Analyse UFAPEC Mai 2024 par JP. Schmidt

08.24/ Les langues anciennes : outil d’émancipation ou de sélection ?

On pourrait supprimer les classes de latin et de grec mais pas les siècles durant lesquels
Socrate et Virgile ont irrigué nos intelligences.

Jean d’Ormesson

Introduction

Qui se souvient de son premier cours de latin ou même de grec ? Qui ne s’est pas posé la fameuse question « À quoi sert le latin ? », « À quoi sert d’étudier ces langues anciennes ? ». Ces questions légitimes sont intemporelles. Les jeunes se les posent aujourd’hui, mais se les ont posées aussi il y a vingt ans, quarante ans et soixante ans. Pourtant, les périodes de l’antiquité fascinent par leur richesse culturelle, leur mystère, leur ingéniosité. Cet héritage « latino-grec » remplit nos vies avec conscience ou pas. Écouter le tango de Jacques Brel « Rosa » rappellera peut-être des souvenirs.[1]

Avec la mise en œuvre du tronc commun (TC)[2] voulue par le Pacte pour un enseignement d’excellence, le législateur a élaboré de nouveaux référentiels pour huit domaines d’apprentissages, qui se déclinent en cinq domaines spécifiques et trois transversaux.[3]
Les langues anciennes s’accouplent maintenant au français, c’est le domaine qu’on appelle en raccourci « frala ». Des parents à l’UFAPEC s’interrogent déjà sur cette obligation. Et ils se posent des questions sur l’après tronc commun. Leurs enfants devront-ils suivre obligatoirement ces cours ou pourront-ils simplement les choisir ?

Pourquoi ce choix « frala » ? Comment va se décliner ce nouveau cours ? Les objectifs vont-ils évoluer ? Comment se préparent les profs ? Qu’en sera-t-il pour l’après tronc commun ?

En sachant que toutes les écoles en FWB organiseront obligatoirement, et ce, pour tous les élèves, ce cours de « frala » pour les deux dernières années du TC (à savoir, les 8e et 9e années[4]), ce cours sera-t-il accessible à tous les élèves ? Sera-ce un nouvel outil de sélection, de signe d’appartenance à un certain milieu ou, au contraire, sera-ce un outil d’émancipation et de découverte pour tous nos enfants ? Comment le Pacte via les enseignants (sont-ils, d’ailleurs, en suffisance ?) va-t-il permettre à tous ses élèves de rentrer dans cet apprentissage ? Après le tronc commun, auront-ils le droit de continuer de pratiquer ces cours dans l’école de leur choix ?

Apprendre les langues anciennes

À la question que se posent de nombreux parents Mon enfant sera-t-il obligé de faire du latin dans le cadre du tronc commun ? voici ce que le gouvernement répond : Oui. Il s’agira d’une initiation à la culture latine. À la fin du tronc commun, chaque élève pourra décider de poursuivre ou d’arrêter l’étude du latin. Il est prouvé que le latin est bénéfique pour les apprentissages. Il permet de poser un regard différent sur le français à travers une confrontation avec sa langue-source.[5]

Pourtant ces phrases suivantes sont régulièrement entendues : « Le latin ne sert à rien », « C’est passéiste, tournons-nous plutôt vers le futur », « Je n’ai pas fait de latin ni de grec et je ne suis pas idiot », « N’y a-t-il pas plus important à transmettre à nos enfants ? », « Le milieu social joue beaucoup, ces langues anciennes sont pour les plus brillants et pour les riches »…
À quoi cela est-il bon finalement ? Tous ces verbatims[6] (sic) sont-ils fondés ? Si oui, sur base de quels arguments ?

Depuis le XIXe siècle, le latin et le grec ancien sont enseignés dans nos écoles. Ces langues anciennes permettraient de mieux comprendre l’histoire et donc le présent. Elles développeraient l’esprit critique et la réflexion. Elles offriraient la possibilité d’accroitre sa logique. Elles permettraient également de disséquer l’écrit en développant de nouvelles compétences orthographiques, grammaticales et linguistiques. Un exemple parmi tant d’autres : pourquoi le mot « doigt » s’écrit-il avec deux lettres qui ne se prononcent pas ? Parce que ce mot a évolué phonétiquement, il vient du mot latin « digitus ». Cela prend sens, il n’y a que l’écriture qui en garde la trace.

Dans une opinion publiée dans La Libre Belgique[7], Marc Vandersmissen, chercheur au Laboratoire d’analyse statistique des langues anciennes (Lasla) de l'ULiège[8] exprime deux spécificités du cours de latin qu’aucune autre discipline scolaire n’offre actuellement. La première, et non des moindres, est l’absence de visée utilitariste de cette matière. Étudier le latin n’apporte pas de résultat concret directement quantifiable à son praticien. La deuxième : étudier la civilisation romaine, par l’intermédiaire de sa langue, offre une opportunité unique de réfléchir à notre propre société conceptualisée en français.

Dans un article du Soir[9], Claire Verly, professeur de latin à Bruxelles, présidente de l’association de la Communauté française pour les langues anciennes dit que le cours de latin est d’abord un profond soutien au cours de français, il permet d’offrir une analyse grammaticale. Il favorise également l’orthographe. Elle ajoute que le cours de latin sert aussi l’éducation à la citoyenneté. Beaucoup de valeurs démocratiques des sociétés occidentales sont, à l’origine, des valeurs romaines. En parler avec le recul que permet le cours de latin favorise la sérénité de certains débats.

Nous avons rencontré Frédéric Dewez[10], responsable du secteur des langues anciennes au SeGEC[11]. Apprendre les langues anciennes est en diminution. En dix ans, il y a une perte de 2000 élèves. Ces chiffres sont issus de l’enseignement libre catholique et ce sont les chiffres des cours à option de 4 heures, il n’est pas tenu compte des chiffres des activités complémentaires que les pouvoirs organisateurs du libre ne sont pas tenus de divulguer. Pour l’instant, nous sommes entre 12000 et 14000 élèves pour les deux langues aux deuxième et troisième degrés. Un chiffre qui évolue, mais qui reste, depuis 5 à 6 ans, relativement constant.

Frédéric Dewez, est également formateur : Le latin et le grec aident objectivement à une meilleure compréhension et appréhension de sa langue maternelle. Ce sont deux systèmes linguistiques complètement différents, il faut pouvoir faire des liens entre les deux. Le latin n'est pas fait pour une élite car nous avons décidé, nous formateurs, de réenvisager ce cours. Amener tout le monde à une culture qui n'était pas forcément accessible à tout le monde auparavant. Le nouveau référentiel « frala » ouvre de nouvelles possibilités.

Un nouveau référentiel

Le référentiel de français et langues anciennes[12] se situe dans le premier domaine d’apprentissages spécifiques qui se nomme « français, arts et culture ». Ce référentiel porte une attention particulière à l’amélioration de la maitrise de la langue, travaillée au cours de français, mais aussi transversalement à d’autres disciplines et en assurant une initiation aux langues anciennes pour tous les élèves en 8e et 9e tronc commun.[13] Les enjeux et les objectifs généraux du référentiel sont très clairs.
La présence du latin dans le tronc commun conduit naturellement à délimiter les visées de la discipline, dans la perspective d’une formation la plus générale possible. C’est sous ce rapport qu’il faut considérer la visée générale : accéder aux principales sources constitutives de notre patrimoine commun par l’étude du latin et des civilisations de l’Antiquité classique, dans la perspective d’un ancrage culturel et linguistique.[14]

À demi-mot, la place du grec est réduite, car la langue grecque est un peu le reflet de la pensée et donc complexe, alors que le latin est une langue de terre. Le latin répond à une logique (lien avec les maths) donc ce référentiel des deux dernières années du TC donne des ouvertures sur la culture et la civilisation gréco-latines sans trop insister sur le principe de la langue.
La langue latine sera au service du français, alors que le rapport de la langue grecque avec le français est moins évident à amener.[15]
Marc Vandersmissen s’interrogeait déjà en 2020 sur l’application pratique de ces cours, elle doit être le fruit d’une mûre réflexion sur la forme, le contenu et les objectifs.
Que peut provoquer cette approche nouvelle des langues anciennes ?[16]

Nouvelle dynamique élèves-profs ?

Une autre dynamique doit se créer, car l’obligation de suivre ce cours sera là pour tous les élèves des deux dernières années du tronc commun et, ce, sans exception. C’est ce que souhaite le Pacte pour un enseignement d’excellence dans cette optique de permettre aux élèves de rencontrer toutes les disciplines. Le débat fut âpre et intense, chaque « responsable » de sa branche de cours tirant la couverture à soi. Il est clair que les priorités éducatives peuvent varier ; tout le monde n'accorde pas nécessairement la même importance à la connaissance de ces langues et cultures anciennes.

Avant d’entrer dans cette dynamique prof-élève, il y a un premier écueil très important à dépasser. L’enseignement est en pénurie sévère d’enseignants pour ces cours de langues anciennes. On ne trouve plus de prof de latin et de grec. Si je ne me trompe pas, ils sont en ce moment dix ou douze inscrits en bachelier pour la FWB.[17]

Néanmoins, Frédéric Dewez constate qu’une dynamique s’installe auprès de professeurs, encore sur le terrain, qui suivent la formation. L’envie est là. Des formations sont déjà organisées pour aider à voir et à envisager le latin autrement. Comment pouvoir proposer un cours de langues anciennes tout en ouvrant l'esprit des plus jeunes à des problématiques de la société d'aujourd'hui, en initiant un questionnement du monde contemporain et en portant un regard critique sur la civilisation d’aujourd’hui ?
Le gros souci semble être le rapport à la langue. Les professeurs de langues anciennes sont formés à l'approche linguistique. Nous sommes des linguistes dans l'âme.[18]

Frédéric Dewez préconise, pour amener cette nouvelle dynamique, de travailler sur un support authentique via une démarche d'investigation. Plonger l'élève dans la réalité ancienne. Le mettre en situation d'archéologue de découverte d’un graffiti de Pompéi, par exemple. Je mets celui-ci en rapport avec une illustration. Faire sentir des choses à l'élève, car nous avons des tas de supports (archéologique, textuel). Et que ce texte soit vécu comme une trace du passé. On veut amener l'élève à se comporter comme un enquêteur et le plonger dans la quête de sens. C'est cela le secret... C'est travailler le sens que cela peut éveiller chez l'élève. Le sens, c'est aussi l'analogie qu’il va pouvoir faire autour du vocabulaire.[19]

En s’ouvrant à cette autre manière de faire, les enseignants joueront, sans doute, plus sur l’émancipation que sur la sélection. Il faut éviter de ne travailler qu'avec une petite partie de la classe qui va se sentir concernée. Il faudra fédérer collectivement à la découverte du sens ! Si l'approche est trop technique, codée ou linguistique, certains élèves risquent d’être perdus. Transformer ses pratiques pédagogiques et ses séquences d’apprentissage, c'est aussi un enjeu de la réussite du tronc commun. Il est vrai que certains professeurs vont être en difficulté par rapport à cette nouvelle approche des langues anciennes. Ils vont devoir s’adapter, changer…
Nous interrogeons ici, sans ouvrir le débat, l’importance de la formation initiale des futurs enseignants.
Et après le tronc commun, que se passera-t-il pour ces nouveaux élèves accrocs aux langues anciennes ?

Interrogeons l’après tronc commun

Ce qui suivra la fin du tronc commun est un flou total et cela bloque des initiatives. Des enseignants anticipent pourtant ce changement dans le tronc commun et interroge aussi le principe de l’évaluation.

Au sortir du TC, les élèves auront eu moins d'heures de cours de langues anciennes que maintenant et les exigences des professeurs vont donc devoir changer. Aborder les auteurs vus habituellement en 4e secondaire, ce ne sera plus possible. Sans doute que les textes complexes ne seront plus abordés. Alors ? Encore un nivellement par le bas ? Des évaluations biaisées ?

Les programmes de l’après tronc commun sont attendus avec impatience afin que ces professeurs de langues anciennes puissent se repositionner et se redéfinir. On parle ici d’une rentrée scolaire en 2029… C’est demain. Les travaux engagés pour l’après tronc commun doivent dès lors être menés pour rencontrer cette échéance.

Et en 2029, quels élèves pourront encore choisir ces options ? Auront-ils tous les mêmes droits pour potentiellement assouvir leur désir des langues anciennes ? Sera-ce possible pour tous et toutes dans les écoles ? Fameuses incertitudes…

Conclusion

L’approche multidisciplinaire voulue dans la mise en œuvre du tronc commun n’autorise plus de choix d’options pour les cours de latin et de grec. Les nouveaux référentiels, résultat d’un choix politique et d’un vote au parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles en attestent.

Le débat n’est plus de savoir si certains domaines de connaissance sont plus pertinents que d’autres. C’est plutôt de donner la possibilité aux enseignants de concevoir leurs cours de langues anciennes autrement. Le latin pour tous peut permettre aux élèves de mieux appréhender la langue et la culture d’enseignement et établir un socle et des repères communs aux élèves, tout spécialement dans une société aussi multiculturelle que la nôtre. L’enjeu n’est-il pas d’éveiller la sagacité de chaque élève dans cette recherche d’émancipation personnelle et non plus de sélection, malheureuse et déguisée.

Enfin, il reste la question de l’après tronc commun. Il serait dommage que, dans cette recherche pluridisciplinaire et d’ouverture offerte aux élèves, le législateur ne leur donne pas l’occasion de choisir l’option latin ou grec.
Dans son dernier mémorandum, l’UFAPEC insiste sur le fait de s’assurer que la réussite du certificat de tronc commun (CTC) ne puisse pas s’accompagner d’une restriction pour l’une ou l’autre filière et faire en sorte que ce soit l’élève qui soit l’acteur principal du choix de la suite.[20] Dès lors qu’on aurait éveillé en lui le goût de ces langues anciennes, il faut lui permettre de les approfondir.

Alors, Alea jacta est ? Non pas encore…

 

Jean-Philippe Schmidt

 


[2] Circulaire 8624 : Informations relatives à la mise en œuvre du tronc commun à partir de la rentrée scolaire 2022-2023 http://www.enseignement.be/index.php?page=26823&do_id=8879

[4] Actuellement, nous disons la deuxième et la troisième secondaire. Toutefois, nous préférons que le tronc commun soit dénommé de la 1e à la 9e tronc commun.

[5] Questions fréquentes sur le tronc commun à la Fédération Wallonie-Bruxelles https://pactepourunenseignementdexcellence.cfwb.be/mesures/le-tronc-commun/

[6] Selon les termes exacts

[10] Interview réalisée le 3/4/2024 en visioconférence

[11] Secrétariat général de l’enseignement catholique https://enseignement.catholique.be/

[12] Ce référentiel du tronc commun produit par la FWB dans le cadre du Pacte pour un enseignement d’excellence : http://www.enseignement.be/index.php?page=23827&do_id=17235&do_check=ZSGSRJPEYE p. 7

[13] Actuellement appelé encore deuxième et troisième secondaires. Cf. note 4.

[14] Référentiel de français et de langues anciennes http://www.enseignement.be/index.php?page=23827&do_id=17235&do_check=ZSGSRJPEYE page 213

[15] Frédéric Dewez, Interview réalisée le 3/4/2024 en visioconférence

[17] Cf. note 9.

[18] Cf. note 9.

[19] Cf. note 9, F. Dewez donne l’exemple suivant pour travailler le vocabulaire : « Je vois un mot, à quoi cela me fait penser ? mais uniquement en français... » Ex : mardi, martis dies c'est aussi dinsdag. Je fais des rapports, des liens avec ce que je connais. Et si ce lien est réussi, nous enrichissons le vocabulaire de l'élève. « Allons chercher chez l'élève ce qu'il sait déjà ! »

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