés d'un écran et offre la possibilité d'écrire des messages ou de jouer à des jeux. Le traceur se range dans le cartable de l'enfant et n'entrave en rien la quiétude des salles de classe et la concentration des élèves[12].

Comment expliquer le succès de ces "cordons ombilicaux virtuels"[13] ?

Le téléphone portable, tout comme le traceur GPS pour enfant, apporte une forme d'autonomie aux enfants, mais contrôlée par les parents. Il subsiste un lien entre l'enfant et le parent puisqu'ils sont toujours potentiellement joignables grâce à ces outils. Ce même téléphone provoque aussi une forme d'autonomie pour les enfants, auquel les parents achètent un téléphone dans le but de garder un œil sur leur vie mais qui est aussi le moyen de materner plus longtemps l'adolescent dans son enfance. Cependant, les jeunes utilisent leur portable aussi dans le but de rester proches de leur enfance en appelant leurs parents en permanence, c'est une sorte de cordon ombilical virtuel[14].

Pour la docteure en sociologie de la communication et des médias Claire Balleys, la rue est vue par les parents comme un espace de plus en plus risqué. Et cette "croyance populaire qu'il y a de plus en plus de risques" est responsable de la "marginalisation croissante des enfants et des adolescents dans l'espace de la cité dans les pays occidentaux"[15]. Dans son analyse sur l'hyperparentalité, Dominique Houssonloge, chargée de missions à l'UFAPEC, évoque cette dérive de notre société à devenir de plus en plus hyperprotectrice à l'égard des enfants. Le parent veut éviter à son enfant toute expérience ou émotion négative. L'équiper d'un outil pour garder le lien avec lui en cas de coup dur répondrait à ce besoin de surprotection. Enfin, notre société est devenue sécuritaire et en recherche du risque zéro et cela contribue largement à la surprotection des enfants. Les médias nous déversent au quotidien des drames d’enfants accidentés ou abusés. En Belgique, la triste histoire de Julie et Mélissa a été un vrai traumatisme collectif avec des répercussions sur la façon de gérer la sécurité des enfants. Les enfants d’aujourd’hui sont beaucoup moins libres de circuler ou jouer dans la rue et dans les espaces publics[16], écrit Dominique Houssonloge.

Nous vivons également dans une société de l'hyperconnectivité et de l'immédiateté : Fini le "pas de nouvelle, bonne nouvelle". Grégoire, de Lille, n'était pas contre l'idée que son fils parte à 16 ans faire du vélo sur les routes de France avec ses amis. Tout en refusant de le suivre par GPS, comme certains autres parents du groupe, il pose une seule condition : qu'il les appelle tous les jours. "Le coup de fil, se souvient Grégoire, mon fils n'y pensait pas toujours, parce que, voilà, la vie est belle ![17]. Ce besoin de connexion constant ne se limite d'ailleurs pas aux relations parents-enfants, mais intervient aussi dans les relations avec les amis ou dans le couple : Ce comportement parental n'est pas forcément questionné par les adolescents parce qu'ils le font eux-mêmes, ils grandissent comme ça. Si leur meilleur ami ne "like" pas une photo ou ne répond pas très vite à un de leurs messages, ils peuvent avoir vite le sentiment d'être abandonné, d'être mal aimé… On constate aussi cela au sein des couples ! Il est de plus en plus difficile d'avoir des parenthèses de déconnexion, quel que soit l'âge[18], confirme Claire Balleys.

Que penser de ce succès ?

Les fabricants de ce genre d’instruments jouent la carte de l’autonomie pour les enfants et de la sécurité pour les parents. Tout le monde en sortirait donc gagnant. Mais ce n’est pas l’avis de tous. Selon Dirk Depover, porte-parole de Child Focus[19], cette technologie peut s’avérer très utile pour les enfants qui présentent un handicap. Mais, pour les autres enfants, ces surveillances technologiques sont à déconseiller, car elles les déresponsabilisent et leur font croire qu’ils sont potentiellement en danger tout le temps. Il faut apprendre aux enfants à vivre avec des risques et ne pas constamment lui dire qu’il est en danger. A partir d’un certain âge, les enfants peuvent être responsables. Ils n’ont pas besoin de ce système pour respecter un accord passé avec leurs parents[20]. Le porte-parole de Child Focus signale également que le signal GPS ne passe pas dans certains endroits (métro, centre commercial…) ou que l’enfant risque de donner son émetteur à un ami pour retrouver un peu de liberté.

Selon la psychologue Lisa Damour qui contribue au blog sur la parentalité du New York Times, le bouton panique[21] qui se trouve sur les systèmes de surveillance électronique peut avoir un effet très négatif : Le bouton panique peut avoir des effets inattendus qui ne vont pas dans le sens de l'intérêt de l'enfant, estime-t-elle. Peut-être que cela réduit l'anxiété des parents d'offrir à leurs enfants ce type de produits, mais est-ce que cela réduit celle de l'enfant ? Cette fonction envoie un message fort que l'enfant est en danger, alors que statistiquement c'est loin d'être le cas[22]. En effet, la majorité des abus sexuels se déroulent dans le cadre de personnes proches des enfants. Pour Jonathan Peachey, responsable de Filip[23], la montre connectée risque peut-être d'augmenter l'anxiété de l'enfant, mais ce serait plutôt positif : cet équipement technologique va éveiller l'attention de l'enfant et lui faire davantage prendre conscience des dangers qui l'entourent. On peut cependant se demander si, a contrario, certains enfants ne seraient pas tentés de prendre des risques plus importants étant donné que leurs parents sont toujours virtuellement présents.

Pour Lynn Schofield Clark, auteur de L'application des parents, mieux vaut responsabiliser l'enfant et lui donner des conseils pour affronter divers types de situations : Les enfants ne peuvent pas être protégés par des gadgets. Ils ont besoin d'apprendre les bases pour devenir un membre responsable de la famille. Nous devons leur rappeler encore et encore qu'ils doivent nous faire savoir où ils sont et veiller à ne pas s'égarer. Ce qui semble sûr, c'est que sous ce principe de commodité, ces outils n'aident ni à affronter les situations, ni à apprendre la responsabilité[24].

Conclusion

Pour l'UFAPEC, plutôt que de confier la sécurité ou l'autonomie des enfants à des machines, mieux vaut d'abord les aider à développer leurs propres compétences en faisant préalablement le trajet avec eux, en évoquant les situations à risques, en discutant de comment ils réagiraient. En inculquant petit à petit des conseils de prudence et en multipliant les expériences, l'enfant sentira notre confiance en sa capacité à être prudent et se sentira de plus en plus confiant pour développer son autonomie. Les services des Tec ont proposé d'ailleurs, entre le 1er juin et le 25 août, un trajet gratuit aux enfants âgés de 11 à 14 ans qui n’ont jamais eu d’abonnement TEC payant et à deux de leurs accompagnants afin de repérer leur futur trajet domicile-école.  

Les téléphones, les boutons "alerte" des systèmes GPS entretiennent l'illusion que le parent sera toujours joignable et pourra nécessairement aider à distance. Or cela ne sera pas toujours le cas. Même si la prise d'autonomie comporte des risques et qu'il est inévitable d'avoir peur en tant que parent, il est cependant important de se rappeler que la solidarité interpersonnelle existe. Prenons pour exemple les presque 600 enfants[25] perdus sur la côte belge durant cette première quinzaine du mois de juillet. Ils ont tous été retrouvés sains et saufs.

Rejeter irrévocablement tous les systèmes de géolocalisation n'est peut-être pas une bonne idée. Ces systèmes peuvent être considérés comme des outils complémentaires à un accompagnement psycho-éducatif et à une prise d'autonomie progressive.

Nous laissons le mot de la fin à Nassim Nicholas Taleb, auteur de Antifragile pour qui supprimer les risques, l'incertitude et la surprise, comme cherchent à le faire bien des parents en tentant d'éviter tout stress, tout risque à leurs enfants, est le pire principe éducatif qui soit, car il nous empêche d'apprendre par essai-erreur, par l'expérience[26].

 

Anne Floor

 


[3] Sur un échantillon de 500 clients Weenect.

[10] Le collège est l'établissement de niveau secondaire qui, à l'issue de l'école élémentaire, accueille tous les enfants scolarisés. Ils y suivent quatre années de scolarité : la sixième, la cinquième, la quatrième et la troisième. http://www.education.gouv.fr/cid214/le-college-enseignements-organisation-et-fonctionnement.html

[12] http://pressroom.weenect.com/166801-les-portables-a-l-ecole-et-au-college-c-est-fini-weenect-kids-une-alternative-dediee-aux-parents

[16] Dominique HOUSSONLOGE, Les risques de l’hyperparentalité : être parent, mais jusqu’où ?, Analyse UFAPEC, 2015. http://www.ufapec.be/nos-analyses/1915-hyperparentalite.html

[18] Ibidem.

[19] Fondation pour Enfants Disparus et Sexuellement Exploités.

[21] Bouton SOS permettant aux enfants de contacter instantanément leurs parents.

[23] Bracelet de surveillance fixé au poignet de l’enfant avec possibilité d’appels vocaux et bouton rouge que l’enfant peut actionner s’il est perdu et qui appelle toutes les personnes autorisées.

[25] https://www.rtbf.be/info/societe/detail_pres-de-600-enfants-perdus-a-la-cote-au-cours-de-la-premiere-quinzaine-de-juillet?id=9975428

[26] Nassim Nicholas TALEB, Antifragile Les bienfaits du désordre, Les Belles Lettres, 2013.

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