Analyse UFAPEC 2010 par B. Loriers

21.10/ Les initiatives philo avec les enfants renforcent-elles une certaine citoyenneté ?

Introduction

Le début du 20ème  siècle était essentiellement religieux, et petit à petit, notre société a glissé vers un certain matérialisme. Le 21ème siècle voit apparaître un regain de spiritualité qui inclut l’ouverture à d’autres croyances, et à un véritable succès pour la philosophie. Se poser les questions essentielles sur la vie, la mort, l’amitié, la morale, la politique, l’enfant le fait souvent spontanément. Est-ce qu’on peut être triste sans raison ? Où est-on avant de naître ? Philosopher avec des enfants, c’est entrer dans un monde où il n’y a plus de questions sérieuses, et d’autres futiles.

Les enfants sont-ils capables de philosopher ?

Pour philosopher, d’après Platon[1], il fallait d’abord avoir étudié longuement un certain nombre de sciences, et notamment les mathématiques, qu’il considérait comme une « propédeutique » à la philosophie, une préparation essentielle qui donnait à l’esprit la rigueur, la patience indispensables pour philosopher, et d’abord la familiarité avec le monde des idées, de l’abstraction. Encore maintenant, on pense souvent que l’enfant est préoccupé par du concret, incapable de manier des concepts abstraits.
 
L'utilisation de la philosophie avec les enfants est relativement récente. Mise en route à la fin des années '60 par des philosophes comme Matthew Lipman, cette pratique[2] permet d'entrevoir des changements importants dans le monde de l'éducation. Notre société commence à reconnaître aux jeunes enfants le statut de « sujet pensant », qui a besoin d’être guidé dans son chemin intellectuel, par ses parents, ses profs, ses éducateurs, son entourage.
L’expression « philosophie avec les enfants »elle est à la portée de tous, même si elle a pour fondements de solides bases issues de la tradition philosophique classique. Plusieurs expériences de philosophie avec les enfants ont lieu dans des quartiers très défavorisés. Par ailleurs, le but n’est pas que les enfants étudient et apprennent la philosophie, mais qu’ils en fassent eux-mêmes. L’objectif est de les amener à penser par et pour eux-mêmes, avec notamment comme conséquence le développement de l’autonomie et du sens des responsabilités. Une synthèse[3] de dix études a montré des résultats positifs. Les évaluations portaient sur le raisonnement logique, la lecture, les mathématiques, l’estime de soi, l’aptitude à l’apprentissage, le langage, la pensée créative, les compétences cognitives, l’intelligence émotionnelle. Aucun résultat négatif n’a été constaté. Face à ces résultats, les auteurs se demandent pourquoi la philosophie avec les enfants n’est plus largement intégrée dans les pratiques scolaires.

La philo renforce une certaine « citoyenneté » …

Pour le dictionnaire des sciences humaines[4], à travers la citoyenneté,  ce sont les valeurs de responsabilité et d’engagement qui sont remises au goût du jour. Son attrait, la citoyenneté le doit aussi à l’idée relativement nouvelle : envisager le vivre ensemble en faisant abstraction des différences sociales, mais aussi religieuses et ethniques. Or suite aux vagues successives d’immigration intervenues au XXème siècle, les sociétés occidentales sont devenues de fait des sociétés multiculturelles.
Les initiatives philo tentent à renforcer cette citoyenneté, ce vivre ensemble malgré nos différences. Edwige Chirouter[5] écrit que si nous souhaitons une véritable démocratisation de la pensée, il faut pouvoir offrir à tous les élèves les outils intellectuels et culturels qui permettront de répondre à ses exigences. Une initiation précoce aux joies de la réflexion, lors des ateliers philosophiques notamment, pourrait permettre de gagner ce pari …

Démocratiser la culture avec la philo

La démarche philosophique est inséparable de la notion de démocratie. Avec Martine Nolis[6], nous pensons que toute discussion philosophique est un cadre démocratique de prise de parole, d’écoute, de respect de l’autre … L’important est de se rendre compte qu’il n’y a pas de bonne réponse unique, et que nous devons accepter que les autres ne soient pas d’accord avec ce que nous disons. Pour Pierre Bourdieu[7], aucun talent n’est le fruit d’une nature plus ou moins bienveillante, mais l’aboutissement d’un long processus d’incorporation de nos multiples influences sociales, familiales et culturelles. Et l’école, par l’ignorance de ces processus, exige de ses élèves des compétences qu’elle n’offre pas, creusant et légitimant ainsi les inégalités sociales.

Développer l’esprit critique : non aux réponses toutes faites !

Si un nombre toujours croissant de personnes s'intéressent à la pratique de la philosophie avec les enfants, c'est peut-être qu'elles y voient une profonde réforme de l'éducation, une reconstruction qui exige, dès lors qu'elle vise aussi une éducation de qualité, des interventions réfléchies qui appellent tout l'être de l'éducateur.
La discussion philosophique avec les enfants est le lieu où s'intègrent des apprentissages qui sont de l'ordre du savoir (le sujet de discussion), du savoir-faire (les habiletés de pensée) et du savoir-être (les attitudes permettant l'émergence de l'impartialité, de l'objectivité, de l'écoute attentive...). [8]
 
Pour Kim Yersu[9] de l’UNESCO, au-delà de toute participation d'ordre médiatique à une nouvelle vogue, l'intérêt de la philosophie pour les enfants rentre dans les préoccupations fondamentales de l'UNESCO. En vue de la promotion d'une Culture de la Paix, de la lutte contre la violence, d'une éducation visant l'éradication de la pauvreté et le développement durable, le fait que les enfants acquièrent très jeunes l'esprit critique, l'autonomie à la réflexion et le jugement par eux-mêmes, les assure contre la manipulation de tous ordres et les prépare à prendre en main leur propre destin. Ce sont les enfants qui sont les plus exposés aux médias, à la publicité. C'est parmi eux que se recrute un très grand nombre de gens de guerre dont on se sert surtout comme de la chair à canon. Ils constituent de nos jours la plus grande partie des victimes de l'esclavage moderne. Ils fournissent dans plusieurs régions du globe une main d'oeuvre très bon marché et font l'objet de pratiques commerciales abominables et intolérables (…).

Rétablir le désir d’apprendre pour les enfants en difficulté

Les élèves qui sont à la traîne s’imaginent que l’école n’est pas faite pour eux, et donc ils perdent leur désir d’apprendre. … Pour Gilles Abel[10], enseignant qui pratique la philo avec ses élèves, des blocages au niveau de l’apprentissage (en math, en langues…) peuvent se dénouer chez l’enfant qui apprend à mettre de l’ordre dans sa tête et à faire des liens. De plus en plus d’enfants décrochent de la société parce qu’ils sont perdus dans leurs confusions. Grâce à la discussion philosophique, les enfants sont moins perturbés, moins angoissés car on prend le temps d’écouter leurs confusions ». Et parce qu’on parle et on écoute « vrai », l’enfant retrouve confiance en lui et dans les autres qui ne sont plus des concurrents à écraser. En réapprenant aux enfants à réfléchir, on leur permet de renouer avec l’école et avec la société.

Comment se déroule un atelier de philosophie avec les enfants ?

Pour Martine Nolis[11], un « atelier philo » se déroule en trois étapes. La première consiste à initier le questionnement philosophique autour d’un thème. Pour ce faire, nous pouvons partir de supports multiples : des albums jeunesse, contes, films, pièces de théâtre, œuvres d’art ou tout simplement des situations de vie. A partir de ce choix, l’important est de laisser les enfants s’interroger, en totale liberté, sur le thème choisi lors de l’atelier. Il s’agit de l’étape appelée la « cueillette des questions », lors de laquelle nous notons les différentes questions des enfants.
La deuxième étape est une « communauté de recherche », pendant laquelle nous répondons ensemble aux questions posées précédemment, tout en questionnant aussi nos réponses ! Il s’agit donc d’un espace de parole où l’enfant dit ce qu’il pense tout en pensant ce qu’il dit. Car il y a toujours cette obligation de donner les raisons qui amènent à dire ce que nous disons, c’est-à-dire argumenter.
Ces deux premières phases de l’atelier philo s’accompagnent de la nécessité de définir les mots et concepts utilisés, pour que nous partions tous sur les mêmes bases. Il s’agit de la troisième étape, dite de définition ou de conceptualisation, indispensable au bon fonctionnement de l’ « atelier philo ».

Exemple de réflexion philosophique à aborder avec les petits :

« Sommes-nous tous égaux ? »
Voici des pistes de réflexions proposées par les livrets « MiniPhilozenfants »[12].
En principe, nous les humains sommes tous égaux. Mais en réalité, nous voyons bien que certains sont plus riches, plus intelligents, plus forts ou plus chanceux que d’autres.
Parce que nous sommes tous différents, tu auras toujours quelque chose de moins que les autres. Dois-tu être envieux pour autant ? Peut-être ont-ils durement travaillé pour être ce qu’ils sont. Et toi, tu n’as pas aussi quelque chose de plus qu’eux ?
Quant au partage ou à l’entraide, ils pourront compenser les inégalités, mais jamais les faire disparaître. Vouloir que les gens soient égaux, ce n’est pas chercher à ce qu’ils se ressemblent, juste reconnaître qu’ils partagent tous la même humanité. Ainsi que les droits et devoirs qui l’accompagnent.
 
Te poser cette question, c’est
… accorder à chacun le droit d’exister et ne pas tomber dans le piège de la jalousie.
… apprendre à reconnaître et combattre les injustices inacceptables.
… ne pas juger les individus sur ce qu’ils font ou ce qu’ils ont.
… reconnaître ce que tu as déjà et ne pas courir après l’impossible.

Portes ouvertes

Tous les parents, grands-parents ou éducateurs qui souhaitent guider leurs enfants sur le chemin de la pensée ont aujourd’hui de multiples possibilités, offertes notamment dans la littérature de jeunesse, qui de plus en plus amorce la démarche philosophique. Amorcer la philosophie en famille ou à l’école permet d’accompagner le questionnement de l’enfant, sans imposer nos questions ni nos réponses d’adultes. Pour Serge Antoine Claeys[13], philosophe et père de famille, « nous devons apprendre à écouter vraiment nos enfants. On est pris dans notre organisation du temps et il n’y a plus réellement de moments consacrés à un véritable dialogue avec l’enfant. Un moment privilégié qui peut être un peu élargi est certainement la lecture du soir ».
 
Pour notre mouvement parental, la philosophie avec les enfants répond à un impératif politique fondamental : permettre à tous les enfants d’acquérir un esprit critique, une rigueur de pensée, et des clés culturelles qui leur permettent de comprendre et d’analyser le monde, et finalement de mieux connaître l’autre. Lancer les enfants dans l’aventure de la philo, c’est leur offrir la possibilité de s’exprimer, d’échanger, de trouver une vérité objective, de faire des liens dans notre monde si confus, si fractionné, puis d’opérer des choix personnels … bref d’appliquer les valeurs fondatrices de notre démocratie.

Pour aller plus loin

- L’asbl Philomène : les animateurs proposent des outils pédagogiques pour les écoles, mais aussi les bibliothèques, centres culturels, troupes de théâtre, expos, … Tél. : 02/216.62.73 ou asbl.philomène@gmail.com
- Le Pôle philo : un service du CAL (Centre d’action laïque) ; il organise des cafés philo, palabres dans le BW, des ciné-clubs, des animations dans les écoles, etc. www.polephilo.be
- Littérature de jeunesse :
- «Les goûters philo» aux éditions Milan,
- «Brin de philo» (Audibert),
- «Chouette penser!» (Gallimard jeunesse),
- «PhiloZenfants» (Nathan),
- «Les petits albums de philosophie» (Autrement), etc.
- la rubrique «Pense pas bête» du magazine Astrapi accompagnée de fiches pédagogiques conçues par Jean-Charles Pettier (professeur de philosophie à l’université de Créteil) et disponibles sur le site de Bayard.
- La revue « Philéas et autobule » : www.phileasetautobule.be: à noter leur prochaine revue de la rentrée qui sera consacrée à la philosophie à partir des médias, une manière de réfléchir en famille sur la manière d’aborder la télévision de manière clairvoyante en famille, etc.

Vous cherchez un atelier philo ?

Le théâtre de Namur propose « Les petits déjeuners philo ». Des ateliers enfants et adultes qui veulent interroger le monde, l’habiter demain, le vivre ensemble, avec l’objectif de créer un espace intergénérationnel où la rencontre est dynamisée par un travail de réflexion.
Pour les enfants de 5 à 12 ans et les adultes désireux de les accompagner, parents, grands-parents, amis… Infos www.theatredenamur.be


Bénédicte Loriers 

 

Désireux d’en savoir plus ?
Animation, conférence, table ronde... n’hésitez pas à nous contacter, nous sommes à votre service pour organiser des activités sur cette thématique.

 


 [1] GALICHET François, La philosophie à l’école, éditions Milan, 2007.

[2] SASSEVILLE Michel, La philosophie et les enfants : http://www.fp.ulaval.ca/philoenfant/philo.asp
[3] Trickey S. & Topping K. J. (2004). ‘Philosophy for children’ : a systematic review, Research Papers in Education, 19 (3), 365-380.
[4] Dictionnaire des sciences humaines, Sciences Humaines Editions, 2008.
[5] CHIROUTER Edwige, Lire, réfléchir et débattre à l’école élémentaire. La littérature de jeunesse pour aborder des questions philosophiques, Paris Hachette, coll. “ Pédagogie pratique ”, 2007.
[6] NOLIS Martine, Penser pour grandir, La philo enfants expliquée aux adultes, www.phileasetautobule.be
[7] CHIROUTER Edwige, idem.
[8] SASSEVILLE Michel, La philosophie et les enfants : http://www.fp.ulaval.ca/philoenfant/philo.asp
[9] YERSU Kim, Directeur, Division de la Philosophie et le l’Ethique, UNESCO, 1999. http://www.fp.ulaval.ca/philoenfant/philo.asp
[10] ABEL Gilles, in Revue Altereduc, 2 février 2005 : L’asbl Philoméne philosophe « avec » les enfants selon la méthode de Lipman, http://www.altereduc.be/index.php?page=archiveList&content=article&display=item&lg=1&art_id=9447&s_id=10
[12] BRENIFIER Oscar, Sommes-tous égaux ?Miniphilozenfants, éditions Nathan, 2009.
[13] CLAEYS Serge Antoine, in « Les parents et l’école » n°33, janvier 2002, p.24.

 

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