Analyse UFAPEC décembre 2014 par L. Lahaye

34.14/ Flipped classroom ou classe inversée… Une autre manière d’enseigner avec le numérique

Introduction

Initiée dans les années 90 à Harvard aux Etats-Unis par Erik Masur, professeur de physique, la « classe inversée » (ou « Flipped classroom » en anglais) commence à faire parler d’elle chez nous. Surtout depuis que deux écoles namuroises l’appliquent via les cours de mathématiques pour les élèves de deuxième et troisième secondaire. En quoi consiste cette méthode ? Le principe est de demander aux élèves de préparer la leçon théorique à domicile au moyen de vidéos, textes, images didactiques disponibles en ligne pour permettre le lendemain au professeur de centrer sa leçon en classe sur les questions des élèves ainsi que sur la réalisation d’exercices en lien avec la théorie apprise[1]. Cette pédagogie chamboule la vision du professeur occupé à dispenser un cours magistral à des élèves assis derrière leurs bancs. Que devient le professeur s’il n’a plus de cours théorique à enseigner ? Quel est l’impact d’une telle approche au niveau des apprentissages ? N’occasionne-t-elle pas une surcharge de travail à domicile[2] ? Les élèves qui ne préparent pas la veille sont-ils pénalisés ? Comment les parents peuvent-ils accompagner leurs enfants au niveau du travail à domicile ? Que peut faire l’école pour les élèves qui ne disposent pas d’un ordinateur ou d’une connexion de qualité à la maison ? La pédagogie inversée est-elle vraiment accessible à tous ? Cette analyse se propose de mettre en lumière et de questionner les fondements d’une telle pédagogie en interrogeant ses apports et ses limites.

Une nouvelle façon de « faire classe »

Sans le cours magistral à dispenser au préalable, le temps en classe s’organise différemment. C’est l’occasion de mettre l’accent sur la compréhension de la matière par des exercices et la collaboration avec les pairs. Pendant ce temps, le professeur peut passer auprès de chaque élève et répondre à ses questions. Les élèves en difficultés peuvent ainsi recevoir un accompagnement plus adapté à leurs besoins selon le principe de la différenciation pédagogique. En témoigne Valérie Beguin, professeur de mathématiques en deuxième et troisième secondaire à l’Institut de la Providence à Champion : « Ils [les élèves] vont regarder la vidéo à la maison, peut-être plusieurs fois si c’est nécessaire et quand on arrive en classe, on fait énormément d’exercices et voilà je peux circuler dans la classe et passer plus de temps auprès de ceux qui ont des difficultés »[3].

La pédagogie inversée met en scène non plus un professeur-maître omniscient, mais plutôt un enseignant-coach : « Pas question de laisser les élèves piloter leur apprentissage. Le prof doit valider ce que les élèves ont appris, leur apprendre à vérifier et confronter les sources, à développer un esprit critique, mais aussi à suivre le programme »[4]. La place du professeur dans l’espace de la classe est d’ailleurs révélatrice de son changement de rôle : il n’enseigne plus face à ses élèves, mais bien à leurs côtés, en circulant entre les bancs.

Les exercices réalisés en classe peuvent être individuels, cependant la volonté de cette pédagogie est aussi de favoriser le travail collectif. En sous-groupes, on réfléchit à la résolution des problèmes, les élèves sont encouragés à s’entre-aider. Un des critères de répartition en sous-groupes peut être par exemple la réponse des élèves à une question du professeur à propos du contenu visionné. Les élèves peuvent être rassemblés en trois groupes en fonction de leur réponse : claire, vague idée du sujet ou pas de réponse. N’est-ce pas prendre le risque de retrouver les bons élèves dans le groupe de ceux qui ont bien répondu et les mauvais élèves du côté de ceux qui ne savent pas ? Ne serait-ce pas, au nom de l’accompagnement personnalisé, remettre l’accent sur les capacités différentes des élèves par lesquelles certains se sentent stigmatisés ? S’agit-il d’une structure réellement valorisante pour le jeune s’il est constamment mis dans le groupe dit "des mauvais élèves" ? Cette pédagogie peut-elle vraiment inverser la tendance en aidant à casser les stéréotypes au sein des classes ?

Un des défis régulièrement soulignés par les enseignants utilisant la pédagogie inversée est de trouver le bon dosage au niveau des contenus théoriques. Ceux-ci ne doivent pas comporter trop d’informations en une fois, au risque de compliquer leur appropriation par les élèves. La tentation pourtant est grande, pour les professeurs, d’en rajouter encore et encore dans les supports en ligne, afin de gagner le plus de temps possible en classe. Serait-ce une application du travail à la chaîne au domaine de l’enseignement ? Tout retard sur la chaîne menace la production, chaque travailleur n’a alors de cesse de gagner du temps pour parvenir à boucler sa tâche dans le temps imparti. Nos enseignants sont-ils soumis au même régime dès lors que leur action doit permettre à l’élève d’accéder à l’étape suivante ? La transmission classique des savoirs serait-elle une incessante course contre la monte mise en lumière par la pédagogie inversée ? Le professeur, tenu de dispenser un programme d’enseignement précis, doit donner la priorité aux apprentissages théoriques. Qu’en est-il des autres types d’apprentissage plus pratiques ? Ont-ils moins de valeur ou d’intérêt pour être toujours relégués au second rang ? C’est là peut-être un des points essentiels soulevés par la pédagogie inversée. Réintroduire des actes et des habitudes là où on a toujours cherché, à la manière du travail à la chaîne, à produire en grande quantité avec le moins de gestes possibles. La pédagogie inversée serait-elle une manière de résister à la rationalisation (c’est-à-dire à l’élimination de tout ce qui semble superflu) de l’enseignement en montrant qu’il est possible de parvenir à des résultats concluants par des moyens différents ?

Des compétences sollicitées pour une appropriation active

Pour que le système inversé fonctionne, les élèves doivent avoir compris et mémorisé le contenu des supports en ligne. Il ne s’agit donc pas de « se la couler douce » derrière l’écran, l’élève doit s’intéresser activement au contenu enseigné. Dans le cas contraire, de nouvelles explications théoriques seront nécessaires en début du cours avant de pouvoir passer à l’expérimentation pratique. Luc Viatour, professeur de mathématiques à l’Institut Saint-Joseph à Ciney, illustre la démarche : « S’il y a des choses qui n’ont pas été comprises, l’élève revient avec des questions vraiment ciblées et qui permettent d’affiner sa compréhension. On n’a jamais eu d’élèves qui n’ont absolument rien compris au film puisqu’ils peuvent réécouter le film autant de fois qu’ils veulent, ce qui est beaucoup mieux que de devoir faire répéter le prof six fois parce que l’élève n’a pas compris, ça il n’osera pas le faire »[5].

L’appropriation active des contenus passe par une série de compétences plus ou moins maîtrisées par les élèves. La prise de notes et la rédaction de synthèse sont au premier plan des compétences essentielles dans le système inversé. Les élèves y ont-ils été familiarisés au préalable ? Une formation sur ces deux aspects pratiques peut s’avérer nécessaire pour encourager les étudiants à garder une trace des contenus numériques. C’est le cas d’un collège français au sein duquel, en parallèle à la vidéo postée par leur professeur de français, les élèves ont pu visionner une capsule méthodologique dans laquelle la documentaliste de l’école leur expliquait comment prendre note en fonction des éléments donnés par le professeur de français. Une des volontés du système inversé est de rendre les élèves plus autonomes dans leur travail, plus responsables de leurs apprentissages tout en développant leur esprit critique par une incitation à l’expression orale plus régulière. Ils ne sont pas constamment surveillés et dirigés dans leurs apprentissages. Au contraire, leurs ressources personnelles sont sollicitées et valorisées[6]. Une manière de préparer concrètement le passage aux études supérieures où l’étudiant est davantage livré à lui-même ? Le système inversé peut-il contribuer au continuum pédagogique entre l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur ? Il y a en tous cas matière à réfléchir quand on sait que le taux de réussite en première année à l’université est de 39% en Belgique, selon une étude des Facultés universitaires de Saint-Louis à Bruxelles[7]. Par les compétences qu’elle suscite, la pédagogie inversée est-elle en mesure de fournir aux élèves une méthode de travail utile pour la suite de leur parcours personnel et professionnel ? De la manipulation des nouvelles technologies en elles-mêmes à l’utilisation de logiciels didactiques disponibles en ligne en passant par la collaboration en équipe et la sélection d’informations pertinentes, tous ces apprentissages seront utiles aux élèves dans leur vie d’adulte.

Si certaines compétences sont exigées de la part des élèves, il en va de même pour les enseignants appliquant la classe inversée. Ils doivent maîtriser le volet technique de la conception de leurs supports de cours. Apprendre à réaliser des vidéos, les mettre en ligne sur une plateforme de partage, éventuellement les graver sur cédérom pour les élèves qui n’ont pas accès à Internet, mais aussi réfléchir à la longueur, la clarté, la pertinence des sujets abordés. Pour cela, les enseignants disent se former « sur le tas », expérimenter par eux-mêmes, demander l’aide de leurs collègues ou de leurs proches à l’aise avec les nouvelles technologies. S’il n’existe pas de formation reconnue en pédagogie inversée, comment garantir la qualité de l’enseignement dispensé par ce biais ? Cette situation peut donner lieu à des pratiques variables ponctuées par plus ou moins de succès selon les établissements scolaires. S’il s’avérait que ces expériences donnaient systématiquement de meilleurs résultats, ne chercherions-nous pas à y inscrire nos enfants afin qu’ils puissent en bénéficier ? N’est-il pas temps de s’intéresser davantage à ces pratiques émergentes avant qu’elles ne créent un système scolaire à deux vitesses ? Un système scolaire où on retrouverait, d'un côté, des élèves issus de familles qui ont l'information et la maîtrise des enjeux pédagogiques pour orienter leur enfant et, d'un autre côté, des familles qui n'ont pas accès à ces infos ?

La collaboration des parents… un élément essentiel !

Plus que jamais, le système inversé met en évidence l’importance primordiale de l’implication des parents dans la scolarité de leurs enfants. Ils doivent veiller à ce que leur progéniture soit dans les meilleures conditions pour réaliser les devoirs à domicile. Dans le cas de la classe inversée, il s’agit, pour les parents, de permettre à leurs enfants d’utiliser le matériel numérique nécessaire à l’appropriation de la théorie demandée par le professeur. Certains enfants travailleront avec l’équipement familial, d’autres avec leur équipement personnel, et d’autres encore, parce que leur famille n’est pas équipée, utiliseront éventuellement les ordinateurs de l’école. Si les jeunes se débrouillent bien avec les fonctionnalités ludiques des appareils numériques, leurs connaissances sont beaucoup plus réduites concernant les usages plus techniques (se connecter au wifi, envoyer un mail, régler la luminosité de l’écran par exemple). On attend donc des parents un soutien logistique tout autant que pédagogique. Chaque parent est-il en mesure de fournir cet encadrement ? Il est clair que dans certaines familles, le jeune trouvera l’accompagnement nécessaire pour comprendre les supports visionnés tandis que dans d’autres familles, les parents n’auront pas les ressources nécessaires pour soutenir leur enfant dans ce domaine : que ce soit en matière d'équipement, de maîtrise des outils et des contenus ou en matière de temps disponible. D’autres facteurs peuvent également entraver le soutien attendu de la part des parents : la recherche-action menée par l’UFAPEC en 2011 sur l’Internet en famille a mis en lumière des sentiments et attitudes divergentes de la part des parents à l’égard des nouvelles technologies. Le groupe étudié comportait deux catégories distinctes : les parents favorables et les parents réticents à l’utilisation d’Internet[8]. Les parents qui, par réticence ou sentiment d’incompétence, ne s’intéressent pas à l’évolution des nouvelles technologies, pourront-ils soutenir efficacement la scolarité de leur enfant en classe inversée ? La question des devoirs à domicile a déjà été le théâtre de nombreux débats en FWB. Ici encore le risque est grand de voir se creuser les écarts entre les familles qui ont les ressources nécessaires au soutien et à l'accompagnement de leur(s) enfant(s) et celles qui en sont dépourvues.  Comment conserver les avantages de cette méthode pédagogique sans attendre un relai du côté des parents ? L’enfant pourra-t-il, par exemple, tout de même compter sur l’aide de son professeur pour lui montrer comment utiliser une tablette numérique pour le travail scolaire ? Dans cette perspective, le système inversé est-il tout aussi envisageable dans les milieux défavorisés, là où la probabilité de rencontrer des parents « analphabètes informatiques »[9] est plus forte qu’ailleurs ? L’école de la réussite peut-elle autoriser cela ? Elle qui promeut l’intégration de tous les élèves ? N'est-ce pas décharger l'école d'une part de la responsabilité des apprentissages en la renvoyant aux familles ? Une chose est certaine, la pédagogie inversée met en avant toute l’importance de l’attention et du lien qu’école et familles doivent entretenir au quotidien[10].

Conclusion

A la manière du travail à la chaîne où les gestes inutiles sont éliminés selon les principes mis en place par l’ingénieur F. Taylor à la fin du XIXe siècle, notre enseignement classique met également de côté les apprentissages et conduites jugées moins rentables. Le système inversé, quant à lui, tente de redonner toute sa valeur aux apprentissages pratiques et aux relations interindividuelles au sein de la classe. En mettant l’accent sur la réalisation des exercices, le travail en groupes et l’accompagnement différencié, la pédagogie inversée tente de prendre les habitudes d’enseignement à contrepied. Marcel Lebrun, professeur en technologies de l’éducation à l’UCL le souligne en ces termes : « Ce qui est au cœur de la classe inversée, c’est finalement d’essayer au maximum de redonner du sens à la présence, c’est-à-dire à la rencontre des étudiants avec les enseignants et des étudiants entre eux »[11].

Cette nouvelle manière d’envisager l’enseignement est-elle pour autant gage d’une meilleure intégration des élèves dans le système scolaire et a fortiori dans la société en général ? Le débat a raison d’être, car en demandant aux élèves de visionner des vidéos à domicile, la pédagogie inversée part du principe que la majorité des élèves a accès à un équipement numérique à domicile ainsi qu’à un soutien des parents pour l’aider en cas d’incompréhension. Or, même si aujourd’hui, la plupart des ménages belges possède au moins un ordinateur[12], il n’est pas sûr que l’enfant puisse l’utiliser pour son travail. Simplement parce qu’un de ses parents pourrait en avoir besoin ou qu’un de ces frères ou sœur aurait également du travail scolaire à réaliser. C’est toute l’organisation familiale qui peut être alors remise en question. A quand la nécessité d'un appareil par enfant à la maison ? Etant donné les ressources matérielles et humaines qu’elle demande, la classe inversée est-elle réellement accessible à tous ? Quelle forme pourrait-elle prendre pour ne plus être réservée à une élite ?

 

Laudine Lahaye

 

 

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[1]L’Ecole Supérieure du Professorat et de l’Education de l’académie de Strasbourg a mis en ligne une série de vidéos relatant l’expérience de la pédagogie inversée dans différents lycées et collèges de France. Pour visionner ce web documentaire très complet : http://espe-formation.unistra.fr/webdocs/ci/

[2]Dans cette analyse nous ne nous discutons pas du bien fondé du travail à domicile. Il faut toutefois se poser la question d’une école sans limite dans le temps et qui en vient à occuper les temps et espaces familiaux, parfois avec excès.

[3]Liégeois, C. (2014). Journal télévisé. RTBF. (19 septembre). http://www.rtbf.be/video/detail_la-technique-des-maths-inversees?id=1956912

[4]Grofils, S. (2014). Quelle place pour le numérique en classe ? Le Ligueur, n°19 (octobre), p.19.

[5]Bertrand D. et Morleghem P. (2014). Journal télévisé. Canal C. (9 septembre). http://www.canalc.be/math-inversees-une-pedagogie-innovante/

[6]En ce sens, la pédagogie inverséerencontre les objectifs poursuivis par les acteurs du monde socio-culturel à l’égard de la formation des jeunes qui vise à en faire des CRACS, citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires selon le décret « Organisations de Jeunesse » de 1980.

[8]Etude UFAPEC, Les enfants du net et leurs parents – Une recherche-action sur Internet en famille, décembre 2011, n°36.11, page 10. http://www.ufapec.be/files/files/analyses/2011/3611-etude-net.pdf

[9]L’expression vient de Grofils, S. (2014). Quelle place pour le numérique en classe ? Le Ligueur, n°19 (octobre), p. 18-19.

[11]AREC UCL (2014). Classes inversées – Ils l’ont fait ! (9 décembre). https://www.youtube.com/watch?v=7r-DkNO78gc

[12]D’après le baromètre TIC mesuré par l’Agence Wallonne des Télécommunications en 2014, on apprend que 80% des ménages wallons possèdent un ordinateur fixe ou portable. Derrière ce chiffre élevé, il y a tout de même 20% des ménages wallons sans ordinateur. Ce n’est pas un pourcentage anodin, il nous rappelle qu’aujourd’hui encore une part non-négligeable des citoyens belges n’a pas accès aux nouvelles technologies. http://www.awt.be/web/dem/index.aspx?page=dem,fr,b14,000,000

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