Analyse UFAPEC 2011 par M. Lontie

22.11/ Prof-élève : garder une distance ? Surtout trouver la bonne !

Introduction

« Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’éloigner les uns des autres. Quand le besoin de se chauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de façon qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux souffrances, jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendit la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les autres; mais leurs nombreuses qualités repoussantes et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesseet les belles manières. En Angleterre, on crie à celui qui ne se tient pas à distance : Keep your distance ! (ndlr : Gardez vos distances !) - Par ce moyen, le besoin de chauffage mutuel n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais en revanche on ne ressent pas la blessure des piquants. »[1] Cette vision très pessimiste des relations humaines, nous la devons à Arthur Schopenhauer. Elle est toutefois intéressante dans la mesure où elle montre la nécessité d’un équilibre, d’une « distance moyenne », dans les relations humaines, ainsi que d’un contrat fixé par cette nécessité : la politesse et les belles manières. Nous nourrissant de témoignages et d’études qui nous ont semblé significatifs, nous allons étudier ici le cas plus particulier de la relation entre le professeur et l’élève dans une perspective d’évaluation d’une « bonne distance » entre eux.

Une « bonne distance » ?

Par-delà le cheminement de l’école et de l’enseignement à travers les décennies, la question de la distance entre le professeur et ses élèves reste posée. Plus encore, elle trouve des particularités propres à l’évolution de la société et des technologies de la communication aujourd’hui à disposition de nos enfants (et de plus en plus présentes dans leurs vies, tant dans le primaire que dans le secondaire). Cette dimension, et plus particulièrement la question des réseaux sociaux, est étudiée dans sa singularité dans une analyse connexe et complémentaire à celle-ci[2].

La question de la « bonne distance » touche d’emblée à des fondamentaux tels que le respect de l’élève et du professeur en tant que personne, la curiosité légitime mais potentiellement envahissante de l’enfant vis-à-vis de son professeur, la proximité comme facteur de soutien à l’apprentissage, mais aussi le respect du statut et de la différence générationnelle. Il apparaît donc vite évident qu’une certaine distance et qu’une certaine proximité sont nécessaires. Mais à quelles doses ? Car trop de distance comme trop de proximité risquent toutes deux d’empêcher la performance de l’apprentissage. Une chose est sûre, il apparaît qu’une frontière fixe et définitive est impossible à établir une fois pour toute, la distance adéquate étant dépendante du contexte et de la personnalité des acteurs à chaque moment de la relation. Ceci dit, de par sa position dominante (légitime) et de par son statut d’adulte, le professeur a un rôle particulier à jouer dans l’instauration de règles qui vont déterminer la nature et la forme des relations (en groupe ou de personne à personne)[3].

Règles et éthique

Nous venons de l’évoquer, le rapport entre le professeur et l’élève est une relation maître/élève. Cela légitime de facto que cette relation soit disproportionnée et donc non-démocratique. Cette situation implique deux choses pour le professeur. D’abord qu’il assume ce rôle, pleinement et toujours[4]. Ce qui exclut tout rapport d’amitié et de copinage dans le cadre de la stricte relation professeur/élève. Ensuite, qu’il n’abuse pas de sa position dominante au détriment de l’enfant ou de l’adolescent. En conscience de ces deux dangers, le professeur aura pour mission de faire respecter les règles comportementales qui permettront de garantir le respect de chacun envers l’autre. Le plus explicitement possible. Des outils sont à sa disposition, comme le Règlement d’Ordre Intérieur (ROI) ou les éventuels contrats de discipline. Il peut aussi créer ses propres règles ; dans ce cas, il informera les élèves de celles-ci lors des premières heures de cours. Emmanuel Dal Cortivo, que nous avons interviewé dans le cadre de cette analyse et qui est professeur de français dans le secondaire supérieur (général), a opté pour cette solution. « Ainsi, personne ne peut dire qu’on ne lui avait pas dit », explique-t-il. Parmi ces règles préalables, établies dans une perspective éducative, il a repris le rapport aux choses nouvelles, comme par exemple aux nouveaux mots de vocabulaire : « je leur signifie que l’attitude de l’homme intelligent par rapport à quelque chose qu’il n’a jamais vu ni entendu est de poser des questions, de s’interroger sur la façon dont il pourrait en tirer parti pour le futur. A contrario, l’imbécile rigolera de ce qu’il ne connaît pas et le rejettera. »

En parallèle aux règles établies par le professeur, par l’école, par les décrets ministériels en plus des lois (belges) et des conventions (européennes), on est en droit d’attendre une certaine déontologie, pour ne pas dire une démarche éthique du professeur dans sa relation avec l’élève. Ce qui suppose que l’enseignant a réfléchi sur son rôle, ses tâches et à la manière de les remplir. Et c’est là que les différences entre les professeurs vont se marquer. En effet, ce qui sera jugé éthique par l’un dans une situation donnée ne le sera pas nécessairement par l’autre. Mieux encore, l’interprétation et la méthode d’application des différents règlements et décrets (même s’ils sont clairs et proposent des conséquences coercitives établies d’avance) pourra parfois – pas toujours ! – varier d’une personne à l’autre (plus généralement dans le sens d’un assouplissement), ceci toujours en fonction du contexte. Mais ne peut-on rien en dire pour autant ? Et quelles peuvent être ces variations d’approche ou d’interprétation en marge au cadre prescrit par les instances légales ou éducatives ? Nous avons choisi de répondre à ces questions à partir de témoignages de professeurs.

Enzo Bordonaro, professeur de religion et de philosophie en secondaire, nous dit ceci : « La relation professeur/élève se limite à une démarche pédagogique. La vie privée est un domaine à éviter. Le professeur n’a pas à poser de questions sur la vie privée d’un élève et vice versa. C’est d’ailleurs clairement exprimé dans le ROI de mon école. Il arrive que des éléments liés à la vie privée d’un élève interviennent en Conseil de classe, mais il s’agit là d’un huis-clos dans le but de prendre une décision commune en connaissance de cause. Cela reste confidentiel et est utilisé dans un contexte de bienveillance vis-à-vis de l’élève. Pour le reste, tout est affaire de mesure et de déontologie. Si j’apprends par hasard qu’un de mes élèves de quatorze ans a bu à s’en rendre malade le week-end, je n’ai pas à le divulguer à qui que ce soit ou à l’utiliser à quelque fin que ce soit. »

Emmanuel Dal Cortivo indique qu’en termes de déontologie, l’important pour lui est de parvenir à être juste vis-à-vis de tous ses élèves. Inévitablement, des préférences se marquent. C’est le jeu des relations humaines. Mais le tout, nous dit-il, « c’est de ne pas le montrer ». Cette démarche, Emmanuel en reconnaît d’ailleurs toute la difficulté, demande un grand contrôle, une grande connaissance de soi. En effet, le professeur est amené à prendre jusqu’à 200 décisions et gérer 15 conflits éducatifs en une heure de cours[5] et il faut lutter contre une tendance naturelle à se comporter de manière non verbale de façon plus positive envers les élèves prometteurs[6]. « Le tout, c’est de conserver une neutralité, de donner des clefs de compréhension, mais sans imposer sa vérité, bien plutôt de les amener à construire la leur », ajoute-t-il. « Il faut aussi pouvoir transmettre des valeurs comme l’équité, la recherche de la connaissance et la gratuité (il ne faut pas un but à tout). »

Familiarité et affectivité

En ce qui concerne la forme à donner aux relations avec ses élèves, Emmanuel Dal Cortivo remarque qu’il est radicalement différent en classe et dans sa vie privée et qu’il ne côtoie ceux-ci que dans l’enceinte de l’école. Il cherche à éviter toute proximité, sous quelque forme que ce soit. « Comme c’est le cas pour tout métier à dimension hiérarchique. » « Il faut assumer le fait de son autorité, préserver la dimension maître/disciple et éviter toute familiarité », exprime-t-il du haut de sa trentaine. « C’est comme si je portais un masque, lequel me permet de garantir une forme de neutralité et d’impartialité. Car je veux éviter tout favoritisme. C’est l’effort qui doit primer. » « Ce masque me préserve, bien sûr, mais ce n’est pas ce qui compte le plus à mes yeux. Pour moi, être trop franc, c’est perçu comme une faille par les élèves. Et de cette faille pourront s’écouler d’éventuelles dérives. »

Cela signifie-t-il qu’il faut s’interdire pour autant toute affectivité ? « En quelque sorte, oui ; en tous cas pour le général », nuance aussitôt Emmanuel. « Il y a plus de place pour l’affectif dans le technique et le professionnel. Parce que dans ces formes d’enseignement, les professeurs ont davantage besoin d’avoir les élèves dans leur poche. » Et il ajoute : « Etre sympa, ok. Mais il ne faut pas nécessairement être dans l’affectif. Car il y a un risque ; celui de perdre le contrôle. » Enzo Bordonaro, professeur de religion et de philosophie dans le secondaire (général), abonde en ce sens, soulignant qu’il faut s’accorder sur les mots : « Pour moi, il n’y a pas de place pour l’affectivité dans la relation du professeur avec l’élève. De la sympathie, par contre nous pouvons en témoigner. Nous pouvons encourager, aider, faire progresser ou faire preuve de compassion. Mais l’affectivité conduirait pour moi à la création d’une relation personnelle indécente. Ce serait s’imposer dans la vie de l’élève. Je pense d’ailleurs que les parents sont hostiles à une relation affective du professeur avec leur enfant, tandis qu’ils souhaitent une relation faite d’égards et de sympathie. Sympathie qui d’ailleurs n’empêche pas d’être ferme lorsque cela se justifie. Comme pour un médecin vis-à-vis de son patient ou un entraîneur vis-à-vis de son compétiteur sportif, la relation hiérarchique professeur/élève interdit forcément l’affection. »

Emmanuel Dal Cortivo fait du contrôle l’une de ses priorités dans sa ligne de conduite en classe. Ceci dit, il reconnaît être comme un funambule dans certaines circonstances : « Je suis mal à l’aise face aux élèves qui ont une vie difficile. Dans des cas de faits de violence aggravés ou lorsque l’enfant est atteint d’une maladie particulièrement grave. C’est délicat parce qu’il y a d’une part les exigences de savoir et de compétences et d’un autre côté nous voulons permettre aux ados d’avoir une vie, une fin de vie la plus agréable possible. Nous en discutons en Conseil de classe, ce qui nous permet de mettre à distance nos perceptions subjectives sans pour autant évacuer la dimension émotionnelle. »

Conclusion

L’UFAPEC rejoint la distinction d’Enzo Bordonaro (aussi soulevée par Emmanuel Dal Cortivo) concernant les notions d’affectivité et de sympathie. Un professeur peut éprouver de la sympathie pour un élève. Eprouver de l’affection, par contre, risquerait de déséquilibrer la relation et, à terme, de provoquer une fusion ou une rupture du lien pédagogique. Prendre la place d’un vide affectif chez l’enfant n’est pas du ressort de l’enseignant. Le lien pédagogique nécessite pourtant une certaine proximité. En effet, pour une pédagogie efficace, on n’imaginerait pas le professeur donner cours à 4.000 élèves d’un promontoire et aidé d’un porte-voix pour se faire entendre... Mais il exige aussi une certaine distance ; faite de politesse et de belles manières, comme nous l’avions souligné avec Schopenhauer, mais plus encore de respect mutuel et de reconnaissance de chacun dans son propre rôle.

La « bonne distance » n’est pas quelque chose que l’on peut mesurer et établir une fois pour toutes. En regard des lois, décrets, règlements, c’est à chacun, en fonction de sa personnalité, de sa stratégie pédagogique, du contexte, du lieu et de l’instant, de déterminer ce qui est éthique, juste, équilibré. L’UFAPEC souhaite qu’il ne puisse jamais y avoir de confusion des rôles et que toutes les facettes relatives à la relation du professeur et de l’élève demeurent sous le contrôle du premier.

 

Désireux d’en savoir plus ?
Animation, conférence, table ronde... n’hésitez pas à nous contacter
Nous sommes à votre service pour organiser des activités sur cette thématique.



[1]Schopenhauer, A., Parerga et Paralipomena, Tome II, § 396, 1851 (traduction Jean-Pierre Jackson 2005, Éd. Coda).

[2]Lontie, M., Etre « ami » avec ses élèves sur les réseaux sociaux, analyse Ufapec n°23.11, 2011.

[3]Dans ce document, et sauf spécification contraire, nous entendons par relation professeur/élève la relation qu’entretient le professeur et son élève à l’école et en dehors. Cela comprend donc aussi une rencontre (fortuite ?) dans un lieu public ou via des moyens de communication (téléphone, sms, Internet…). Dans le cas de relations plus complexes (comme par exemple le fait d’être à la fois professeur et parent de l’élève) nous ne prenons en compte ici que la relation stricte professeur/élève.

[4]Voyages scolaires y compris…

[5]Chiffres repris in Hofer, M., « Proximité et distance. Communication non verbale dans l’enseignement de la musique », http://evta.ch/docus/communication-non-verbale.pdf.

[6]C’est ce qu’on appelle l’effet Rosenthal : les professeurs se montrent plus approbateurs, plus encourageants, sourient davantage, observent plus longtemps et stimulent les élèves qu’ils considèrent comme étant les plus brillants. Or, même si cela n’est jamais dit explicitement, c’est bien perçu par tous, mais de façon inconsciente. Edward Sapir écrivait ceci en 1921, à propos de la communication non verbale (soit 80% des informations que nous communiquons en face-à-face) : « Nous réagissons aux gestes selon un code secret et complexe qui n’est écrit nulle part, connu de personne mais compris par tous » in Sapir, E., Anthropologie, Paris, Éd. Du Seuil, 1971, p. 46.

Vous désirez recevoir nos lettres d'information ?

Inscrivez-vous !
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de Cookies pour vous proposer des publicités adaptées à vos centres d'intérêts, pour réaliser des statistiques de navigation, et pour faciliter le partage d'information sur les réseaux sociaux. Pour en savoir plus et paramétrer les cookies,
OK