Analyse UFAPEC novembre 2018 par M. Claes

18.18/ L'école a-t-elle bon genre ?

À travers une multitude de processus quotidiens parfois très fins, le plus souvent inaperçus des protagonistes,
enseignants et élèves contribuent à faire vivre aux garçons et aux filles des expériences très différentes.

Nicole Mosconi, professeure de sciences de l’éducation, 1994

 


L’UFAPEC a choisi de faire usage de l’écriture inclusive dans cette analyse, selon le guide de féminisation des noms de métiers, grades ou titres rédigé par le Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles.


Introduction

Les inégalités entre les femmes et les hommes ont pénétré de toutes parts les sphères de notre société. Et l’école n’y a pas échappé. L’éducation a certes à cet égard beaucoup évolué au siècle dernier, notamment par la mise en place de la mixité scolaire. Depuis les années septante, de manière progressive, les filles et les garçons se sont retrouvés dans les mêmes établissements scolaires à bénéficier des mêmes apprentissages. Mais la mise en place d’apprentissages communs pour les filles et les garçons a-t-elle suffi à offrir les mêmes chances d’émancipation et d’avenir pour les citoyens et citoyennes de demain ?

Si on a longtemps cru que la mixité scolaire amènerait l’égalité entre les genres, cette croyance est aujourd’hui mise en doute, voire réfutée. Quand on retourne quarante ans en arrière, on peut s’apercevoir que la mixité n’a pas été élaborée comme un projet pédagogique réfléchi pour une plus grande égalité, mais qu’elle a été principalement mise en place pour des raisons économiques, dans le cadre de la réforme de l’enseignement rénové en Belgique.

Il est clair que la mixité a eu des effets positifs, notamment pour les filles, qui réussissent actuellement mieux que les garçons. Mais est-ce que ces faits n’en cachent pas d’autres ? Quand on y regarde de plus près, on s’aperçoit que les filles, et aussi les garçons, semblent être les victimes d’un système sexiste qui n’épargne pas le champ scolaire. Les filles et les garçons, qui sont pourtant dans un système scolaire censé promouvoir l’égalité de toutes et tous, connaissent des destins scolaires différents qui reflètent la hiérarchie entre les sexes et préparent des avenirs distincts, bien souvent inégalitaires[1]. Aurions-nous dès lors affaire à une mixité en mal d’égalité[2] ?

Les cadres légaux de l’égalité à l’école

L’égalité entre les filles et les garçons dans l’enseignement est inscrite tant au niveau international, européen que belge francophone. Il s’agit d’un enjeu qui importe depuis plusieurs décennies et figure notamment dans les textes légaux qui suivent[3].

  • Dans la Déclaration de Pékin (qui découle de la quatrième conférence mondiale des Nations Unies sur les femmes, en 1995), il est mentionné que les Filles et garçons ont tout à gagner d’un enseignement non discriminatoire qui, en fin de compte, contribue à instaurer des relations plus égalitaires entre les femmes et les hommes[4].
  • La Recommandation de 2007 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux Etats membres relative à l’approche intégrée de l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’éducation, recommande aux gouvernements des Etats membres de promouvoir et d’encourager des mesures visant spécifiquement à appliquer l’approche intégrée de l’égalité entre les femmes et les hommes à tous les niveaux du système éducatif et dans la formation des enseignant(e)s, en vue de parvenir à une égalité de fait entre les femmes et les hommes et d’améliorer la qualité de l’éducation[5].
  • Les textes européens sont empreints du principe suivant : L'égalité entre les hommes et les femmes est l'un des objectifs de l'Union européenne[6]. De plus, des projets concernant l’éducation au genre et le gender mainstreaming (approche intégrée de la dimension de genre) sont financés par des programmes européens.
  • Le décret Missions[7] de 1997 dote l’enseignement de plusieurs missions, notamment celles de promouvoir et développer la confiance en soi des élèves, de leur donner les outils pour s’intégrer dans la vie économique, sociale et culturelle, de les préparer à être des citoyens et citoyennes responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures et d’assurer à tous les élèves des chances égales d'émancipation sociale. Ainsi, l’école est censée promouvoir et garantir en son sein l’égalité de tous et toutes.
  • En Belgique francophone, le Pacte pour un Enseignement d’Excellence prévoit de lutter contre les inégalités liées au genre, notamment par la formation des acteurs et actrices de l’école[8].

On le voit, garantir l’égalité entre les filles et les garçons et assurer leur émancipation est non seulement un enjeu d’importance, mais est en plus acté dans plusieurs textes légaux. En théorie donc, l’égalité à l’école est attestée. Mais en pratique, qu’en est-il ? L’école pourrait-elle être néanmoins inégalitaire envers les élèves ? Serait-elle, même involontairement, un lieu de reproduction et de transmission des inégalités entre les genres ?

L’école, inégalitaire ?

Comme le montre le Conseil de l’Education et de la Formation dans son avis 137 (Comment intégrer la dimension de genre dans le système éducatif de la Fédération Wallonie-Bruxelles), l’égalité inscrite dans les différents textes légaux vise l’égalité d’accès, l’égalité de traitement, l’égalité des acquis et l’égalité des résultats sociaux. Il devrait donc être possible de vérifier qu’à tous les niveaux d’enseignements, les filles et les garçons bénéficient de ces égalités. Pourtant, cette égalité n’est actuellement pas encore réalisée au sein du système scolaire. En effet, les inégalités à l’école s’expriment de beaucoup de manières différentes.

  • L’orientation

On remarque que l’orientation des élèves, par exemple, est encore fortement sexuée. Le clivage entre les filles et les garçons est net, que ce soit dans les études secondaires ou supérieures ; l’éducation, le social, le soin, pour les unes ; le technique, la production, le scientifique pour les autres[9]. Les filières de formation et les professions étant hiérarchisées et sexuées, l’orientation a donc des impacts importants sur les filles et les garçons. Dans une recherche publiée par l’Université des Femmes, on comprend que du côté de l’orientation scolaire, les filles ne sortent pas gagnantes : elles restent davantage orientées vers des filières peu valorisées sur le marché du travail, ce qui aura des incidences sur leur choix de carrière, et donc sur toute leur vie professionnelle[10].

Pourtant, comme on le voit dans Le contrat pour l’école de 2005, une des priorités consiste à orienter efficacement chaque jeune. Pour cela, il est précisé qu’Il importe dès lors de mettre sur pied un véritable accompagnement des parcours scolaires et de formation réduisant au maximum la ségrégation et la relégation, y compris lorsque celles-ci sont fondées sur des stéréotypes sociaux ou sexistes[11].

  • L’occupation de l’espace dans la cour de récréation

Au niveau de l’occupation de l’espace dans la cour de récréation aussi, on peut noter des différences qui mènent à des inégalités entre les genres. Dans une précédente analyse « Cour de récréation : une place égale pour les filles et les garçons ? », nous expliquions que les garçons occupent la majeure partie de la cour et principalement son centre. Ils […] investissent et sillonnent la cour de récréation en tous sens. Cette occupation des uns se fait au détriment des autres, car les filles sont ainsi reléguées dans des petits espaces […]. Elles s’approprient alors un usage limité de l’espace et se retrouvent généralement à la périphérie de la cour[12].

  • Les interactions verbales et l’occupation de l’espace sonore en classe

De nombreuses recherches ont été réalisées sur les traitements différentiels dont pouvaient faire objet filles et garçons lors des interactions verbales en classe. Dans les années 70-80, les recherches attestaient de la fameuse règle des deux tiers/un tiers ; les garçons avaient deux fois plus d’interactions avec le corps enseignant que les filles. Aujourd’hui, sur le plan quantitatif, les filles et les garçons, en primaire, bénéficient plus ou moins du même temps d’interaction avec le corps enseignant. En secondaire au contraire, le déséquilibre serait de nouveau de mise. Sur le plan qualitatif, en revanche, des différences sont présentes, à tous les niveaux d’enseignement, entre les filles et les garçons. Il semble que les garçons reçoivent plus de feed-back immédiats, d’informations d’ordre pédagogique, se voient plus souvent sollicités que les filles pour des questions ouvertes. Les enseignants et enseignantes adressent des retours positifs au garçons en faisant majoritairement référence à leur qualité intellectuelle de travail, et des retours négatifs liés à leur attitude et comportement, qui ne mettent en rien en cause leurs capacités intellectuelles. Les filles, quant à elles, sont plutôt félicitées pour leurs prestations intellectuelles mais surtout pour leur attitude ou le soin porté à leur travail. Les retours négatifs à leur égard concernent indirectement leurs capacités intellectuelles. Comme l’a dit, en 1999, Philippe Meirieu, professeur de sciences de l’éducation, L’école se débrouille très bien pour sous-estimer la réussite des filles (qu’elle met sur le compte du « travail »), alors qu’elle attribue celle des garçons au talent[13].

Isabelle Collet, citant Mosconi, suppose que si les garçons sont plus fréquemment interrogés, c’est parce que ceux-ci auraient « plus de difficultés à s’adapter aux normes scolaires »[14]. Les enseignants et les enseignantes, dès lors, déploieraient à leur égard un effort constant d’éducation compensatoire, afin de les aider à concilier leurs aspirations à la « masculinité » avec les exigences scolaires (Mosconi, 1994)[15]. Cependant, un résultat contre-productif est observé, car les garçons seraient involontairement incités à l’exercice de la « masculinité » : c’est-à-dire à une résistance à la norme scolaire et à l’autorité de l’enseignant·e[16]. Les garçons bénéficient aussi probablement de plus d’attention, car il est à présent reconnu qu’ils sont plus sujets à des redoublements et décrochages scolaires que les filles.

En ce qui concerne la prise de parole en classe et l’occupation de l’espace sonore, de grandes disparités sont ici encore observées en secondaire. Isabelle Collet remarque que ce qui compte pour les garçons, c’est de répondre vite plutôt que répondre bien. L’enjeu, pour certains garçons, est de monopoliser l’espace de la classe, de se faire remarquer, bref, d’avoir la parole avant tout, et de se faire entendre. Les garçons sont plus sollicités que les filles par le corps enseignant, mais prennent également plus d’initiatives didactiques (participation spontanée à l’échange didactique en demandant à prendre la parole) et également d’initiatives hors sujet (remarque sans lien avec le cours). Ce qui est intéressant derrière tout cela, c’est d’observer quels apprentissages en découlent pour les élèves. Celles et ceux qui ne souhaitent pas prendre part à cette « compétition » ont dès lors du temps et de la disponibilité cognitive pour d’autres tâches[17].

En secondaire donc, pour ces garçons qui participent beaucoup et de manière particulièrement spontanée lors des cours dialogués, l’enjeu n’est pas tant d’apprendre que de se montrer, de parler en public et de se mettre en avant, de se distinguer dans un groupe homogène qui a tendance à niveler[18]. Certains arrivent à prendre la parole vite et de façon correcte, et cumulent alors apprentissage social et apprentissage intellectuel. Les garçons compétiteurs plus fragiles scolairement ne bénéficient pas des apprentissages lors des cours dialogués. L’effet compensatoire que les enseignant·e·s espèrent mettre en œuvre en sollicitant ces garçons très demandeurs donnent le temps à des filles et des garçons silencieux·ses et appliqué·e·s de travailler, sans permettre à ces garçons d’apprendre autre chose que prendre place dans l’espace public[19]. Autrement dit, pendant qu’ils occupent l’espace, elles travaillent.

En fin de compte, il s’avère que c’est après l’école que cet apprentissage social prend toute son ampleur. Effectivement, si les filles ont un accès moindre à la prise de parole publique en classe, cela ne les empêche pas d’acquérir des compétences et apprentissages didactiques (plus importants que les garçons, d’ailleurs). Cependant, elles n’apprennent pas à mettre en valeur ces compétences, à prendre la parole en grand groupe, à faire savoir aux autres qu’elles savent faire bien[20]. Et ces compétences sont indispensables pour progresser dans l’enseignement supérieur et, surtout, dans le monde professionnel. Malheureusement, ces compétences sociales font bien souvent défaut aux filles, qui ont été incitées à rester en retrait durant leur scolarité. Dans l’univers professionnel, où il est aussi important de bien faire que de le faire savoir[21], les femmes attendent, souvent en vain, que leur valeur soit reconnue. Une partie de la plus grande exposition des garçons au redoublement, au décrochage, aux phénomènes de relégation, peut notamment s’expliquer par ce mécanisme à l’œuvre au sein des classes.

  • La menace du stéréotype

La menace du stéréotype est un concept élaboré en 1995 par Claude Steele, un psychologue social américain, et signifie qu’au cours de la réalisation d’une tâche, si les individus redoutent de confirmer les préjugés négatifs qui circulent sur eux, leur performance diminue[22]. Les performances et résultats des filles et des garçons seraient alors influencés par les stéréotypes genrés qui collent aux disciplines. Isabelle Collet explique qu’une expérience réalisée en France a montré qu’un même exercice, intitulé « Arts plastiques » pour un groupe mixte et « mathématiques » pour un autre groupe mixte, génère des résultats différents : les filles réussissent mieux l’exercice (qui est pourtant le même dans le deux groupes) en « Arts plastiques » et les garçons en « mathématiques ».

L’effet Pygmalion, une prophétie autoréalisatrice, provoque une amélioration des performances d'un sujet, en fonction du degré de croyance en sa réussite venant d'une autorité ou de son environnement[23]. Dès lors, les attentes qu’ont les enseignants et les enseignantes envers leurs élèves pourraient influencer leurs résultats et performances. Le simple fait de croire en la réussite ou en l’échec d’une personne améliore ou fait chuter ses probabilités de réussite. L’attente d’un enseignant ou d’une enseignante aurait un effet sur l’attitude portée envers l’élève, et l’élève se conformerait lui à la croyance de l’enseignant ou de l’enseignante, ce qui démontrerait, in fine, l’effet des attentes.

Par conséquent, les croyances stéréotypées portées par la société et par le corps enseignant pourraient pousser les élèves à se conformer, malgré eux et malgré elles, à ces stéréotypes ! Les moindres performances des filles constatées en mathématiques et en sciences pourraient alors s’expliquer en partie de la sorte, et non par un don inné et naturel que seuls les garçons posséderaient.

  • Les manuels scolaires, les référentiels et la grammaire

L’inégalité entre les genres est aussi véhiculée à l’école par d’autres canaux. Notons par exemple les stéréotypes encore fortement présents dans les manuels scolaires, stéréotypes alors intériorisés par les enfants. Comme nous le disions dans une précédente analyse, les manuels scolaires influencent aussi leurs [aux enfants] idées sur le monde qui les entoure et participent à la construction de leur identité, à leur estime d’eux-mêmes et à celle d’autrui. Les manuels scolaires ne sont donc pas que des puits de savoirs ![24].

Ensuite, les textes proposés en littérature et les programmes d’histoire, par exemple, font presque fi des femmes. En conséquence, les filles ont très peu de personnes à qui s’identifier, ou n’ont comme référentes que des femmes qui ont été très stéréotypées (des poétesses et des écrivaines dans le genre littéraire de l’amour, par exemple).

Par ailleurs, les filles et les garçons font face, dès le plus jeune âge, à une grammaire qui zappe les femmes[25]. La tristement célèbre phrase « le masculin l’emporte sur le féminin » n’est pas neutre, et il importe de ne pas négliger l’effet qu’une telle affirmation, entendue durant toute la scolarité, peut avoir sur une petite fille ou un petit garçon. Pour Isabelle Collet, une formulation de phrase plus égalitaire pour expliquer les principes de grammaire changerait déjà la donne ; par exemple, « Les pluriels mixtes s’accordent au masculin[26] ». Quant à la question de l’écriture inclusive, fait-elle uniquement débat parce qu’elle remet en cause au niveau formel notre manière d’écrire, de lire et de s’exprimer, ou parce qu’un langage soucieux de l’égalité entre les femmes et les hommes en irrite certains ?

Des enjeux à l’échelle sociétale

Tous ces faits sont assez éclairants sur la manière dont le genre est à l’œuvre à l’école et en classe. Mais derrière toutes les inégalités qui ont été présentées ici (et qui ne sont pas exhaustives !), se situent également de véritables enjeux sociétaux. Les filles, en dehors des apprentissages purement didactiques qu’elles acquièrent, font des apprentissages qui leur confèrent une place moindre dans la société ; occupation limitée de l’espace, orientation vers des filières moins valorisées socialement, apprentissage de la primauté du masculin sur le féminin, peu de personnes à qui s’identifier à travers les situations et les personnalités qui leur sont présentées tout au long de leur scolarité, apprentissage de la retenue, de la discrétion, du silence et non de la prise de parole en public, et nous en passons. Tout cela n’est évidemment pas sans conséquence sur le développement de leur confiance et estime en elles, de la croyance en leur potentiel et leurs envies d’émancipation sociale. Les garçons, quant à eux, souffrent de procédures de relégation fortes telles que le redoublement et le décrochage scolaire. Notons cependant que toutes les filles et tous les garçons ne se retrouvent pas de manière figée dans un groupe. De plus, les parcours scolaires des élèves sont également conditionnés par d’autres facteurs, tels que les inégalités sociales, les inégalités culturelles, etc.

Dès lors, que peut-on penser et réaliser dans le système scolaire pour voir s’établir des rapports égalitaires et des chances d’émancipation sociale égales pour les filles et les garçons ?

Former le corps enseignant à une pédagogie de l’égalité

Nous l’avons vu, si dans la théorie, l’égalité de genre à l’école est reconnue, elle n’est pas complètement présente en pratique. Pour beaucoup de spécialistes, une plus grande égalité entre les filles et les garçons à l’école doit passer par la formation du corps enseignant.

  • Premier temps, la prise de conscience

La question de la formation du corps enseignant est extrêmement importante et fait beaucoup parler d’elle actuellement. Isabelle Collet a notamment travaillé sur cette question. Pour elle, toute formation du futur corps enseignant à une pédagogie égalitaire doit inévitablement commencer par une prise de conscience. Elle ne va pas de soi et s’apprend car, comme elle le rappelle, nous avons tous et toutes été élevé-e-s à l’inégalité[27]. Il s’agit donc pour chacun et chacune d’accepter de remettre en question ses pratiques, voire même son identité professionnelle ou personnelle. Marie-Colline Leroy, chargée du cours d’approche théorique et pratique de la diversité culturelle et de la dimension du genre à la Haute École en Hainaut, raconte que lors de la semaine dédiée à ce cours de 30 heures, des élèves se font violence chaque année. C’est-à-dire des étudiants qui disent "ok, ça va faire mal, ça va remettre en question mon mode de vie, ça va remettre en question mes pratiques, ça va même peut-être remettre en question mes relations personnelles avec mon petit copain, ma petite copine, avec mes parents, avec mes frères, avec mes sœurs", mais tous ces étudiants-là ont décidé de jouer le jeu avec nous, et quand ils jouent le jeu, ça donne vraiment quelque chose d’intéressant, c’est porteur, et à ce moment-là on se dit "bon, on va peut-être pouvoir arriver à faire quelque chose"[28].

Quand on décide d’entreprendre une formation à des pratiques pédagogiques plus égalitaires, il faut donc se rendre bien compte au préalable que cela peut ébranler les personnes qui se forment. Gaël Pasquier explique une des difficultés inhérentes à ce type de formation : [ces pratiques égalitaires] touchent en effet à un domaine conflictuel qui fait appel à des représentations sociales ayant trait à l’identité de chacun·e et nécessitent donc des remises en cause fortes qui font naturellement l’objet de résistances personnelles et collectives[29]. Ainsi, durant la semaine du cours d’approche théorique et pratique de la diversité culturelle et de la dimension du genre, Marie-Colline Leroy explique qu’on aborde des problématiques qui ne touchent pas seulement la formation et un futur métier. […] En fait, on remet aussi énormément de choses en question dans le cadre de sa vie privée. Et il importe donc que les formateurs et formatrices puissent entendre ces remises en question, et également les accepter. Le cheminement personnel sur les questions d’égalité de genre peut alors commencer.

Cette prise de conscience peut passer par plusieurs canaux. Tout d’abord, il s’agit de définir les termes gravitant autour du concept d’égalité. Ensuite, il importe d’évacuer la question du biologique. En effet, elle explique qu’outre l’important corpus de recherches mobilisable en formation, invalidant tout inné sexué de nos compétences (Eliot 2009 ; Vidal 2015) la question du déterminisme biologique ne devrait pas interférer avec le quotidien de la classe. Les enseignant-e-s ne cherchent pas d’ordinaire à attester des capacités, compétences, gouts ou aptitudes des élèves au moyen de leur hérédité ou de leur fonctionnement biologique interne. Le pari de l’école moderne est que chaque élève a potentiellement la capacité de réussir, et qu’aucun déterminant social ou biologique n’est supposé dicter la qualité de l’enseignement qu’il ou elle recevra. Si les différences corporelles sont manifestes, cette question n’a sa place à l’école que dans le cours de biologie[30]. Enfin, il importe de définir ce qu’est la pédagogie de l’égalité, pédagogie qui permettrait de faire émerger des rapports réellement égalitaires. Pour Isabelle Collet comme pour d’autres, « l’éducation à l’égalité » ne suffit pas. Les « éducations à… » visent plutôt l’engagement des élèves dans l’action sociale, alors que la pédagogie de l’égalité va plus loin. En effet, La pédagogie de l’égalité veille à ce que les contenus, les contextes et les pratiques pédagogiques soient exempts de toute discrimination, en tenant compte des rapports sociaux de sexes, mais aussi de classes ou d’origine ethnique. La pédagogie de l’égalité a pour cible les enseignant-e-s et leur manière d’exercer leur métier et non les élèves[31].

Notons qu’une autre difficulté dans la formation du corps enseignant à l’égalité de genre à l’école est que nombre d’enseignants et d’enseignantes sont convaincus que l’égalité existe et restent donc sceptiques quant à l’existence d’inégalités de genre, dans la société en général, et donc dans le cadre de l’école. Dès lors, Qui ne se sent pas concerné·e par les questions de genre risque donc de les ignorer durant toute sa carrière, d’autant que leur prise en compte par les programmes est insuffisante […][32].

  • Deuxième temps, les recommandations

Ensuite, lorsque la prise de conscience a pu émerger, la formation se poursuit par une deuxième partie, faite de recommandations. Louise Lafortune, professeure en sciences de l’éducation au Québec (citée par Isabelle Collet), énonce quelques axes fondamentaux de cette pédagogie égalitaire : utiliser des documents variés afin que toutes et tous se sentent concerné-e-s ; réagir aux paroles ou aux gestes pouvant dévaloriser une catégorie d’élèves ; valoriser les émotions, la création, l’intuition et l’imagination dans l’apprentissage des disciplines ; utiliser des exemples et proposer des activités susceptibles d’intéresser l’ensemble des élèves ; démystifier les disciplines, les personnes qui les enseignent et l’apprentissage de ces disciplines ; utiliser des moyens pour permettre à tous et toutes de prendre la parole et de se sentir plus à l’aise pour parler ; créer un climat propice à l’apprentissage axé sur des modes coopératifs plutôt que compétitifs ; introduire dans sa classe des moments d’éducation à l’égalité au sein d’activités du programme scolaire.

Une fois que les enseignants et enseignantes ont enfilé leurs « lunettes de genre » et revu leurs pratiques, les contenus d’enseignement, etc., ils et elles peuvent alors mesurer l’impact qu’ils et elles jouent dans la reproduction des inégalités, mais également leurs possibilités d’action ! Mais, comme le souligne Isabelle Collet, pour agir, ils/elles ont besoin d’une réelle formation à la pédagogie de l’égalité et pas d’une simple sensibilisation[33]. Tout comme enseigner est un métier qui s’apprend, enseigner de manière égalitaire s’apprend également[34].

La question qui reste aujourd’hui en suspens est la suivante : sommes-nous réellement prêts et prêtes à dégager du temps et des moyens pour former le futur corps enseignant à une réelle pédagogie de l’égalité ? Le cabinet Marcourt, compétent en matière d’enseignement supérieur et donc de la reforme de la formation initiale du corps enseignant, nous a communiqué l’intégration de la dimension de genre dans cette formation. Il reste à voir dans quelle mesure cela sera appliqué.

Conclusion

L’égalité entre les filles et les garçons, est-ce quelque chose d’anodin et
secondaire ou de fondamental dans une société démocratique ?
[35]

De plus en plus de progrès et d’avancées sont constatés au niveau de l’égalité entre les femmes et les hommes. L’école est historiquement une institution qui a joué un rôle très important dans cette égalité. Pourtant, l’école n’apprend actuellement pas l’égalité entre les genres. Quarante ans après l’introduction de la mixité scolaire en Belgique, nous pouvons constater la persistance de grandes inégalités entre les filles et les garçons, tant au niveau des apprentissages didactiques qu’au niveau des compétences sociales. Les parcours et les chances d’émancipation sociale des filles et garçons sont ainsi largement déterminés par leur genre et les inégalités qui leur sont inhérentes. Il importe néanmoins de penser les inégalités scolaires de manière transversale et en intersectionnalité avec d’autres facteurs, comme le milieu socio-économique et le milieu culturel. Mais si la mixité n’a pas été la panacée, il importe de réfléchir l’avènement d’une réelle égalité entre les genres au sein d’une école mixte et non pas de remettre de facto la mixité en question.

L’école a pour mission de permettre l’émancipation des enfants et de former les citoyens et citoyennes de demain. Dès lors, même si l’école n’est pas à la source des inégalités entre les sexes, en refusant de s’y opposer, en détournant les yeux, elle devient responsable de leur reproduction[36]. En restant silencieuse et en ne prenant pas en charge les inégalités de genre qui ont lieu en son sein, l’école participe et reproduit ce phénomène.

Cependant, comme le souligne Isabelle Collet, dans l’idée de P. Freire (1974), auteur de « la pédagogie des opprimés », si l’éducation a un rôle dans le maintien de l’oppression, elle possède également en elle un potentiel de libération et de changement social[37]. Et c’est notamment en formant le corps enseignant à une pédagogie de l’égalité qu’un changement dans le système scolaire pourra s’opérer ! S’il est trompeur et dangereux de faire peser sur le corps enseignant l’illusion qu’ils et elles pourront tout changer, il est riche de leur donner une formation complète qui leur permettra de vivre leur métier et transmettre des apprentissages à travers les « lunettes de genre » et de faire évoluer leurs pratiques afin de ne plus y laisser de sexisme. Cela permettra également de diffuser une culture de l’égalité au sein de l’école. La pédagogie de l’égalité permet de prendre conscience de la réalité socioculturelle qui modèle l’existence, et aussi de croire à sa capacité à changer cette réalité[38]. Ainsi, l’école peut et doit être un levier puissant de l’égalité car elle est un lieu unique d’apprentissage, un lieu où il est possible de construire et d’exercer une pédagogie de l’égalité[39]. Mais il ne faut pas oublier que, si l’école est porteuse et vectrice d’égalité entre les filles et les garçons, elle ne peut agir seule. C’est également au sein la famille et dans les lieux d’activités des enfants et des jeunes (comme les clubs sportifs) que doivent s’opérer l’égalité entre les genres et la lutte contre les stéréotypes.

L’UFAPEC, désireuse que chaque enfant trouve sa place à l’école, encourage une politique globale sur l’égalité de genre dans les écoles, notamment à travers la formation initiale et continue du corps enseignant, et considère également que l’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS) est un élément-clé pour lutter contre les inégalités et discriminations de genre. L’UFAPEC soutient par ailleurs les démarches importantes et porteuses de sens par rapport à la question des inégalités de genre présentes dans l’Avis numéro 3 du Pacte pour un Enseignement d’Excellence, mais regrette que cet engagement se restreigne au seul public des garçons. Si les garçons sont plus touchés par des difficultés scolaires et des mécanismes de relégation et s’il importe d’y remédier, il ne faut pas oublier que la société dans laquelle nous sommes et dans laquelle s’inscrit le cadre scolaire est une société encore sexiste, dont les filles et les femmes (et les garçons « non conformes ») sont les premières victimes. L’UFAPEC vient d’ailleurs de publier une étude réalisée par Dominique Houssonloge, Cinquante ans après Mai 68, l’égalité hommes-femmes en tension[40], où sont explicitées et analysées les inégalités de genre dans notre société.

 

 

Manon Claes

 


[1] Isabelle Collet, L’école apprend-elle l’égalité des sexes ?, Paris, Belin, 2016, p. 15.

[2] Idem, p. 9.

[3] Sur base de l’avis 137 du CEF, http://www.cef.cfwb.be/index.php?eID=tx_nawsecuredl&u=0&g=0&hash=14f3d102a8aebbdf235162ccc81a6d28091f1d1c&file=fileadmin/sites/cef/upload/cef_super
_editor/cef_editor/Avis/CEF_Avis_137.pdf

[4] Déclaration et Programme d’action de Beijing, http://www.un.org/womenwatch/daw/beijing/pdf/BDPfA%20F.pdf

[5] Recommandation CM/Rec(2007)13 du Comité des Ministres aux États membres relative à l’approche intégrée de l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’éducation,

http://www.right-to-education.org/sites/right-to-education.org/files/resource-attachments/Conseil_Europe_Recommandation_Approche_Integree_Egalite_Femmes_Hommes_Education_2007_FR.pdf

[6] Martina Schonard, L'égalité entre les hommes et les femmes, Parlement européen

http://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/59/l-egalite-entre-les-hommes-et-les-femmes

[7] Ce décret définit les missions prioritaires de l'enseignement fondamental et de l'enseignement secondaire et organise les structures propres à les atteindre.

[8] Pacte pour un Enseignement d’Excellence, avis n°3, p. 290, http://www.pactedexcellence.be/wp-content/uploads/2017/05/PACTE-Avis3_versionfinale.pdf

[9] Françoise Vouillot, « L’orientation, le butoir de la mixité », Revue française de pédagogie, n°171, 2010, p. 61.

[10] Valérie Lootvoet et Magdalena Le Prévost, Égal-e avec mes élèves, c’est tout à fait mon genre !, Université des Femmes, 2010, http://www.universitedesfemmes.be/images/Universite-Femmes/Sensibiliser/PlaquetteEcole.pdf

[13] Isabelle Collet, L’école apprend-elle l’égalité des sexes ?, p. 43.

[14] Isabelle Collet, « Faire vite et surtout le faire savoir. Les interactions verbales en classe sous l’influence du genre », Revue internationale d'ethnographie, 2015, n° 4, p. 12.

[15] Idem.

[16] Idem.

[17] Idem, p. 18.

[18] Idem, p. 19.

[19] Idem.

[20] I. Collet, « Faire vite et surtout le faire savoir. Les interactions verbales en classe sous l’influence du genre », p. 20.

[21] I. Collet, L’école apprend-elle l’égalité des sexes ?, p. 36.

[22] Idem, p. 47.

[25] I. Collet, L’école apprend-elle l’égalité des sexes ?, p. 44.

[26] Idem, p. 45.

[27] Isabelle Collet, « Former les enseignant-e-s à une pédagogie de l'égalité », Le français aujourd'hui, 2016/2, n° 193, p. 115.

[28] Conférence de Marie-Colline Leroy, 2014, https://www.youtube.com/watch?v=g1FnyOnjQZM 

[29] Gaël Pasquier, « Enseigner l’égalité des sexes à l’école primaire », Nouvelles Questions Féministes, 2010/2, Vol. 29, p. 71.

[30] I. Collet, « Former les enseignant-e-s… », p. 114.

[31] Idem, p. 115.

[32] G. Pasquier, « Enseigner l’égalité… », p. 63.

[33] I. Collet, « Former les enseignant-e-s… », p. 117.

[34] I. Collet, L’école apprend-elle l’égalité des sexes ? p. 64.

[36] I. Collet, « Former les enseignant-e-s… », p. 112.

[37] Idem, p. 115.

[38] I. Collet, « Former les enseignant-e-s… », p. 115.

[39] I. Collet, L’école apprend-elle l’égalité des sexes ?, p. 68.

[40] Dominique Houssonloge, étude UFAPEC, 2018, http://www.ufapec.be/nos-analyses/1518et2-egalite-hommes-femmes.html

Vous désirez recevoir nos lettres d'information ?

Inscrivez-vous !
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de Cookies pour vous proposer des publicités adaptées à vos centres d'intérêts, pour réaliser des statistiques de navigation, et pour faciliter le partage d'information sur les réseaux sociaux. Pour en savoir plus et paramétrer les cookies,
OK