Analyse UFAPEC mai 2025 par S. Ryelandt

04.25/ Pourquoi des élèves censurent-ils des contenus d’enseignement ?

Introduction

Des élèves qui se cachent les yeux face à un nu artistique, des élèves qui remettent en cause des séquences de cours sous prétexte qu’elles s’attaqueraient à des valeurs nationalistes, des élèves qui contestent le choix de leur professeur d’aller voir une pièce de théâtre parlant d’homosexualité… Ces situations, qui concernent des élèves issus de différents milieux socio-culturels, nous sont rapportées par deux enseignants de l’enseignement secondaire catholique. Très différentes les unes des autres, elles ont néanmoins en commun une forme de boycott de certains contenus d’enseignement.

Ces comportements d’élèves ne doivent pas être généralisés ; et, s’ils semblent plus fréquents qu’auparavant, il est difficile de « les » quantifier de manière précise. En effet, aucune étude, à notre connaissance, n’existe sur cette question.

En regard de certains phénomènes sociétaux, comme l’explosion des usages de la liberté d’expression, nous tentons de comprendre ces comportements. Que nous racontent-ils ? Comment les expliquer ? Des parents les encouragent-ils ?. Nous réfléchissons également aux implications qu’ils peuvent avoir sur le travail des enseignants -s’autocensurent-ils ?- et sur les échanges au sein du groupe classe.

Dans ce contexte plutôt réactionnaire, comment les enseignants peuvent-ils assurer leurs missions d’éducation et amener leurs élèves à devenir des citoyens, ouverts au monde, respectueux de chacun dans ses différences, convaincus de la nécessité de défendre un idéal de vivre ensemble ?

Des contenus d’enseignement qui font réagir des élèves

Lors d’une visite guidée au musée de la Boverie de Liège, effectuée récemment dans le cadre d’un cours de français, des élèves d’une école libre catholique de la région, âgés d’environ 16 ans (quatrième année du secondaire général), ont exprimé un sentiment de malaise face à un tableau du XVIIe siècle représentant la nymphe Eurydice avec la poitrine nue, malgré une contextualisation de l’œuvre faite par la guide du musée. Dans son travail effectué après la visite, un élève (garçon) écrit : cette œuvre (…) n'est pas adaptée pour notre âge, car nous voyons une femme dénudée[1].

Séverine, leur enseignante, n’a pas été surprise par ces réactions spontanées d’une majorité des élèves, qu’elle avait déjà expérimentées en classe, avec des élèves se cachant les yeux ou se détournant face à un nu artistique[2]. Par contre, elle a été étonnée qu’un élève puisse écrire ainsi son opinion. Pour elle, ces réactions s’expliquent par le fait que ces élèves, pour la plupart musulmans, cherchent à respecter certains interdits liés à leur religion[3].

Dans son école, d’autres réactions d’élèves, liées à des convictions religieuses, sont problématiques. Par exemple, en cours de religion catholique, des élèves refusent de travailler avec la bible, ou encore, des élèves disent qu’ils sont dérangés par les croix murales se trouvant dans les classes.

Dans une autre école secondaire libre catholique de la région liégeoise, avec des élèves en filière de qualification, ce sont des thématiques différentes qui font réagir. Dès qu’il est question de chômage ou d’immigration, mes élèves ont tendance à s’emporter sans écouter les consignes. Ils intègrent parfois leur propre ressenti négatif, leurs stéréotypes, à d’autres époques ou d’autres pays de manière inopportune, explique Olivier, professeur de français et d’histoire-géo dans le secondaire supérieur[4]. Travailler sur des textes politiquement engagés, ou encore sur l’histoire de la seconde guerre mondiale, occasionne des attitudes extrêmes, dit encore cet enseignant : deux ou trois élèves crient systématiquement de joie lorsque des séquences en lien avec le nazisme sont abordées !

Au-delà de ces réactions, des élèves se permettent de remettre en cause des séquences de cours, prétextant qu’elles seraient « orientées » : un groupe d'élèves s'est plaint que le cours sur le surréalisme « s'attaquait » à des valeurs nationalistes et qu’il « vantait » les mérites de l'extrême-gauche[5]. Des élèves ont aussi reproché à leur professeur de leur avoir fait écouter des « chansons engagées[6] » qu’ils jugeaient connotées de gauche ou d’avoir dû aller voir une pièce de théâtre abordant le thème de l'homosexualité.

Parler d’homosexualité, de féminisme (rôle de la femme), ou encore d’écologie énervent des garçons qui se sentent jugés par certains élèves et même, par certains enseignants, qui les culpabiliseraient sur leurs opinions à propos de ces thématiques[7]. Le témoignage d’Olivier montre que les questions liées au genre et à la sexualité clivent les élèves : des filles se fâchent si des garçons osent critiquer le féminisme ; des garçons s’irritent face à l’intolérance des filles à la moindre évocation sexuée…

Les situations que nous venons de décrire diffèrent d’une école à l’autre, elles dépendent notamment de l’appartenance socio-culturelle ou religieuse des élèves, de leur genre, de leurs relations familiales et amicales et, sans doute aussi, de leur parcours scolaire. Comment expliquer ces situations, qui, selon les témoignages de Séverine et d’Olivier, sont plus fréquentes qu’auparavant ? S’il faut certainement tenir compte du facteur « adolescence » pour comprendre ces réactions d’élèves, le jeune cherchant à se construire une identité, ayant soif de reconnaissance, testant et contestant l’« autorité », des phénomènes sociaux doivent aussi être pris en compte.

Des interdits religieux, des pressions familiales

Nous avons vu que les interdits religieux, qui entrent dans l’école, sont un facteur d’explication de cette forme d’opposition à certains contenus d’enseignement, ils font écho à des formes de radicalisation religieuse, présentes dans nos sociétés[8]. Ces interdits peuvent s’accompagner de pressions familiales : mes élèves n'osent pas vraiment dire ce qu'ils pensent, ils sont un peu muselés, explique Séverine[9]. Mais, le jeune garçon qui écrit que son enseignante n’aurait pas dû montrer un nu aux élèves est-il si muselé que cela ? Comment comprendre cette intervention, assez malvenue ? Ne s’explique-t-elle pas en partie par la difficulté que peuvent vivre certains jeunes, qui évoluent dans des contextes scolaires culturellement très différents du contexte familial, de tenter de rester à tout prix loyal envers leurs parents, de ne pas les décevoir ?

En France, une situation similaire a pris une ampleur inédite en 2023, avec des élèves qui, « mal à l’aise » devant les « corps nus » d’un tableau, se sont « amusés » à lancer une rumeur sur des propos islamophobes qu’aurait soi-disant proférés leur professeur, ce qui a provoqué des réactions de colère de la part de parents[10]… Si, rien de tout cela n’est arrivé dans l’école de Séverine, on voit néanmoins comment le simple fait de présenter un nu artistique à des élèves peut, dans ses effets, prendre de l’ampleur.

Un engouement pour des idéologies extrémistes, une parole désinhibée

Le fait de contester des chansons, parce qu’elles seraient plutôt connotées à gauche (chansons engagées) ou à droite, n’a évidemment rien à voir avec des interdits d’ordre religieux ou autre. Cela s’explique plutôt par un engouement pour des idéologies extrémistes (extrême droite ou extrême gauche) de la part de certains jeunes, qui ne tolèrent pas l’expression de pensées différentes de celles qu’ils plébiscitent. Lorsque des élèves reprochent à leur professeur le choix d’une pièce de théâtre parlant d’homosexualité, est-ce simplement parce que cette thématique les met mal à l’aise ? N'est-ce pas aussi en partie parce qu’ils estiment que le sujet de l’homosexualité ne devrait pas être abordé à l’école, la norme hétérosexuelle étant la seule « acceptable » pour eux ?

Comment expliquer ces expressions d’extrémismes, mais aussi le discours désinhibé de certains jeunes ? Pour Olivier, les réactions primaires, immédiates, épidermiques de certains de ses élèves, cette habitude de s’exprimer et de prendre position sur certains sujets, sans penser, sans mesure, sans nuances et sans rien savoir, est liée aux réseaux sociaux[11]. Selon un rapport de l’UNESCO, la flambée des usages de la liberté d’expression, observables chez les jeunes, seraient largement encouragées par internet et les réseaux sociaux, qui favorisent l’accès à des contenus idéologiques (extrême droite par exemple), à des contacts et à des comportements radicaux[12]. Mais, à entendre aujourd’hui certains dirigeants politiques, cette libération brutale de la parole ne concerne pas que les jeunes !

Une évolution des sensibilités

D’une toute autre manière, la difficulté d’échanger en classe sur des questions d’identité sexuelle, comme le féminisme, semble s’expliquer par une forme d’hypersensibilité de certaines jeunes filles. Craignant de voir des garçons tenir des propos critiques, voire offensants, à leur égard et envers leur « communauté », elles préfèrent boycotter la parole des garçons (plutôt que de prendre le risque d’un échange avec eux). Cette forme d’intolérance à toute critique, cette attitude protectionniste, renvoie à un phénomène de société pointé par la sociologue Anne Muxel, qui observe de la part des jeunes générations une attention extrême au respect de la sensibilité de l’autre, qu’il s’agit à tout prix de respecter[13].

Cette prise en compte de la sensibilité et des fragilités de l’autre est évidemment positive ! Mais, ne devient-elle pas néanmoins problématique lorsque, pour s’assurer qu’aucune parole blessante ne soit proférée, certains sont empêchés de s’exprimer ? Se penchant sur l’évolution du rapport aux sensibilités en Occident, le psychologue Christophe André se montre assez critique envers ce qu’il nomme la vogue des déclarations d’hypersensibilité, car elles ont tendance à s’exprimer non plus seulement comme des besoins, mais comme des droits[14]. Et, en effet, avec la mouvance dite « wokiste[15] », n’observe-t-on pas actuellement dans nos sociétés occidentales une tendance inquiétante de « confiscation de la parole » par certains, qui estiment qu’ils sont les seuls, étant donné leur genre, leur couleur de peau, etc. à pouvoir s’exprimer sur des questions « sensibles », comme la sexualité, la religion, ou encore le racisme ?

Une perte de confiance dans l’école

Enfin, une forme d’opposition à certains enseignements n’est-elle pas parfois aussi le fait d’élèves qui sont ou qui se sentent rejetés par l’école ? Quelle légitimité l’école et ses valeurs a-t-elle encore pour des élèves qui ont par exemple été relégués dans des filières de qualification qu’ils n’ont pas choisies ? Selon François Dubet, professeur émérite de sociologie à l’université de Bordeaux, des élèves qui vivent négativement leur scolarité, qui expérimentent les inégalités scolaires, ont peu de chances de penser que l’école peut les aider à se construire positivement. Ils ont perdu confiance en l’école, et sont sans doute moins enclins à la respecter et à croire en certaines valeurs qu’elle prône, comme la solidarité, le pluralisme ou encore l’égalité[16].

Ce rejet de l’institution scolaire par les « perdants » de l’école n’est-il pas similaire à ce qui se passe au niveau sociétal ? Même si aucun déterminisme n’existe en la matière, n’observe-t-on pas en effet une corrélation négative entre le fait d’être peu valorisé par la société (personnes peu éduquées…), voire d’en être exclu (allocataire social ou chômeur…), et le fait de voter pour des partis extrémistes ? Le politologue Vincent Tiberj, spécialiste de sociologie électorale, rappelle que, quel que soit l’âge, plus les personnes sont éduquées, plus elles sont tolérantes et acceptent la diversité (religions, modes de vie, etc.)[17] !

Éviter les sujets qui fâchent ou, au contraire, s’en emparer ?

Éviter des sujets, s’autocensurer dans son travail d’enseignement, n’est-ce pas à terme prendre le risque de laisser libre cours à l’ignorance ? En ne s’autorisant plus à aborder des questions polémiques en classe, ne fragilise-t-on pas la capacité des jeunes à pouvoir penser par eux-mêmes, à se faire leurs propres opinions au-delà de leur cercle familial, amical, de leur milieu socio-culturel, en bref, à s’émanciper ? Une des missions prioritaires de l’école n’est-elle pas justement d’assurer à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale[18] ?

Mettre à mal l’éducation, c’est produire de l’ignorance, explique Robert N. Proctor, historien des sciences à l’université de Stanford[19], qui alerte face aux attaques contre l’éducation, la culture et la science, qui s’intensifient actuellement aux États-Unis, car, selon lui, elles visent non seulement à détruire des savoirs, mais aussi à réduire au silence une partie de la population, comme les défenseurs des droits des minorités, les scientifiques, etc.[20]. Lorsque Donald Trump censure une série de mots ou d’expressions (sexualité, femme, inclusion, handicap, égalité, changement climatique, etc.) n’est-ce pas pour empêcher toute possibilité de dire, de penser, de prendre en compte ces réalités dans son pays ?

Face aux atteintes à la démocratie, qui concernent de plus en plus de pays dans le monde, on comprend combien il est important de ne pas tenir pour acquis des droits qu’on pense inaliénables. Pour l’UFAPEC, dans un contexte de radicalisation de nos sociétés occidentales, il faut plus que jamais veiller à renforcer notre système scolaire tout en veillant à le rendre plus égalitaire, comme le préconise le Pacte pour un enseignement d’excellence, et soutenir les enseignants empêchés d’aborder certains contenus. L’école, par ses missions d’éducation, est en effet un pilier contre l’ignorance et le totalitarisme.

Selon les témoignages d’Oliver et de Séverine, aborder des sujets sensibles ne semble pas un problème. Même s’ils estiment qu’il est aujourd’hui plus difficile d'aborder de la matière, ils continuent néanmoins tous les deux à s’emparer de tous les sujets, souvent en veillant à bien choisir leurs mots et en utilisant parfois l’humour pour désamorcer d’éventuelles tensions[21]. Séverine craint cependant les réactions de parents et, si aucun parent d’élève n’est jamais intervenu jusqu’ici, elle est convaincue que certains parents n’hésiteraient pas à se plaindre si elle montrait, comme elle le faisait encore il y a dix ans, une peinture comme « l’origine du monde » du peintre Gustave Courbet[22]

Montrer à des élèves une telle œuvre ne peut évidemment se faire qu’en tenant compte de la maturité artistique des élèves, mais aussi de leur seuil de pudeur, qui peut être lié à des normes sociales ou religieuses. N’est-il néanmoins pas dommage de choisir de ne plus montrer ce type d’œuvre, en particulier à des adolescents en fin de parcours scolaire ? Mais, l’attitude prudente de l’enseignante est compréhensible, notamment en regard des réactions pudibondes d’une partie de la population envers certaines œuvres d’art. Ainsi, en 2017, à l’occasion du centenaire du peintre Egon Schiele, une campagne d’affichage dans l’espace public de plusieurs villes européennes a été censurée parce que des sociétés d’affichage public craignaient que des personnes soient choquées face aux représentations des sexes nus[23]. Si ces craintes concernant des œuvres vieilles de cent ans sont sans doute fondées, elles n’en restent pas moins surprenantes étant donné l’hypersexualisation de notre société et la consommation massive de contenus pornographiques faites par de nombreux adultes et adolescents[24].

Que l’univers convictionnel et référentiel des familles puisse se heurter aux valeurs et aux missions de l’école n’est pas étonnant. Pour autant, l’école doit-elle éviter cet entrechoquement, en s’autocensurant dans ses missions d’éducation ? Pour l’UFAPEC, le fait que des élèves puissent être surpris ou dérangés par des contenus d’apprentissages, est positif, car l’école doit apprendre aux jeunes à se questionner et à interroger ce qu’ils connaissent ou croient connaitre ; c’est par ce questionnement qu’une ouverture à la pluralité des cultures et des convictions et qu’une transformation de leur rapport au monde peut s’opérer.

Le fait que des élèves expriment leur gêne à la vision d’un nu artistique montre combien les éducations « culturelle et artistique » (ECA[25]), « à la vie relationnelle, affective et sexuelle » (EVRAS[26]), etc. sont indispensables. À l’école en particulier, parce que les apports de l'environnement familial et socio-culturel sont très inégaux et variables. Par l’acte éducatif, par les informations données, par les questions posées – « pour quelles raisons es-tu embarrassé ou dérangé par cette œuvre ? » -, on aide l’élève à prendre de la distance avec son ressenti, ses croyances, ses préjugés. On l’amène à réfléchir, à prendre de la hauteur, à « faire place » à la complexité du monde qui l’entoure.

Mais, l’école ne peut pas œuvrer sans les parents. Pour qu’une dynamique de coéducation avec les familles puisse être fructueuse, l’UFAPEC pense qu’il est parfois nécessaire et utile de rappeler aux jeunes et à leurs parents qu’un enseignement « à la carte » n’est pas possible et, qu’en s’inscrivant dans une école, on s’engage à accepter et respecter ses projets éducatif et pédagogique. Par exemple, l’EVRAS, qui vise à accompagner le jeune dans l’acquisition progressive d’une maturité relationnelle, affective et sexuelle, fondée sur le respect de soi et des autres, est obligatoire dans toutes les écoles[27].

De même, dans une école libre catholique, il n’y a pas lieu de s’opposer à des croix qui seraient affichées dans les classes. Ceci parce que le projet de l’école catholique est clairement situé dans un horizon convictionnel déployé dans Mission de l’école chrétienne, texte fondement de tout projet d’école catholique[28].

Éduquer au débat démocratique, un enjeu de société

Que des élèves réagissent de manière contestataire ou s’expriment brutalement sur certains sujets, que certains jugent inopportuns des contenus d’enseignement, que d’autres encore refusent d’échanger avec leurs pairs sur des sujets particuliers, n’assiste-on pas globalement à une difficulté de dialoguer de manière apaisée en classe ? Ces réactions ne traduisent-elles pas aussi un repli sur soi et sur sa communauté (genre, religion, convictions politiques…) et une manière d’envisager l’altérité comme une menace plutôt que comme une richesse ?

Gilles Abel, qui pratique la philosophie avec les enfants, constate que notre monde manque cruellement de lieux où l’on se parle et où l’on se confronte réellement. Des lieux où l’on peut expérimenter, ressentir, voire apprécier d’être en interaction et en dialogue véritable avec notre prochain, et reconstruire une éthique du dialogue[29]. En ce sens, créer des espaces de relations où la déstabilisation n’est pas vécue comme une menace, où l’avis de l’autre - même opposé au sien – peut susciter un échange, est important. Ces espaces de relations, c’est ce que vise notre enseignement, notamment à travers l’éducation à la philosophie et à la citoyenneté (EPC), qui occupe aujourd’hui une place explicite dans les programmes scolaires, et qui se décline, dans le réseau d’enseignement libre confessionnel, de manière transversale, à travers les différents domaines disciplinaires et le projet éducatif[30].

Apprendre aux enfants et aux jeunes à dialoguer véritablement entre eux, ce n’est pas seulement leur apprendre à s’exprimer de manière apaisée, à se décentrer, à faire de la place à l’autre, qui pense différemment, à accepter d’être contredit… C’est aussi leur apprendre qu’au sein d’un régime politique démocratique comme le nôtre, un cadre légal existe en matière de liberté d’expression. Il s’agit de se reconnaitre, soi et tous les autres, comme sujets de droits. Tenir des propos agressifs ou insultants envers une personne ou un groupe est réprimé pénalement (discours de haine), de même que diffuser en public des idées fondées sur la haine raciale, ou encore inciter à la discrimination, la ségrégation ou la violence à l’égard de personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques protégées, comme la couleur de peau, le handicap, le genre, l’orientation sexuelle, la religion, etc[31].

Perspectives et conclusion

Les raisons qui amènent des jeunes à contester, voire à censurer, des contenus d’enseignement sont diverses. Le facteur adolescence doit être pris en compte, mais il n’explique pas tout. Pour certains élèves, des interdits religieux et des pressions familiales interviennent, pour d’autres, c’est un engouement pour des idéologies extrémistes et une intolérance à toute pensée différente de la leur. La « vogue des déclarations d’hypersensibilité », l’intolérance à la moindre critique, semblent expliquer le refus d’élèves d’échanger en classe avec leurs pairs sur certains sujets. Une perte de confiance en l’école peut également amener des élèves à boycotter des contenus scolaires et à s’opposer aux valeurs prônées par l’école (pluralisme, égalité…). Enfin, une désinhibition de la parole, liée à l’usage des réseaux sociaux, explique que des élèves s’expriment de plus en plus sans complexes, sans nuances et « sans rien savoir ».

Les enseignants, qui nous ont partagé leur expérience, continuent à s’emparer de (pratiquement) tous les sujets, même s’ils estiment qu’il est plus difficile d’aborder certains points de la matière aujourd’hui. Pour se faire, ils contextualisent leurs sujets, pèsent leurs mots, utilisent l’humour… Parfois, ils doivent rappeler à l’ordre des élèves quant aux limites autorisées à la liberté d’expression.

Parce que l’école doit ouvrir ses élèves à la pluralité des cultures et des convictions, qu’elle doit leur permettre de pouvoir se questionner, de bousculer leurs préjugés, et les renforcer dans leur capacité à se faire leur propre opinion au-delà de leur cercle familial ou amical, l’UFAPEC pense qu’il est normal, et même positif, que des élèves soient surpris ou dérangés par des contenus d’apprentissage. Éviter des sujets, n’est-ce pas prendre le risque de laisser libre cours à l’ignorance ? N’est-ce pas empêcher toute possibilité de penser certaines réalités ? N’est-ce pas, à terme, fragiliser les droits humains ?

Pour l’UFAPEC, dans le contexte de radicalisation que vivent nos sociétés occidentales, il faut plus que jamais renforcer notre système scolaire, tout en veillant à le rendre plus équitable et égalitaire. Ce renforcement passe notamment par une valorisation des enseignements d’EPC, d'ECA et d'EVRAS, et par la création d’espaces de relations où les élèves peuvent réellement dialoguer. Ce renforcement passe aussi par plus de coéducation avec les familles, l'école devant encourager ces dernières à prendre conscience de l’importance de leur complète adhésion au projet de l’école.

Enfin, pour qu'ils puissent éduquer les jeunes sans tabous, en ne craignant pas de s’emparer de sujets « sensibles », qui gênent ou fâchent certains de leurs élèves, pour qu’ils puissent les initier au débat démocratique et les préparer à être des citoyens responsables, l'UFAPEC insiste sur la nécessité de donner suffisamment de moyens (humains, matériels) aux enseignants, de les outiller, notamment par de la formation continue.

 

Sybille Ryelandt

 

 


[1] Interview de Séverine (nom d’emprunt) réalisée le 15 mars 2025.

[2] Idem.

[3] Pour beaucoup de personnes, entre autres de confession musulmane, mais aussi d’autres religions, le corps est l’objet de tabous et la sexualité est encadrée de nombreux préceptes. Ce rapport problématique au corps et à la sexualité, en particulier des femmes, est également le fait des deux autres grandes religions monothéistes, le judaïsme et le christianisme, avec des nuances selon les confessions.

[4] Interview d’Oliver (prénom d’emprunt) réalisée le 17 mars 2025.

[5] Idem.

[6] Par chanson engagée, on entend une chanson qui, par son texte, vise à défendre un point de vue, à faire valoir une position critique par rapport à une réalité du monde.

[7] Interview d’Olivier, op. cit.

[8] Dans un ouvrage récent, basé sur des témoignages d’enseignants belges, deux journalistes montrent l’influence de l’islamisme dans nos écoles, qu’ils jugent inquiétante. cf. D’HONDT L et MARTIN J-P, Allah n’a rien à faire dans ma classe. Enquête sur la solitude des profs face à la montée de l’islamisme, éd. Racine, 2024.

[9] Interview de Séverine, op.cit.

[11] Interview d’Olivier, op.cit.

[12] Cf. Collectif, Les jeunes et l’extrémisme violent dans les médias sociaux. Inventaire des recherches, UNESCO, 2018 : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000261841

Sur les réseaux sociaux (Tiktok, Instagram, Facebook…) existent notamment des communautés masculinistes, sexistes et antiféministes, souvent d’extrême droite, qui séduisent de plus en plus d'adolescents à travers des contenus viraux banalisant la haine des femmes. La constellation de ces communautés, très actives en ligne, est nommée « manosphère ». La direction générale Sécurité et Prévention du SPF Intérieur a publié en 2022 une fiche informative sur ce phénomène : https://www.besafe.be/sites/default/files/2022-12/FICHE_MANOSPH%C3%88RE_FR.pdf

[13] MUXEL A., La jeunesse, une génération fragile ? dans LE UN HEBDO n°530, 29-01-2025

[14] ANDRE C., Trop ou mal sensibles ? Le UN HEBDO n°530, 29-01-2025

[15] Le terme « wokisme », originaire des États-Unis, fait référence à une manière de penser, à une attitude « éveillée » (« woke ») face aux injustices et aux discriminations à l’encontre de minorités (genre, couleur de peau…). Il recoupe différentes causes telles que les luttes antiracistes (Black Lives Matter…), les combats pour l’égalité femmes-hommes (#MeToo…), etc. Le « wokisme », souvent connoté négativement et associé à une politique de gauche identitaire, est actuellement activement combattu par le gouvernement de D. Trump aux Etats-Unis Pour aller plus loin, lire : PINTO R., Critique de la pensée dite « woke » : une diversion réactionnaire, Action Vivre Ensemble, analyse 2023 : Critique de la pensée dite « woke » : une diversion réactionnaire - Action Vivre Ensemble

[16] DUBET F., Enseigner la citoyenneté, Les grands dossiers des sciences humaines n°58, mai 2020, pp. 52-53.

[17] CONDIS S., L’entretien. Vincent Tiberj, revue Puzzle n°2, décembre 2024, Scrineo, Paris, pp. 52-53.

[18] Les missions prioritaires de l’école sont définies dans le code de l’enseignement., cf. code de l’enseignement titre IV, chap. 1er, article 1.4.1-1. : …

[19] Robert N. Proctor est l’inventeur de « l’agnotologie », l’étude de la production de l’ignorance.

[20] Ère Trump : comment se fabrique l’ignorance, émission « Questions du soir : l’idée », France Culture, 31-03-2025 : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/questions-du-soir-l-idee/ere-trump-comment-se-fabrique-l-ignorance-8381602

[21] Interview de Séverine et interview d’Olivier, op.cit.

[22] Interview de Séverine, op.cit.
Le tableau « l’origine du monde » du peintre G. Courbet a été peint en 1866, cette œuvre fait l’objet de nombreuses polémiques depuis plus d’un siècle et demi.

[24] Selon une étude française consacrée aux ados et à la pornographie, réalisée en ligne auprès d’adolescents de 12 à 25 ans (2016-2017), 83,3 % des ados ont déjà vu des images pornographiques, dont 85 % avant l’âge de 15 ans. Les garçons semblent consommer régulièrement ces contenus (60,5 %), contre « seulement » 25 % des filles. Pour accéder à l’étude : https://www.yapaka.be/actualite/actu-les-adolescents-et-la-pornographie

[25] Il faut distinguer le cours d’éducation culturelle et artistique (ECA), qui fait partie du nouveau tronc commun et qui doit permettre, par son contenu, basé sur un référentiel, de donner une base commune à tous les élèves, du parcours d’éducation culturelle et artistique (PECA) qui concerne tous les élèves, même ceux qui ne sont pas dans le tronc commun. Le PECA vise à ce que chaque élève, de la première maternelle à la fin de l’enseignement obligatoire, puisse découvrir la culture et les arts à travers ses différents cours. Pour tout comprendre sur ce sujet, consulter le « B.A.-BA du PECA » de la FWB : https://www.peca.be/le-ba-ba-du-peca

[27] Depuis la rentrée scolaire 2023, tous les élèves de la FWB (6e primaire et 4e secondaire) reçoivent une animation EVRAS. Pour l’UFAPEC, les quatre heures d’animation prévues sur le cursus scolaire sont insuffisantes, cf. HUBIEN B., L’EVRAS en débat : toute une histoire… - analyse UFAPEC 2023 n°16-23 : https://www.ufapec.be/nos-analyses/1623-evras.html

[28] Pour lire le document Mission de l’école chrétienne, suivre le lien suivant : https://www.ufapec.be/qui-sommes-nous/nos-valeurs/missions-ecole-chretienne/

[29] DESMARETS M., Gilles Abel philosophe avec les enfants, L’appel n°476, avril 2025.

[30] Pour en savoir plus : https://enseignement.catholique.be/secteur/epc-education-a-la-philosophie-et-a-la-citoyennete/epc-de-quoi-sagit-il/ et HUBIEN B., Éducation à la philosophie et à la citoyenneté : avec les parents ? Analyse UFAPEC 2016 n°21.16 : https://www.ufapec.be/files/files/analyses/2016/2116-citoyennete.pdf

[31] La notion de liberté d’expression est fixée dans la loi en Belgique. Pour plus d’informations :  https://www.unia.be/fr/diff%C3%A9rence-discours-de-haine-d%C3%A9lit-de-haine-discrimination/discours-de-haine

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