Analyse UFAPEC 2008 par D. Houssonloge

09.08/ Diplômes à tout prix ou stratégies des familles dans la réussite socio-professionnelle

Introduction

En Communauté française, on connaissait les inscriptions d’enfants dans certaines écoles plusieurs années à l’avance. C’est maintenant au tour des embryons : dans le Brabant wallon 5 fœtus sont déjà inscrits dans une école d’immersion(1) . Pas plus tard que le mois dernier, le journal télévisé nous présentait des petits de 5 à 6 ans inscrits à un stage à la veille de la rentrée pour bien les préparer à la 1ère primaire. Jusqu’où ira l’enjeu scolaire et pourquoi un tel enjeu ?

Une grande part du temps de l’enfant et donc de la famille est consacrée au scolaire ou parascolaire : environ 7 heures par jour pour les plus jeunes 4,5 jours sur 7 sans compter les heures de garderie avec développement d’études dirigées, les activités parascolaires, les devoirs à domicile mais aussi le développement impressionnant de cours particuliers ou de remédiation.

Dans le budget familial, le coût scolaire pèse dans la balance au détriment de choses essentielles. D’où l’idée d’une allocation de rentrée déjà évoquée en 2000 après le constat de la Ligue des familles : environ 1/3 des familles éprouvent des difficultés à assumer les frais scolaires(2).
Même au niveau de la structuration de l’espace familial, pour être dans les meilleures conditions de travail, la plupart des enfants, du moins ceux qui le peuvent, ont de plus en plus tôt une chambre personnelle avec bureau voire avec ordinateur. Si l’intrusion de ce dernier, peut avoir d’autres motifs, l’argument irréfutable sera : « j’en ai besoin pour l’école».

«Enfant»est-il devenu synonyme d’élève ? Quel épanouissement et quelle identité propre la famille peut-elle encore avoir ? Quelles sont les causes de l’envahissement du champ scolaire dans la sphère familiale ? Quelles répercussions pour l’école ?

Parents et enseignants ont eu l’occasion d’y réfléchir et d’en débattre lors de la soirée du 19 septembre 2007 Entre rondes familles et école carrée : le choc ? organisée par l’école Sainte Anne de Waterloo, son association de parents avec le soutien de l’UFAPEC et l’intervention de la sociologue Danièle Mouraux.

Il convient tout d’abord de définir notre propos. L’unanimité est faite de longue date sur l’importance et la nécessité pour l’enfant d’une instruction publique obligatoire ainsi que celle des loisirs. Le débat ne se situe pas non plus au niveau du rythme scolaire mais bien dans des enjeux plus complexes et non explicites de notre société.

Une société dominée par le capital scolaire

Définissons d’abord ce qu’est le capital. Au départ, la notion de capital relève de l’économique : le capital s’accumule au travers d’investissements, il se transmet par le biais de l’héritage et permet de dégager des profits comme l’explique le sociologue Patrice Bonnewitz revisitant Pierre Bourdieu(3) . Bourdieu définit 4 formes de capital : économique (facteurs de production), social (relations sociales) et symbolique (rituels), et culturel. Le capital culturel est «l’ensemble des qualifications intellectuelles, soit produites par le système scolaire soit transmises par la famille. Ce capital peut exister […] à l’état institutionnalisé, c’est-à-dire socialement sanctionné par des institutions (comme les titres scolaires) ;»(4)

Le mode de production à dominante scolaire de notre société – c’est-à-dire une société dont la richesse se situe dans le capital scolaire et dans les diplômes acquis – apparaît dans la 2ème moitié du 20ème siècle et remplace peu à peu le mode de production économique. C’est à cette époque que les petites entreprises familiales, industrielles ou commerciales - qui passaient facilement de père en fils et sans réelle nécessité de diplômes – disparaissent en masse(5) .
Sur le marché matrimonial par exemple, le diplôme a valeur de dot. Des filles d’employés qui ont épousé un cadre moyen avaient fait de plus longues études (2 ans) que celles qui ont épousé un employé(6).
Après 1950, la massification de l’enseignement qui partait d’un souhait de rendre l’enseignement accessible a tous a eu notamment comme effet pervers de modifier la valeur des diplômes. Il y a eu ce que Patrice Bonnewitz appelle une»inflation»des diplômes provoquant par conséquence leur dévaluation. Comme beaucoup plus de personnes possédaient le diplôme d’humanités, celui-ci a perdu de sa valeur. Pour occuper un poste de cadre par exemple, il ne suffit plus comme autrefois d’avoir son diplôme du secondaire.

Aujourd’hui, les diplômes sont essentiels dans l’avenir social et professionnel du jeune(7).
Comme l’explique Philippe Perrenoud, sociologue : "On pourrait évidemment rêver d’une société dans laquelle l’acquisition des savoirs serait considérée comme un enrichissement personnel avant d’être une promesse d’emploi ou de statut. On doit constater que pour la plupart des élèves et des familles la maîtrise des savoirs et savoir-faire scolaires reste définie d’abord comme un "passeport pour l’emploi" et un gage de réussite sociale"(8). Dès lors, l’école envahit la sphère de la famille qui doit s’adapter : gestion du temps et du budget, aménagement de l’espace, tâches et méthodes éducatives pour»produire»un enfant capable d’être élève(9).

Mais il y a un os ! L’école produit aussi de l’échec. - seulement 37,8 % des élèves sont «à l’heure» en 6ème secondaire ordinaire pour 2006-2007(10) –

Stratégies des familles face à l’Ecole

Les réactions des familles vont être d’ordre divers. Elles iront du rejet – principalement dans les milieux défavorisés où l’école tend à être perçue comme un passage obligé que l’on subit parce que l’on n’a pas les clés d’entrée - à des tentatives de colonisation pour d’autres qui savent utiliser le système et faire pression sur lui. Ces familles demandent toujours plus de travail et d’investissement à l’école. Elles lui assignent comme mission première non plus d’être dans une logique de réussite pour tous mais dans une logique de rendement et de réussite de LEUR enfant. Les enseignants déplorent la pression de ces familles sur les enfants mais aussi sur eux-mêmes(11).

De façon générale, la famille investit voire surinvestit dans le (para)scolaire.
A ce titre, elle veut le meilleur pour son enfant :
· choix d’une»bonne»école à repérer des années à l’avance quitte à faire des km chaque jour ou à déménager
· acceptation des frais scolaires
· attention aux hypothétiques difficultés ou retards de l’enfant d’où la multiplication des cours de remédiation ou cours particuliers
· transformation de la maison en annexe de l’école pour faire l’école après l’école, et transformation du parent en auxiliaire voire chauffeur scolaire. Nombre de familles –de nouveau celles qui le peuvent – vont jongler entre travail et prise en charge de l’enfant dans sa scolarité et para scolarité. Tout spécialement le mercredi après-midi et le samedi, ce sera, pour la mère en particulier, la course contre la montre entre les devoirs, la logo ou le cours particulier, le cours d’anglais puis celui de natation multiplié par le nombre d’enfants qui composent la famille.
· recherche permanente d’indicateurs pour savoir si l’enfant a le»bon»niveau. Le parent s’inquiètera en voyant que dans l’école x, les enfants de 3ème maternelle en soient à l’écriture de leur nom en cursive alors que dans l’école de son enfant, on en est toujours à l’imprimé,
· stimulation excessive de l’enfant : c’est mieux d’avoir un enfant»en avance»qui saura lire dès la 3ème maternelle par exemple.
· financement de hautes études à long terme voire à l’étranger. Certains parents se serrent la ceinture des années même si le jeune est en échec et n’a pas de motivation


Risques d’une hyper scolarisation

Pour le jeune, il y a risque d’une pression excessive et inadaptée à un enfant. Il y a surtout le risque s’il n’est évalué qu’au regard de ses performances, de ne plus se construire en tant qu’homme mais seulement comme sujet d’apprentissage.

Il y a également le risque pour tous ceux qui sortent sans diplôme non seulement d’être exclu du marché de l’emploi mais encore de la société. C’est ce que le sociologue François Dubet appelle les «vaincus scolaires»(12)
Pour la société, outre une dualisation entre ceux qui on un diplôme et les autres, il y a risque de sclérose à force de cadenasser et bétonner les professions. Les autodidactes existent !

Il y a encore le risque pour le jeune, mais aussi pour l’école, de perte de sens des savoirs et du rapport au savoir et donc risque de décrochage scolaire comme l’explique Philippe Perrenourd : « Notre société a placé la maîtrise des savoirs au centre de son système de valeurs, mais elle ne parvient plus guère à lui donner un sens autre que stratégique, comme atout dans la course à la réussite sociale»(13)

D’autre part, la certification étant le but ultime, c’est les parcours et les écoles qui mènent le plus loin qui sont valorisés. Il y a les métiers « de cons»e les métiers «bien». Dans une société en récession économique, les options techniques et professionnelles sont reléguées loin derrière alors que le monde du travail pleure après de jeunes diplômés. Par ailleurs certaines professions plus gratifiantes sont fortement saturées.

Si l’enfant n’est plus qu’un élève, la famille, elle, court le risque est de ne plus avoir d’identité propre. Les parents deviennent des «employés subalternes» de l’école dictant ses lois.

Rôle de la famille

Or le rôle de la famille est essentiel.
Comme le révèle l’enquête de l’Observatoire de l’Enfance sur la participation des jeunes, «la différence est considérable entre les pratiques participatives familiales et scolaires ; les proportions s’inversent carrément, laissant entrevoir deux situations totalement opposées. En gros, huit jeunes sur dix s’expriment dans la famille tandis qu’à l’école, sept sur dix disent se taire ! Evidemment, la nature de ces deux milieux éducatifs joue ici pleinement. Chacun de ses [la famille] membres y est considéré pour ce qu’il est, à savoir une personne dont les droits, notamment d’expression, lui sont aujourd’hui d’emblée reconnus et accordés.»(14) Alors que l’école est une institution qui valorise le cognitif, le collectif, l’universel et l’évaluatif, la famille est une communauté fonctionnant sur l’affectif, l’individuel, le particulier, le gratuit(15) où l’enfant peut se construire et développer l’estime de soi.


Conclusion

Dans une société où cohabitent chômage et inflation des titres scolaires, l’école est devenue une voie incontournable vers la réussite socioprofessionnelle. L’enseignement ne pourra sortir de la crise dans laquelle il est plongé que s’il résout le paradoxe suivant : l’école est obligatoire mais ne se suffit plus à elle-même. En effet, l’école ne garantit plus à elle seule des chances de réussite, une part de sa population étant «coachée» dans la famille ou dans des organismes privés.

D’autre part, l’homme ne peut être réduit à ses performances scolaires. La famille, même mouvante, doit retrouver et re-développer une identité propre parce qu’elle est constitutive de l’individu.

Si de bonnes relations école-famille sont importantes pour une bonne scolarisation de l’enfant, la famille, tout comme l’école, doit rester dans sa spécificité pour ne pas se dénaturer(16) . Pour reprendre l’expression de la sociologue Danièle Mouraux, la famille doit rester ronde et l’école carrée.
 

 

Dominique Houssonloge
Analyse de l’UFAPEC 2008
 

 

(1) Sud-presse, 06/09/08
(2)Document législatif n°2-545 /1, Sénat de Belgique, 6 septembre 2000, Proposition de loi visant à attribuer une allocation de rentrée scolaire, déposée par M. Georges Dallemagne(3) Patrice Bonnewitz, Premières leçons sur la sociologie de Pierre Bourdieu. Paris, 1998, p.43
(4)Ibidem
(5) François de Singly, Sociologie de la famille contemporaine. Armand Colin, 3ème édition. 2007, p. 94
(6) François de Singly, op. cit., p. 95
(7)Sous la direction de Pierre Desmarez, Scolarisation et niveau d’instruction. ULB-TEF, 2006, p. 90-91
(8)Philippe Perrenoud, Métier d’élève et sens du travail scolaire. ESF, 5ème édition de 2004, p. 70
(9)Danièle Mouraux, Entre ronde famille et Ecole carrée : quelles relations ? novembre 2006
(10)Jean-Marie Dupierreux, Le redoublement scolaire et son coût. Service des Statistiques de l'ETNIC, pour 2006-2007
(11)Marie-Luce Scieur, Entre école et famille : des enjeux complexes. FUNOC, 2007, p. 54
Pierre Périer, sociologue de l’éducation à l’université de Rennes2 in http://ressourcesjeunesse.injep.fr/Ecole-et-famille-institutions.html
(12)François Dubet : L'école des chances, qu'est-ce qu'une école juste ? Le seuil, 2004
(13)Philippe Perrenoud, op. cit. p. 73
(14)Observatoire de l’enfance, de la jeunesse et de l’aide à la jeunesse de la Communauté Française, Rapport final de l’enquête sur la participation des enfants et des jeunes de 10 à 18 ans, avril 2007, p.187
(15)Daniele Mouraux, op.cit., p.6-7
(16)Danièle Mouraux, op.cit., p.15

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