Analyse UFAPEC mars 2024 par B. Loriers

05.24/ Les soft skills devraient-elles s’apprendre davantage à l’école ?

Introduction

Les soft skills sont des compétences dites « douces », comportementales, humaines, qui permettent de s’adapter à une situation donnée. Les notions d’autonomie, communication, esprit critique, créativité, empathie, gestion du temps et des émotions, connaissance de soi, résolution de problèmes, esprit d’entreprendre, confiance, intelligence émotionnelle, confiance en soi, gestion du stress, audace, motivation, curiosité et esprit d’équipe y sont régulièrement associées. Ces compétences sont parfois définies parallèlement aux hard skills, compétences dites « dures » qui englobent savoir-faire et compétences techniques (par exemple : maîtrise d’une langue étrangère ou d’un logiciel).

Les soft skills et hard skills ne s’opposent pas, elles sont même complémentaires, car elles permettent d’atteindre l’équilibre qui permettra le fonctionnement optimal d’une personne. Si cette personne est experte dans un domaine, mais qu’elle ne sait pas gérer son temps, ne sait pas travailler en équipe ou ne sait pas, par exemple, s’adapter à une situation, alors cette personne risque de rencontrer des difficultés dans sa vie professionnelle.

Nous observons que parents, enseignants, directions, recruteurs, sociologues et médias se préoccupent de plus en plus de ces soft skills. Un phénomène de mode ou des compétences incontournables à acquérir face aux enjeux du XXIe siècle ? Beaucoup d’enseignants intègrent déjà ces compétences en filigrane dans leur cours, mais ces compétences comportementales devraient-elles encore davantage s’apprendre à l’école ?

L’un des enjeux liés à ces questions est de préparer au mieux les élèves à leur vie d’adulte et au monde du travail, qui est en continuelle évolution.

Un monde du travail en profonde mutation

Les compétences douces ont toujours été nécessaires pour s’intégrer dans le monde du travail, mais deviennent aujourd’hui indispensables  pour pouvoir s’adapter à notre société et au monde du travail en pleine transformation.
D’une part, les tâches répétitives sont de plus en plus automatisées. Les travailleurs ont donc plus souvent pour mission de se concentrer sur des tâches complexes, qui nécessitent de répondre à un problème en trouvant une solution. Et pour cela, les compétences techniques ne suffisent pas, il faut recourir aux soft skills, comme la capacité d’adaptation, la créativité ou la capacité à travailler en équipe.
D’autre part, les conditions de travail évoluent, particulièrement depuis la crise de la covid 19 avec le télétravail. Ce sont de réelles transformations qui font de la capacité d’adaptation, de la maîtrise de la communication des atouts précieux pour évoluer dans le monde professionnel[1].

Les soft skills à l’école ?

Les soft skills peuvent s’exercer en famille et les parents ont un rôle à jouer, notamment en les incarnant. C’est d’abord à la maison que l’enfant devrait apprendre à travailler en équipe, négocier, innover, se mettre à la place de l’autre, gérer son temps, prendre des initiatives, s’exprimer correctement, avoir un esprit critique, avoir confiance en lui… Mais toutes les familles en sont-elles conscientes et en ont-elles la capacité ?

En dehors de la famille, ces compétences peuvent aussi se retrouver dans la sphère extra-scolaire : par exemple, les milieux artistiques, sportifs ou dans les mouvements de jeunesse. De nouveau, tous les enfants ne seront pas logés à la même enseigne, certains n’ayant aucune activité extra-scolaire.

Dans le cadre scolaire, les élèves se frottent-ils aux soft skills ?Les interactions sociales, surtout à l’école, sont au cœur des apprentissages de ces compétences comportementales. Ces dernières ne s’apprennent pas « par cœur », ce ne sont pas des matières que l’on récite, mais ce sont des comportements que l’apprenant adopte petit à petit. Nous touchons ici au droit pour les élèves d’acquérir, grâce à l’école, des compétences indispensables pour s’intégrer dans la société et pour s’adapter à leur future vie professionnelle. Il est essentiel de noter que de nombreux enseignants et directions incluent régulièrement les compétences comportementales dans la gestion de leur classe et de leur école. L’école des Ursulines à Tournai a fait le pari de les inclure dans ses pratiques pédagogiques et c’est dans ce contexte que nous avons interviewé[2] Fabrice Loncke, le directeur de l’école. Conscients de l’importance d’enseigner les compétences du XXIe siècle, lui et son équipe ont décidé de miser sur cinq C : connaissance de soi, créativité, communication, coopération et critique constructive. Il explique que, avec ces compétences, on apprend davantage sur l’être humain et ses liens avec les autres. On parle d’intelligence collective[3], qui est rarement évaluée en classe. Pourtant, si on amène les élèves à être capables de coopérer, de bien communiquer de manière courtoise, d’avoir l’esprit critique, d’être créatifs, ces élèves pourront plus facilement s’adapter plus tard à leur vie socio-professionnelle.

Pour lui, mener un projet avec ses pairs est, pour l’élève, une opportunité pour cultiver de nombreuses soft skills : cela inclut notamment la communication interpersonnelle, la résolution de problèmes, la coopération, l’adaptation et l’esprit d’entreprendre. Il pense que l’école d’aujourd’hui génère encore trop d’inégalités des chances, alors qu’une de ses missions consiste à être catalyseur d’intégration. Il nous a semblé vital de penser autrement, en révélant toutes les qualités des élèves, pour vraiment leur permettre de s’épanouir dans le monde de demain et de devenir des citoyens actifs, solidaires, responsables et critiques[4].

Dans le même sens, la psychologue clinicienne française Nathalie Anton plaide pour une intégration des soft skills dans les programmes scolaires, car, pour elle, ces compétences favorisent notamment la gestion des émotions, la confiance en soi et envers les adultes, la capacité à résoudre des problèmes, l’établissement de relations saines et constructives. Ces éléments ont un impact positif sur le climat scolaire et le bien-être global de l’individu. Elle ajoute que nos habiletés cognitives comme l’attention, la mémorisation, le raisonnement et la capacité à prendre une décision, habiletés indispensables à la réussite des élèves, sont influencées par nos émotions et par nos relations. [5] Mettre l’accent sur la gestion de ses émotions et pouvoir établir des relations saines sont, selon elle, des aptitudes indispensables pour une scolarité épanouie.

Qu’en dit notre système scolaire ?

Le code de l’enseignement et, avant lui, le Pacte pour un enseignement d’excellence n’y font pas allusion précisément, mais abordent les compétences transversales, qu’ils définissent comme des attitudes, démarches mentales et démarches méthodologiques communes aux différentes disciplines à acquérir et à mettre en œuvre au cours de l'élaboration des différents savoirs et savoir-faire ; leur maitrise vise une autonomie croissante d'apprentissage des élèves[6].

Les référentiels font régulièrement référence aux compétences comportementales, comme par exemple le référentiel des compétences initiales, qui précise que l’école maternelle est un lieu d’apprentissage socialisé dont l’un des objectifs principaux est de donner aux enfants l’envie d’aller à l’école, pour apprendre, mais aussi pour affirmer et épanouir leur personnalité. L’enfant acquiert progressivement le statut d’élève en découvrant le rôle et le fonctionnement de l’école, en s’appropriant et en respectant les codes et les règles de celle-ci. Il s’engage dans les apprentissages et participe activement à la vie en groupe[7].

Au niveau international, les grands organismes tels que l’Union européenne et l’OCDE, proclament à l’unisson, depuis vingt ans, la nécessité absolue du développement d’un apprentissage quotidien et permanent, formel et informel[8].

Des éléments qui font débat

Certains auteurs voient dans ces soft skills une sorte de catégorie « fourre-tout ». Pour Cécile Jarleton, doctorante en psychologie du travail, iI n’existe pas de définition scientifique unique. Elle explique que les compétences comportementales ont toutes en commun d’avoir trait à l’humain, à la connaissance de soi et des autres, ainsi qu’aux relations interpersonnelles. Pour elle, une compétence désigne la mobilisation et la combinaison de ressources dans une situation donnée dans le but de produire une performance. Or, cette définition des compétences permet d’écarter certains concepts liés aux traits de personnalité. Par exemple, l’extraversion ou l’ouverture d’esprit sont innées et n’entretiennent pas de lien avec la performance. En revanche, la motivation, l’engagement ou la satisfaction au travail ne sont pas des concepts intrinsèques à l’individu et ne sont pas stables dans le temps. Ils renvoient à la teneur de la relation entre l’individu et son travail. Les traits de personnalité ne sont nullement liés à la performance au travail. Une compétence, en revanche, peut être développée, se travailler. L’amalgame qui est réalisé entre les traits de personnalité, les compétences et les états émotionnels ne permet pas d’évaluer et de développer convenablement les soft skills. Cécile Jarleton précise que les traits de personnalité, les compétences et la relation de l’individu avec son travail font l’objet d’outils scientifiques d’évaluation. En nommant de la même manière des concepts de natures différentes, on donne l’illusion qu’ils sont liés entre eux, qu’ils relèvent de la performance ou encore qu’ils se développent de la même manière, ce qui pour elle n'est pas le cas[9].

Ensuite, certains enseignants intègrent déjà ces compétences comportementales de manière transversale au sein de leurs cours et dans la vie de l’école. Mais face à toutes les attentes qui pèsent sur leurs épaules, au respect du programme, à toutes les nouvelles directives qu’ils reçoivent et auxquelles ils doivent s’adapter, ont-ils toujours la disponibilité pour mettre en pratique l’apprentissage des compétences comportementales ? De plus, les enseignants sont-ils valablement formés pour les transmettre et les évaluer ? N’en met-on pas trop sur leur dos ? Comment les soutenir dans ce changement de paradigme caractéristique du XXIe siècle ?

Enfin, ces compétences peuvent quelquefois se révéler discriminantes pour les élèves : certains les développent et peuvent les mettre en évidence plus facilement que d’autres. Par exemple, tous les élèves ne sont pas égaux dans leur capacité à développer leur autonomie, leur créativité, leur esprit critique, leur confiance en eux, leur audace et leur curiosité. Prenons le cas de notre enseignement qualifiant : un état des lieux récent pointe une maitrise insuffisante des compétences comportementales et savoir-être de base pour opérer dans le monde professionnel, comme par exemple la capacité à travailler en groupe, à respecter des directives de travail et les règles minimum de la vie en milieu du travail. Certaines initiatives existent dans l’enseignement pour développer les compétences comportementales de base et les savoir-être, mais celles-ci demeurent limitées[10].

Conclusion

Consciente de ces points d’attention, l’UFAPEC encourage pourtant les enseignants à préparer les élèves aux soft skills, quel que soit le niveau d’enseignement. Agir sur ces différentes compétences devrait donner davantage de sens aux apprentissages, en répondant aux besoins de l’élève, comme les besoins de collaborer, d’être créatif, d’exprimer son individualité et ses aspirations, d’être autonome et d’agir sur la confiance en soi.

Particulièrement en ce qui concerne la formation aux métiers, le mémorandum de l’UFAPEC en vue des scrutins de juin 2024 demande que l’immersion en entreprise soit préparée par un accompagnement à l’acquisition des soft skills (compétences comportementales)[11]. A l’occasion d’un stage, il est important de pouvoir mettre en avant sa volonté de collaborer et d’apprendre, sa capacité de s’adapter, de bien communiquer...

L’apprentissage de ces compétences comportementales est souvent expérimenté dans un environnement extra-scolaire. Leur acquisition n’est pas toujours possible au sein de la famille. Lorsque l’école met l’accent sur ces soft skills, elle permet de gommer en partie les inégalités sociales, en offrant aux élèves de moins s’auto-censurer, de libérer leurs ambitions et de changer leur représentation de l’école. Les enseignants qui mettent l’accent sur ces compétences identifient plus aisément différentes formes de talents ; cela offrirait une plus grande inclusion des élèves, en valorisant les forces de chacun.

Les enjeux sont cruciaux pour le parcours individuel de chaque élève. Il ne s’agit pas d’un effet de mode, mais d’une évolution nécessaire. L’institution scolaire doit donc s’en emparer. Toutefois, les enseignants sont-ils suffisamment formés et accompagnés pour aborder ces compétences douces ? La réflexion est ouverte et est plus que jamais d’actualité, afin de préparer au mieux tous les élèves, futurs citoyens, à leur intégration dans notre société.

 

Bénédicte Loriers

 

 


[1] Pourquoi les soft skills sont-elles devenues incontournables ? , dossier publié le 24 février 2024 : https://www.sciencespo.fr/executive-education/pourquoi-les-soft-skills-sont-elles-incontournables

[2] Interview réalisée le 3 octobre 2023. Cette école a reçu le prix reine Paola 2023 pour cette approche pédagogique : Prix reine Paola 2022-2023. L’interview complet se trouve dans la revue « Les parents et l’école » n°121, pages 16-17 : Les parents et l'école n°121

[3] Pour en savoir plus, lire l’étude de RYELANDT S., Habiter la classe autrement, quand la coopération prend le pas sur la performance, étude UFAPEC 2023 :

https://www.ufapec.be/files/files/analyses/2023/UFAPEC_0823-Et2-Cooperation.pdf

[4] Interview du 3 octobre 2023.

[5] ANTON Nathalie, Les « soft skills », cet impensé des programmes scolaires, sont essentielles à la réussite des élèves, in Le Monde du 28 juin 2022 : Les soft skills, cet impensé des programmes scolaires

[6] Code de l’enseignement, titre III, article 1.1.3.1-1, 12. (définition des compétences transversales, reprise de l’avis n°3 du Pacte pour un enseignement d’excellence) : https://www.gallilex.cfwb.be/document/pdf/47165_000.pdf

[7] Référentiel des compétences initiales : https://ifpc-fwb.be/documents/multi/tc/REF%20CI%20version%201LG.PDF

[8] CARRE P., De l’apprentissage à la formation. Pour une nouvelle psychopédagogie des adultes. in Revue française de pédagogie, 2015 : https://journals.openedition.org/rfp/4688

[9] JARLETON Cécile, Attention de bien cerner le concept de soft skills : https://webdoc.centre-inffo.fr/wp-content/uploads/2019/01/IF-956-pp-30-31.pdf

[10] Etat des lieux pour un renforcement transversal de l’enseignement qualifiant et de la formation professionnelle, en particulier de l’alternance, décembre 2022, rapport réalisé à la demande des gouvernements de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de la Wallonie et de la région de Bruxelles-Capitale et de la Cocof. : http://www.enseignement.be/index.php?page=25703&ne_id=7259

[11] Mémorandum UFAPEC 2024, revendication 5.3.21. Renforcer l’immersion en milieu professionnel pour toutes les options de la filière métier : https://www.ufapec.be/files/files/Politique/memorandum/Memorandum-UFAPEC-2024.pdf, p .99.

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