Etude UFAPEC septembre 2023 par S. Ryelandt

08.23/Et2 - Habiter la classe autrement : quand la coopération prend le pas sur la performance

Nous n’apprenons et ne grandissons qu’ensemble, les uns avec les autres, mais aussi et surtout les uns grâce aux autres.
Philippe Meirieu

Introduction

Une forme de détresse psychologique touche aujourd’hui l’ensemble de la population de nos sociétés occidentales, y compris les personnes qui ont a priori « tout pour être heureuses » : stress, dépression, anxiété, burn-out, bore-out[1], perte de sens… Le nombre d’individus en « maladie de longue durée » a explosé ainsi que la vente d’antidépresseurs et d’anxiolytiques. Les jeunes n’échappent pas à ce phénomène de société. Ceux qu’on appelle les « zoomer[2] », nés avec les réseaux sociaux et dont les plus jeunes sont actuellement scolarisés dans l’enseignement secondaire obligatoire, sont de plus en plus nombreux à souffrir de problèmes de santé mentale[3]. La crise sanitaire a exacerbé cette situation en 2020 et 2021, et, aujourd’hui, les services de santé mentale sont toujours débordés.

Cette étude part de la préoccupation de parents, membres de l’UFAPEC[4], qui s’inquiètent de voir autour d’eux un nombre important de jeunes en souffrance, stressés, qui ne trouvent plus de sens à se rendre à l’école et dont une partie se trouve en risque de décrochage scolaire[5]. Le fossé qui semble grandir entre certains adolescents et l’école questionne les parents sur notre enseignement obligatoire en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Au-delà des contenus scolaires qui motivent peut-être insuffisamment les élèves[6], ces parents se demandent surtout si la façon dont il est demandé aux jeunes d’apprendre répond bien aux besoins de ces derniers, mais aussi aux besoins de la société. Ils s’interrogent sur les pratiques pédagogiques et sur les comportements valorisés à l’école pour être considéré comme un « bon élève ». Que signifie « réussir » à l’école ? Au sortir de leur parcours scolaire obligatoire, les jeunes sont-ils préparés à prendre leur place dans la société en tant que citoyen ?

Ce mal-être des jeunes qui nous questionne par rapport à l’école fait écho au mal être global des individus qui ne parviennent plus à se sentir bien dans la société. Alors, interrogeons-nous : les attitudes et les comportements que la société valorise et nous pousse à adopter, parfois malgré nous, seraient-ils inadaptés à nos besoins humains ? Dans notre monde occidental, comment parvient-on à trouver sa place dans le monde socioprofessionnel ?

Comme le dit si joliment le chanteur Alain Souchon : on veut nous faire croire que le bonheur, c’est d’avoir, de l’avoir plein nos armoires (…) on nous inflige des désirs qui nous affligent…[7]. Pour pouvoir fonctionner, notre société capitaliste[8] a besoin que nous soyons dans une recherche constante de maximisation de notre bien-être personnel. Pour se faire, nous sommes encouragés à acheter, à consommer et à jeter sans cesse des biens et des services : dernier smartphone, voyage all inclusive, cuisine suréquipée, nouvelle voiture, resto branché, soins en tout genre, etc. Nous sommes également incités à être les plus « performants » et les plus « rentables » possible, il s’agit de « produire toujours plus avec moins », moins de temps, moins de moyens… Dans ce système économique et sociétal, la comparaison sociale et la mise en concurrence sont très présentes. Pensons par exemple aux réseaux sociaux qui ont envahi notre quotidien et qui servent bien souvent de « faire valoir » individuel pour de nombreuses personnes. Cette manière très narcissique d’être au monde ne nous rend-elle pas finalement plus malheureux ? Ne produit-elle pas énormément de solitude, voire d’exclusion ? De plus en plus de personnes vivent sous le seuil de pauvreté ou dans une grande précarité[9] ; certaines d’entre-elles, comme les sans domicile fixe, ont souvent perdu tout lien social.

Le « chacun pour soi », les attitudes égocentriques et compétitives que nous poussent à adopter la société capitaliste ont des conséquences non seulement sur notre bien-être individuel, mais également sur le bien-être collectif et le vivre ensemble. La Belgique, comme d’autres pays occidentaux, est actuellement fragilisée dans ses institutions politiques. Comme le montrent les résultats de la récente enquête noir jaune blues, les Belges sont politiquement divisés[10]. Nombre d’entre eux n’ont plus confiance dans le système politique actuel. Ils veulent un régime plus autoritaire et populiste par rapport à ce qu’offre notre social-démocratie. La capacité à faire vivre une culture collective, qui considère que chacun est égal en droit, semble être aujourd’hui en danger.

De façon encore plus inquiétante, nous sommes confrontés à des problèmes globaux extrêmement complexes et interdépendants : dérèglement climatique, déséquilibre des écosystèmes, épuisement des ressources naturelles et de la biodiversité, déplacements de populations dû aux changements climatiques et aux guerres… Créés par les activités humaines et par une vision anthropocentrée[11] du monde, ces problèmes menacent aujourd’hui la vie sur terre. A vouloir produire toujours plus à un moindre coût sans se soucier des externalités négatives de ses activités, l’être humain s’épuise non seulement lui-même mais il épuise aussi la terre… Le chercheur et biologiste Olivier Hamant parle de burn-out des écosystèmes générés par l’activité humaine[12]. Lors de la dernière conférence des Nations Unies sur le climat, la COP 27, le secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies (ONU), Antonio Guterres, faisait cette déclaration dramatique : « L’humanité a le choix : coopérer ou périr. Il s’agit soit d’un pacte de solidarité climatique, soit d’un pacte de suicide collectif »[13]. Pour parvenir à maintenir un équilibre des écosystèmes, indispensable à la survie de l’espèce humaine, mais aussi pour parvenir à vivre en paix, il nous faudrait donc réussir à « coopérer », c’est-à-dire, selon la définition proposée par le philosophe canadien, Benoît Dubreuil, agir ensemble en vue d’un objectif commun[14], cet objectif commun primant sur toute velléité d’intérêt individuel.

Dans cette étude, nous proposons de réfléchir à cet enjeu de société qu’est « la coopération », en lien avec l’éducation et ce que l’on appelle l’« apprentissage coopératif » ou pédagogie coopérative. La capacité à coopérer semble devenue une compétence indispensable. Que devrions-nous enseigner ? interroge l’historien Yuval Noah Harari dans une leçon consacrée à la question de l’éducation dans son ouvrage « 21 leçons pour le XXIe siècle » : de nombreux spécialistes de pédagogie affirment que les écoles devraient passer à l’enseignement des « quatre C » : pensée critique, communication, coopération et créativité[15].

L’apprentissage coopératif peut-il permettre aux élèves de (re)trouver du plaisir à apprendre en étant plus motivés et moins stressés, de prendre conscience des bénéfices que peut apporter le groupe et d’apprendre à s’engager dans un collectif ? N’est-il pas une manière de prendre en compte les droits des générations futures à une éducation en phase avec son temps ? Avant de nous pencher sur la thématique de l’apprentissage coopératif, nous écouterons la parole d’élèves qui questionnent notre système scolaire et le fonctionnement de l’école en FWB, nous approfondirons la signification du terme « coopérer » et, dans une perspective sociologique, nous réfléchirons à la place de la coopération dans notre société. Enfin, nous verrons comment peut s’envisager l’apprentissage de la coopération chez les jeunes enfants. Des conditions sont-elles nécessaires pour commencer cet apprentissage ?

L’« apprentissage coopératif » sera exploré à travers deux dispositifs pédagogiques : le travail en groupe et le tutorat. Nous tenterons de voir ce qui peut favoriser une implémentation réussie de ces dispositifs à l’école ainsi que les difficultés fréquemment rencontrées. En lien avec l’apprentissage coopératif, nous réfléchirons à la question de l’évaluation des apprentissages scolaires : évaluation et coopération sont-elles conciliables ? Les inégalités scolaires nous intéresseront également : de nombreux pédagogues mettent en avant les bénéfices et la richesse de l’apprentissage coopératif, mais est-il d’office bénéfique pour tous les élèves ? Cette forme pédagogique convient-elle mieux à certains élèves, au détriment d’autres élèves ? Et les parents, sont-ils ouverts et favorables à cette autre façon d’apprendre ?

Pour terminer, nous nous pencherons sur les politiques éducatives en FWB afin de voir si elles sont ou non favorables à ce type de pédagogie. L’organisation et le fonctionnement de nos écoles en FWB sont-ils des terrains porteurs pour permettre aux enseignants et aux élèves d’expérimenter l’apprentissage coopératif ? Les enseignants sont-ils formés à ces pratiques ?

Pour alimenter notre réflexion et tenter de répondre à ces questions, nous irons à la rencontre d’élèves, de professionnels de l’école, d’une conseillère pédagogique universitaire et d’une chercheuse en sciences de l’éducation.

 

Sybille Ryelandt

 

Lisez ou téléchargez l'étude complète ci-contre (57p.)

 


[1] Le bore out et le burn out sont deux formes d’épuisement professionnel provoquées par l’ennui (bore out) et par un stress professionnel chronique (burn out).

[2] Les Zoomer ou la « génération Z », désigne les personnes nées entre 1995 et 2010. Ces jeunes se trouvent aujourd’hui en école secondaire, dans des études supérieures ou sont récemment entrés dans le monde du travail.

[3] Selon un récent rapport de l’UNICEF, plus de 16,3 % des adolescents âgés de 10 à 19 ans en Belgique sont atteints d’un trouble mental diagnostiqué cf. Collectif, Rapport What do you think. Rapport des enfants et des jeunes concernés par la santé mentale en Belgique, Unicef, 2022 : https://www.unicef.be/sites/default/files/2022-06/Rapport%20What%20do%20you%20think%202022%20FR%20LR.pdf

[4] Ces parents sont familiers des codes scolaires, conscients de leur place en tant que partenaires de l’école.

[5] Un élève en décrochage scolaire est un jeune en âge d’obligation scolaire qui n’est ni inscrit dans un établissement scolaire, ni inscrit à des cours par correspondance (enseignement à domicile). Un élève qui présente plus de 20 demi-jours d’absence injustifiée est aussi considéré en décrochage scolaire.

[6] Les contenus scolaires sont actuellement adaptés avec les nouveaux référentiels du tronc commun qui remplacent progressivement, année après année, le référentiel des « Socles de compétences » (Décret Missions) qui a prévalu pendant une vingtaine d’années. Les référentiels explicitent les contenus et attendus d’apprentissage à travailler en classe par année.

[7] Cf. Foule sentimentale, chanson écrite, composée et interprétée par Alain Souchon en 1993.

[8] Le capitalisme, issu de la pensée libérale, est le système économique et social dominant le monde. Il consiste à créer du « capital », de l’argent, à travers la production de biens. Ce capital enrichit le « capitaliste », celui qui détient les moyens de production (les capitaux, les machines, les locaux…) aux dépens des travailleurs qui reçoivent le salaire le plus bas possible. Cf. ZIEGLER J., Le capitalisme expliqué à ma petite-fille, éd. du Seuil, 2018.

[9] Selon le dernier rapport d’Oxfam international, les 1 % les plus riches détiennent 45,6 % de la richesse mondiale, tandis que la moitié la plus pauvre du monde n’en possède que 0,75 %. 81 milliardaires détiennent plus de richesses que 50 % de l’humanité. Plus de 820 millions de personnes souffrent aujourd’hui de la faim, cf. Collectif, La loi du plus riche. Pourquoi et comment taxer les plus riches pour lutter contre les inégalités, Oxfam, janvier 2023, p. 18 : https://www.oxfamfrance.org/wp- content/uploads/2023/01/Davos_2023_french_full_report.pdf

[11] L’anthropocentrisme est un système ou une attitude qui place l’homme au centre de l’univers et qui considère que toute chose se rapporte à lui.

[12] Cf. Déclic - Le Tournant, Adieu la performance, place à la robustesse ? RTBF Auvio, 08/02/2023 : https://auvio.rtbf.be/emission/declic-le-tournant-23265

[13] Cf. ONU, page info. du 07/11/2022 : https://news.un.org/fr/story/2022/11/1129562

[14] Cf. Collectif, Apprendre à coopérer, Revue Sciences Humaines, n°282, 14 mai 2016, p. 28.

[15] Harari Y.N., 21 leçons pour le XXIe siècle, éd. Albin Michel, 2018, p. 428.

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