2 octobre 2008

De la mixité, ou de l'audace ? : carte blanche à Philippe ANSELIN

La Libre.be > Débats > Opinions > Article - Mis en ligne le 02/10/2008

Philippe ANSELIN
Directeur de l'Institut Saint-Joseph de Charleroi

La mixité existera quand on n'en parlera plus. De l'audace, en revanche, c'est ce qui manque dans ce monde de faux-semblant, de paroles ouatées dans nos ministères frileux.


Quand la mixité sociale sera, une société parfaite adviendra ? Quand la mixité dirigera nos établissements, nos élèves pauvres seront comme nos riches élèves. Elèves pauvres, élèves riches, et après ?

Je ne peux comprendre l'objectif du décret "mixité" né au forceps. Briser les barrières séparant les nantis des autres, mettre un terme définitif à la lutte des classes ? Remplir les écoles de catégories d'élèves issus de milieux socio-économiques différents ? Abolir les barrières, tout ce qui sépare, isole ? Combler les fossés infranchissables que même les catholiques ont laissé se creuser entre établissements que quelques centaines de mètres seulement parfois séparent ? Oui, il y a des écoles de "nantis" et des écoles de "déclassés". Des écoles d'abîmés, d'oubliés d'un monde de plus en plus marqué par un capitalisme triomphant, des écoles "poubelles", appellation affreuse qui devrait nous empêcher, nous, responsables de l'enseignement, de dormir dessus.

Cependant, peut-on imaginer que ce décret qualifié de "mixité" viendra effacer cette triste réalité quand son application restera aux mains des responsables des établissements scolaires soumis aux pressions de parents, d'élèves, d'enseignants, de leurs autorités, de la société ? L'école est le lieu de l'advenue de celles et ceux qui feront la société de demain : elle n'est pas la société.

Dans un article précédent, je citais cette sentence lumineuse de Bachelard qui rêvait d'une société faite pour l'école plutôt que d'une école faite pour la société. Oui, l'école doit disposer de moyens suffisants pour faire advenir une humanité plus juste, une humanité plus en accord avec elle-même, une humanité où chacun se sente l'égal de l'autre. Je l'ai souvent écrit, je le pense au plus profond de mon être : c'est la société qui est inégale et fait de mauvais choix, pas l'école. Hélas, trop souvent, l'école n'est que l'image de la société qui la produit. Vouloir transformer l'école pour transformer en retour l'humanité qui en sortira, l'idée n'est pas mauvaise, contrairement à la méthode.

Sur quelle noble idée repose un tel décret ? Sur l'imposition faite à toutes les écoles, quelle que soit leur image, d'accueillir un public sans critères autres que celui de la date d'inscription pour permettre un mélange des enfants d'origines sociales, voire aussi ethniques, les plus variées. Or, tous les indicateurs montrent que notre société vise à la ségrégation, sépare, hiérarchise; qu'elle oppresse, rejette, marginalise. Tout y concourt à promouvoir l'inégalité. Une société désabusée de faux "chrétiens" qui acceptent, voire exigent, que leurs enfants soient épargnés d'une promiscuité "préjudiciable". Oui, évidemment, quel homme sans cœur, sec et dur, égoïste pourrait-il trouver cet objectif sans intérêt ? Qui oserait se lever et affirmer qu'il faut, dès le plus jeune âge, discriminer, séparer, exclure ? Quelle démocratie, digne, mature, pourrait admettre de telles inégalités, de telles injustices ? Ces intentions sont nobles, mais la méthode imposée manquera immanquablement sa cible : on n'imposera pas la mixité dans la société en forçant nos écoles les plus "sélect" à ouvrir leurs portes à un public sans distinction de classes et de genres.

Tout d'abord parce que la confrontation entre des publics aux rythmes de vie aussi dissemblables ne peut déboucher que sur une mutuelle incompréhension et sur un même rejet. Certains ont la chance de bénéficier d'une vie matérielle sans contrainte ni limite tandis que d'autres évoluent dans une constante précarité : c'est dans ces différences choquantes que résident l'indifférence et la violence de nos sociétés. C'est dans ces réalités qui s'affrontent que naissent les rejetés, les revanchards, les dégoûtés, les délinquants aux actes désespérés qui briseront le calme et la sécurité de celles et ceux que la vie et la société auront favorisés. Mais c'est la société et non l'école qui doit mettre tout en œuvre pour que chacun trouve en ce bas monde la dignité qui, seule, autorise l'investissement positif et le souci de perpétuer un ordre, une organisation qui promeut le bien-être de tous.

L'école ne fuit donc pas ses responsabilités quand elle demande à la société de lui permettre d'évoluer dans un contexte qui ne relève que de l'apprentissage de savoirs, clés de lecture et de compréhension du monde qui est le nôtre. L'école doit donner à chaque enfant qui lui est confié les moyens d'interpréter et d'agir sur la société qu'il côtoie. C'est à la société de se construire en un ensemble accueillant la diversité. C'est à la société de permettre à chacun de trouver la dignité d'être humain.

L'école peut le faire si et seulement si la société lui donne les moyens de permettre à un maximum d'enfants la chance de s'épanouir, de s'accomplir selon leurs possibilités, fussent-elles manuelles ou intellectuelles, abstraites ou pragmatiques. Car c'est la main qui crée l'intelligence et non le contraire. Offrons aux écoles techniques et professionnelles les meilleurs professeurs. Imaginons un système qui valorise le travail purement théorique et intellectuel dans nos écoles qualifiantes. Donnons à ces établissements les moyens d'accueillir nos enfants dans un contexte qui soit le meilleur et le plus performant, plutôt que de vouloir imposer un mélange des genres qui nuira à tous. Donnons-leur de bons professeurs de français, d'histoire, de géographie, de sciences humaines qui sauront ce qu'il faut que leurs élèves maîtrisent pour comprendre la position qui est la leur dans ce monde contemporain; une formation qui leur livre les clés du recul suffisant par rapport à leurs pratiques, à leur vie pour donner à ce qu'ils font et sont le sens qui permette de se sentir vraiment humains à l'égal de tous.

L'égalité, point aveugle de nos démocraties, éternel défi jamais relevé, réside plus dans l'équilibre d'une vie assumée, dans le choix librement consenti d'un travail et d'un mode de vie quand bien même la société continuerait à distinguer des statuts, des hiérarchies, et les traduira dans les revenus de chacun. Nos écoles professionnelles et techniques doivent transpirer l'excellence. Nos écoles qualifiantes doivent frapper notre imaginaire comme ces écoles qui voient leurs trottoirs envahis au moment des inscriptions. La mixité viendra après. Quand au bout de sa formation chacun se mêlera aux autres. Quand l'ingénieur cherchera dans la sagesse, l'expérience et le savoir-faire du technicien, les éléments de sa recherche, de sa progression. Quand l'intellectuel devra reconnaître sa complétude au travers du manuel et de ses connaissances pratiques confirmant ses projections abstraites.

La mixité existera quand on n'en parlera plus... Elle sera quand celles et ceux qui occupent des postes à responsabilité reconnaîtront que ce qu'ils sont et font ne peut être possible sans l'apport de ces autres que l'on aura trop souvent stigmatisés comme ne "sachant pas faire". La mixité sera quand on se réjouira de voir s'épanouir un enfant, un jeune, un ancien élève dans ces domaines dans lesquels nous sommes imbéciles, incapables, nous les intellectuels, les penseurs, "l'élite responsable".

En des temps bien plus troublés que les nôtres, Danton réclamait de ses partenaires politiques : "de l'audace". Voilà ce qui manque le plus actuellement. L'audace de donner plus aux écoles qui ont besoin de plus de moyens parce que les familles qui leur envoient leurs enfants sont plus démunies. L'audace de redonner à l'enseignement qualifiant ses lettres de noblesse perdues, même au travers d'un examen d'entrée. L'audace de donner plus de moyens à des écoles qui ont besoin de matériel performant et actualisé pour enseigner. L'audace de permettre à l'enseignement de travailler à armes égales et en synergie avec les entreprises pour bénéficier des derniers acquis du monde du travail. De l'audace pour envoyer ses propres enfants qui le réclament dans ces enseignements que l'on qualifie de façon si cruelle et si criminelle de relégation.

A chacun sa place, également valorisée, appréciée. De l'audace, c'est ce qui manque dans ce monde de faux-semblant, de paroles ouatées dans nos ministères frileux. Oui, de l'audace pour enfin se rappeler que toute évolution est bonne, pourvu qu'elle promeuve l'accomplissement, l'épanouissement des hommes de demain. La noblesse du travail et de la formation se trouve là et nulle part ailleurs.

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