Analyse UFAPEC juin 2022 par S. Ryelandt

10.22/ Pourquoi un projet de décret d’évaluation des personnels de l’enseignement aujourd’hui ?

Introduction

Un avant-projet de décret d’évaluation des personnels de l’enseignement obligatoire, qui devrait être commun à tous les réseaux, suscite des inquiétudes et des réticences chez certains enseignants et fait l’objet de résistances de la part des délégations syndicales. Des négociations autour de ce projet sont en cours réunissant des membres des syndicats enseignants et des représentants du gouvernement de la FWB {Fédération Wallonie Bruxelles}[1]. À la demande des syndicats, les discussions sur l’avant-projet de décret se sont faites entre le gouvernement, les organisations syndicales et les fédérations de pouvoirs organisateurs. L’UFAPEC et la FAPEO, malgré leur présence au sein du comité de concertation du pacte, ne participent pas aux débats.

Pourquoi une partie des enseignants dit-elle « non à l’évaluation »[2] ? Les enseignants eux-mêmes n’évaluent-ils pas quotidiennement leurs élèves ? Ne sont-ils pas déjà évalués par leur direction ? Sont-ils en désaccord avec le principe de l’évaluation ou sont-ce les modalités de mise en œuvre de ce décret qui leur font peur ? Qu’est-ce qui gêne les syndicats de l’enseignement ? Qu’en pensent les directions d’école ?

Afin de bien saisir les enjeux liés à ce nouveau dispositif d’évaluation, que ce soit en termes de droits du travail pour les enseignants ou de droit à une éducation de qualité pour les enfants[3], il semble indispensable de comprendre comment se pratique l’évaluation des enseignants aujourd’hui, ce qui est prévu avec ce nouveau dispositif et les raisons pouvant expliquer son actualisation aujourd’hui. Les craintes et crispations qu’il suscite sont-elles fondées ?

L’évaluation aujourd’hui dans les écoles

Difficulté de blâmer un instituteur arrivant systématiquement en retard. Droit de regard compliqué sur la matière donnée. (…) Impossibilité de contraindre un prof d’assister à une réunion en dehors des heures de cours. Marge de manœuvre réduite par rapport à un enseignant qui ne donne plus satisfaction sur le plan pédagogique[4] Ces mots sont ceux de directeurs d’école à qui la Fondation Roi Baudouin a donné la parole dans le cadre d’un programme d’accompagnement effectué en 2014 et 2015[5]. Si les directeurs pensent que la grande majorité des enseignants travaillent très bien, ils pointent une minorité qui, par son comportement, pose problème. Il est question de « résistance au changement », d’un « déficit de motivation », d’une « difficulté de faire évoluer ses méthodes pédagogiques », d’un « manque de collaboration et de travail collectif autour de la pédagogie » qui engendre un manque de vision commune entre enseignants et entre enseignants et direction. Les directeurs remettent également en cause le statut « protégé », via la nomination[6], des fonctionnaires de l’éducation[7]

Une école, c’est des cours, mais c’est aussi tout ce qu’il y a à côté et ça c’est au bon vouloir de chacun, rien n’empêche un enseignant démotivé de faire le minimum syndical… déplore Yorick Czarnocki, directeur adjoint du collège Saint-Etienne - enseignement secondaire - de Court-Saint-Étienne. De la résistance au changement existe, c’est une réalité. Cela ne concerne heureusement qu’une part minoritaire de personnes dans cette école. Et, c’est délicat de dire cela, mais oui, il y a des enseignants partout qui sont trop protégés et cela entraîne quelques dérives. Et d’ajouter : moi aussi, en tant que directeur, si je dysfonctionne, il est logique que mon PO {pouvoir organisateur} puisse me recadrer voire me licencier. La nomination n’a plus de sens, il devrait juste y avoir un système de CDI {contrat à durée indéterminée} [8]!

Si Yorick Czarnocki n’a jamais eu à gérer de problèmes graves dans son école qui auraient été causés par le travail dysfonctionnel d’un enseignant, des situations très préoccupantes existent dans d’autres écoles. En tant qu’organisation représentative des parents et des associations de parents, l’UFAPEC est régulièrement sollicitée par des parents dont les enfants subissent de la part de professeurs une certaine forme de violence : remarques humiliantes, propos discriminants, cotations en rouge indélébile sans aucune attention portée à des éléments positifs[9]… Cette violence peut prendre des formes inquiétantes avec des contraintes physiques : mon fils devait suivre le cours assis par terre, il était « autorisé » à utiliser une chaise, mais uniquement en la retournant, devant ainsi coincer ses jambes entre le dossier et l’assise de la chaise[10] ! témoigne une maman dont le fils au premier degré du secondaire a été harcelé par un de ses professeurs. Après avoir rencontré la direction, très au fait des problèmes posés depuis plusieurs années par cet enseignant, mais se sentant démunie par rapport à toute action à son encontre étant donné sa nomination et son statut de délégué syndical, cette maman décide malgré tout de porter plainte auprès du PO de l’école. Après un an et demi d’actions menées, dans et en dehors de l’école, l’enseignant a finalement été suspendu pour une période de quatre mois sans traitement. Il travaille actuellement à nouveau dans cette école, laquelle a été obligée de le reprendre !

Ce témoignage, heureusement rare, illustre bien à quel point le système des nominations et priorités protège de façon excessive des enseignants quand ils n’ont probablement plus leur place au sein d’une école[11].  Alors, les enseignants ne sont-ils pas à l’heure actuelle dirigés et évalués durant leur carrière ? Ce qui pose problème actuellement c’est que l’évaluation des enseignants se fait, mais de façon un peu officieuse, informelle, ce n’est pas structuré, pas structurel[12], explique Yorick Czarnocki.

Pourquoi une évaluation « officieuse » ? Serait-ce encore lié au statut prestigieux pour ne pas dire sacré des enseignants qui, longtemps considérés comme détenteurs du savoir et à ce titre comme des citoyens importants et respectés, ne peuvent pas voir leur autorité et leur crédibilité contestée ? S’il existe bien actuellement un prescrit décrétal sur les missions que doivent remplir les équipes éducatives[13], n’est-il pas prévu légalement une évaluation du bon accomplissement de ces missions ? Et les enseignants ne sont-ils pas tenus de respecter certaines règles, sous peine de sanctions ?

Si un cours de déontologie est prévu dans le programme d’études des futurs enseignants, il n’existe pas de code déontologique[14] de la fonction enseignante en Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce sont des textes et règlementations propres à chaque réseau d’enseignement qui balisent le statut des membres du personnel d’une part, et les règles de vie dans les établissements d’autre part[15]Dans le texte fixant le statut des membres du personnel de l’enseignement libre subventionné, on peut lire au chapitre « des devoirs » que les membres du personnel traitent avec dignité et courtoisie tant les membres du pouvoir organisateur (…), leurs collègues, (…) et leurs élèves. Ils s'abstiennent de toute attitude verbale ou non-verbale qui pourrait compromettre cette dignité. Ils s'abstiennent de tout acte de harcèlement[16]. En cas de manquements à ses devoirs, une procédure peut se mettre en place à l’encontre de l’enseignant, même engagé à titre définitif, avec des sanctions allant du rappel à l’ordre au licenciement pour faute grave[17]. Dans ce même texte, une petite place est accordée à l’évaluation formative, comme en témoigne ces extraits : Tous les cinq ans a? dater de son engagement a? titre définitif ou de son engagement a? titre temporaire, chaque membre du personnel fait l'objet d'une évaluation effectuée conjointement par le pouvoir organisateur et le directeur. ( …) le membre du personnel ne peut faire l'objet de plus de deux évaluations par période de dix ans. (…) l'évaluation se fonde sur l'exécution de la lettre de mission[18] (…).

Évaluation formative et sanctions disciplinaires sont donc actuellement prévues par la loi, ce qui motive le discours actuel des syndicats qui ne voient aucune raison de chercher à modifier le dispositif actuel, vu qu’il est déjà possible de remercier un membre du corps professoral[19]. Si la loi permet en effet de remercier un enseignant, nous avons pu constater à l’UFAPEC que, dans les faits, en particulier en ce qui concerne un enseignant nommé, c’est quasiment impossible tant la procédure à mettre en place est longue, lourde et énergivore pour des résultats rarement à la hauteur du bien-être des élèves. On peut entendre la crainte des syndicats qui s’inquiètent de l’utilisation de l’évaluation à des fins de représailles, cependant il faut noter que ceux-ci avaient cependant accepté, lors de l’adoption de l’avis n°3 du PEE {pacte pour un enseignement d’excellence}, le principe d’un nouveau mécanisme d’évaluation des personnels de l’enseignement[20]. Il semble, comme le dit l’économiste belge Etienne de Callataÿ, que les syndicats se trompent dans leur argumentation, car une évaluation n’a pas pour première mission de chercher à sanctionner : par le feed-back donné, l’évaluation permet de cultiver ce qui va bien et de corriger ce qui peut être amélioré[21]. La fonction première de tout processus évaluatif est en effet de permettre d’envisager le devenir de l’action, et non d’émettre un jugement sur une performance[22]. De nombreuses entreprises travaillent d’ailleurs déjà dans ce sens.

Nouveau dispositif d’évaluation : qu’est-il prévu ?

Dans le projet de décret, il est question d’un « dispositif d’évaluation systématique de qualité tant pour les enseignants que pour toutes les autres catégories de personnel », le vocable « qualité » renvoyant aux aptitudes pédagogiques des enseignants[23].

La première partie du projet de décret est consacrée au développement des compétences des enseignants, à un meilleur accompagnement dans le métier, spécialement pour les jeunes professeurs[24]. Cet accompagnement se ferait via des « entretiens de fonctionnement » menés de façon régulière par la direction ou la personne qu’il délègue à cet effet. « Un contrat de développement de compétences professionnelles » incluant par exemple des objectifs à atteindre, des formations, un partage d’expérience avec un collègue, etc. pourra être conclu entre l’enseignant et son directeur si un souci apparaît[25].

La deuxième partie du projet est consacrée au « processus d’évaluation ». Des « entretiens d’évaluation » seront menés par le pouvoir organisateur « en cas de carence manifeste et répétée ou de mauvaise volonté manifeste à atteindre les objectifs identifiés dans le contrat ». Si les problèmes rencontrés devaient persister, l’enseignant et le pouvoir organisateur concluraient un contrat d’accompagnement individualisé précisant de nouveaux objectifs, le non-respect de ce contrat pouvant mener à la « fin d’office du contrat de l’enseignant dans la fonction considérée » (même s’il est nommé) ainsi que « la perte de priorité pour tout nouvel emploi dans la même fonction » [26].

Ce qui est en gestation aujourd’hui, c’est un système généralisé de dialogue autour du travail, explique le sociologue Alain Eraly, qui a présidé le groupe de travail sur la nouvelle gouvernance dans le cadre du PEE. Nous parlons de moments (…) dans lesquels, avec l’autorité, l’enseignant aura l’occasion d’échanger sur ses difficultés, de faire le bilan sur le travail accompli, de réfléchir à ses besoins de formation [27].  

La ministre de l’éducation, Caroline Désir, précise que les deux parties du décret ne sont pas liées[28], ce qui ne correspond pas à la lecture qu’en font les syndicats. Ceux-ci craignent que les difficultés et les besoins qu’exprimeraient un enseignant lors des entretiens de fonctionnement puissent être retenus contre lui : « Permettre à l’enseignant d’évoluer dans sa pratique, c’est une chose, l’attendre au coin de la rue pour le tacler en est une autre »[29]. Cette lecture très négative d’une évaluation qui viserait à « tacler » des enseignants semble peu productive et peu réaliste étant donné le contexte de pénurie des enseignants que l’on connait aujourd’hui ! Mais, comme le constate Yorick Czarnocki, dans notre société, et dans l’enseignement en particulier, on voit encore l’évaluation à la façon d’une sanction. On va nous faire des reproches, on va avoir des problèmes… C’est la grosse pierre d’achoppement qu’il faut réussir à changer[30].

Par ailleurs, un des aspects qui fâche le plus les syndicats de l’enseignement dans ce projet de décret est qu’il touche le système de nomination dans ses fondements. L’opinion des acteurs de l’enseignement et du monde politique n’est pas unanime sur cette question. Pour Etienne de Callataÿ, la sécurité en matière de revenus professionnels ne devrait pas être liée à une nomination à vie dans un emploi donné, qui peut ne plus convenir ; elle doit découler d’un taux de chômage bas, qui rend la reconversion ou, mieux, l’évolution professionnelle aisée[31]. Catherine, enseignante dans une haute école formant de futurs professeurs, pense qu’il est sans doute nécessaire de « réinterroger » la nomination, parce qu’elle peut être un frein aux changements. Elle se demande comment l’adapter aux besoins conjoints de stabilité et de développement professionnel des enseignants d’aujourd’hui[32]. Ce besoin de stabilité est très important pour les enseignants comme en témoigne Jean-Pierre Riesen, enseignant d’infographie en technique de qualification au collège Saint-Etienne de Court-Saint-Étienne : Le début de carrière pour un enseignant, c’est un parcours du combattant, dix à quinze ans de « galère » avec des changements d’école, des changements de cours qu’on apprend en général la veille de la rentrée… La nomination permet à l’enseignant de se dire : j’y suis arrivé, je sais où je vais, j’ai un peu quitté ma zone de turbulences ! Si Jean-Pierre Riesen admet que la nomination peut amener un certain immobilisme, il pense qu’elle peut aussi être l’occasion pour l’enseignant de s’engager plus profondément dans son travail[33].  À ce sujet, l’UFAPEC propose dans son mémorandum de remplacer le système de nomination par des CDI[34], ce qui permettrait à l’enseignant de trouver une stabilité tout en n’étant pas enfermé dans un statut qui n’encourage pas le développement professionnel et qui est un frein à la fois à entrer dans la fonction et à en sortir (pour ne pas perdre ses acquis).

Nouveau dispositif d’évaluation : d’où vient-il ?

En 1991, comme l’explique Dominique Lafontaine, professeure à l’ULiège et responsable belge francophone du programme PISA[35], un rapport de l’OCDE {Organisation de coopération et de développement économiques} consacre? au système d’enseignement belge épingle deux faiblesses particulières de ce système – les taux de redoublement très élevés et les énormes disparités de performances entre établissements ; le même rapport pointe l’absence de culture et de politiques d’évaluation[36]. Pour tenter de remédier à ces problèmes, un dispositif commun d’évaluations externes non certificatives est mis en place dès 1994 avec pour objectif d’aider les enseignants à identifier les acquis et les difficultés des élèves. En Belgique francophone, le « décret Missions », en instituant des référentiels de compétences communs à toutes les écoles, rend possible évaluations externes et pilotage du système éducatif : dès lors qu’il existe un prescrit commun, il devient possible et légitime de mesurer si les élèves possèdent les acquis attendus aux différents paliers de leur scolarité[37]. Progressivement le dispositif d’évaluations externes est consolidé et inscrit dans un cadre légal. La FWB attend des écoles qu’elles s’emparent des résultats des évaluations comme d’un outil pour réajuster des pratiques professionnelles dans une optique d’efficacité et d’équité : tous les élèves doivent être amenés aux mêmes compétences[38].

En 2015, étant donné les résultats toujours insatisfaisants produits par le système éducatif en FWB, une réforme globale de l’enseignement obligatoire est décidée et entamée : le PEE[39]. Dans le cadre du pacte, le gouvernement de la FWB adopte en 2018 le décret instituant les « plans de pilotage » des établissements scolaires[40]. Un nouveau modèle de gouvernance des écoles est établi donnant plus d’autonomie aux directions et aux pouvoirs organisateurs, mais obligeant en contrepartie ces derniers à respecter un contrat d’objectifs[41] et à rendre des comptes à l’autorité de tutelle. Les établissements scolaires sont ainsi responsabilisés et évalués. Ils peuvent subir, dans des cas extrêmes, clairement identifiés, des sanctions telles qu’une diminution des subventions octroyées par le gouvernement.

Ce nouveau modèle de gouvernance des écoles s’inscrit dans un processus où nos politiques ont progressivement, depuis les années 1990, encourager les écoles à fonctionner selon le « modèle de l’établissement scolaire mobilisé » : un établissement conçu comme un lieu où les différents acteurs (enseignants, directeurs, éducateurs, élèves, parents…) doivent se mobiliser et construire collectivement des projets afin de produire une activité pédagogique de meilleure qualité et mieux adaptée aux spécificités de son environnement, notamment à partir des indicateurs et analyses issues des évaluations externes[42].

Alain Eraly insiste sur la notion de responsabilité collective : il ne peut y avoir responsabilité collective de l’école que si elle s’articule avec une responsabilité personnelle de l’enseignant qui doit y contribuer. Les écoles s’engagent sur un avenir et s’engagent à contribuer à des objectifs fondamentaux d’apprentissage, d’équité, de lutte contre le redoublement, d’inclusion des élèves[43]Le collectif d’une école n’est donc pas que l’affaire de la direction, mais bien celle de chaque membre de l’équipe éducative. C’est dans cette optique et dans le contexte de ce modèle de gouvernance des écoles que peut se comprendre l’instauration d’un nouveau dispositif d’évaluation des personnels de l’enseignement.

Travail collaboratif, intervision…

Pour qu’il y ait un engagement à la fois collectif et individuel au sein des écoles, il est nécessaire de favoriser le travail collaboratif entre enseignants. Dans son mémorandum l’UFAPEC insiste sur la nécessité de former les enseignants à cette pratique collaborative[44]. On met beaucoup l’accent là-dessus dans notre haute école, témoigne Catherine. Un enseignant, ce n’est pas seulement un professeur face à ses élèves, le métier devient plus collectif, ce qui est une force et une richesse à la fois pour les enseignants et pour les élèves[45] !

Cet aspect collectif du métier est encore difficile à mettre en œuvre pour de nombreux enseignants qui sont, par exemple, réticents à échanger sur leurs difficultés avec des collègues, car c’est encore perçu comme un signe de faiblesse et d’incompétence. Dans une interview accordée au rédacteur en chef du magazine Prof en 2017, le pédagogue Philippe Meirieu conseille aux enseignants de ne pas s’isoler dans leur classe : Devenez des professionnels (…) qui s’investissent d’une manière collective, qui sont solidaires et qui ne considèrent pas qu’une difficulté est une honte (…)[46]. Il les invite à aller observer leurs collègues donnant cours ainsi qu’à ouvrir la porte de leur propre classe pour pouvoir ensuite échanger sur leurs pratiques respectives. Ce dont parle ici Philippe Meirieu, se rapproche de l’intervision, une forme de consultation collégiale dont le but est d’améliorer le fonctionnement du professionnel. Dans les milieux de l’enseignement, c’est une pratique dont on commence à parler, explique Yorick Czarnocki. Au Québec et dans les pays nordiques, cela se fait beaucoup. C’est un objet de crainte, mais ça ne doit pas l’être, car l’objectif, et c’est tout l’objectif du pacte aussi, c’est qu’on s’aide entre enseignants, l’idée n’est pas qu’un collègue vienne rapporter à la direction[47]

Dans la première partie du nouveau dispositif d’évaluation envisagé, il est question d’ « entretiens de fonctionnement » qu’une direction pourrait déléguer. Si une évaluation entre pairs non formalisée, où un enseignant viendrait à la demande d’un de ses collègues l’observer en classe pour lui faire, ensuite, un retour, pourrait sans doute obtenir l’adhésion de nombreux acteurs de terrain, ce même type d’évaluation qui serait demandée par une direction suscite de l’inquiétude : Qu’une direction délègue le travail d’évaluation d’un enseignant à un autre enseignant me paraît fou. Avec quelle formation et sous quel statut un enseignant pourrait s’en occuper ? Ce n’est déjà pas évident lorsqu’il s’agit d’un directeur issu du corps professoral. Dans notre école, en tant que coordinateur d’un projet d’ateliers, je dois parfois aller voir des collègues pour donner un retour sur une activité et c’est déjà très compliqué… Jean-Pierre Riesen est néanmoins conscient de la difficulté rencontrée par les directions d’école qui n’ont le plus souvent pas suffisamment de temps pour effectuer ce travail de gestion des ressources humaines ! Il s’inquiète par ailleurs d’une forme d’arbitraire qui pourrait prendre place dans ces évaluations étant donné la subjectivité inhérente à ce processus[48]! Ce qui filtre dans la presse est encore très flou à ce sujet, dit Catherine, je comprends que les enseignants soient un peu inquiets, j’imagine que chaque direction va se construire une grille d’analyse avec des critères d’évaluation tenant compte du plan de pilotage[49].

Conclusion

Nous avons vu que l’évaluation des enseignants se fait actuellement de façon informelle, la législation lui accordant peu d’importance. Et, lorsqu’il s’avère nécessaire de recadrer, voire de sanctionner un enseignant, les directions d’école manquent de moyens d’actions, entre autres, à cause d’un système de nomination désuet et inégalitaire envers les jeunes enseignants qui se trouvent dans un statut temporaire précaire. Ce système devrait pouvoir être réinterrogé non seulement pour ces raisons, mais également parce qu’il amène un immobilisme dans la carrière de l’enseignant qui souhaiterait se réorienter, mais qui ne le fait pas par crainte de perdre de précieux acquis. Il s’agirait donc de voir comment remplacer ou adapter ce système pour répondre aux besoins simultanés de stabilité et de développement professionnel des enseignants.

Le projet d’un nouveau dispositif d’évaluation fait partie d’un ensemble de réformes dont l’objectif est d’améliorer le système éducatif au bénéfice des élèves et des enseignants. Lié au nouveau modèle de gouvernance des écoles, il doit se comprendre dans l’optique d’un « modèle d’établissement scolaire mobilisé » où chaque acteur s’engage pour améliorer la qualité de l’enseignement. L’évaluation doit permettre à l’enseignant de s’inscrire dans une dynamique de développement de ses compétences pédagogiques et d’amélioration de sa pratique professionnelle. Comme le dit le pacte, la vision statique du métier, où l’on acquiert une fois pour toutes des connaissances et compétences valables durant toute la carrière, est dépassée[50]. Le volet sanction n’interviendrait pas tant à cause d’un manque de compétences, mais bien d’un manque de motivation à développer ses compétences. Tous les parents et grands-parents trouveront élémentaire qu’il doit arriver aussi quelque chose à un enseignant qui, par ses manquements répétés, finit par démotiver les élèves ou les dégoûter d’une matière ou parfois même briser ou altérer cette relation si importante de l’élève à son école[51]. Des parents interpellent souvent l’UFAPEC en demandant ce qui peut être fait vis-à-vis d’un enseignant « à côté de ses pompes », voire « maltraitant », pour préserver les générations d’élèves qui vont se succéder dans sa classe.

Caroline Désir, qui insiste sur la visée formative et positive de ce décret, reconnaît que le gouvernement n’a pas réussi à communiquer suffisamment à son sujet, ni d’ailleurs sur les différentes mesures du pacte que peu de gens connaissent. La situation d’épuisement dans laquelle se trouvent de nombreux enseignants, liée entre autres à la crise sanitaire et aux réformes qui se succèdent sans pouvoir être comprises et intégrées, ne facilite pas leur adhésion à ce projet[52].

L’UFAPEC comprend les inquiétudes des acteurs de terrain liées au manque de moyens. En effet, si ce nouveau dispositif d’évaluation fait pleinement sens, encore faut-il pouvoir le mettre en œuvre ! Mais les craintes suscitées par ce nouveau dispositif d’évaluation ne sont-elles pas exagérées ? S’il faut veiller à ce que l’évaluation soit cadrée de manière à éviter qu’elle devienne une évaluation sanction sur base de différends interpersonnels ou hiérarchiques, l’actuelle situation de pénurie des enseignants, qui provoque aujourd’hui l’annulation de cours et d’examens, rend toute intention d’une évaluation qui se voudrait « malveillante » plutôt exceptionnelle. Et, s’il faut évidemment prendre en compte le bien-être de l’enseignant, cela ne peut se faire au détriment du bien-être des enfants et de leur réussite scolaire.

 

Sybille Ryelandt

 


[1] Pour information : l’entrée en vigueur de ce décret a été deux fois reportée, elle est prévue pour janvier 2024.

[2] Cf. contribution externe, « Pourquoi les enseignants disent « non » à leur évaluation », dans La Libre, 27/05/2022 :

https://www.lalibre.be/debats/opinions/2022/05/27/pourquoi-les-enseignants-disent-non-a-leur-evaluation-7K3PRFSX4ZATPHPWXUP3MW54GA/- lien vérifié le 9 juin 2022.

[3] À ce sujet, voir le site de l’UNICEF (Fonds des Nations unies pour l’enfance) : https://www.unicef.be/fr/leducation-aux-droits-de-lenfant - lien vérifié le 9 juin 2022.

[4] BURGRAFF E. et ANTOINE V., « Les enseignants sont-ils trop protégés par leur statut ? » dans Le Soir, 13/01/2016 : http://archive.tabellio.pcf.be/10000000202b004 - lien vérifié le 9 juin 2022.

[5] Collectif, Pour un renforcement du leadership des directions d’école, Fondation Roi Baudouin, 11/01/2016 :  https://media.kbs-frb.be/fr/media/7425/20160111DD.pdf

[6] L’enseignant « nommé » est engagé à titre définitif dans une fonction, contrairement à l’enseignant « temporaire ».

[7] BURGRAFF E. et ANTOINE V., op.cit., Collectif, op.cit.

[8] Interview de Yorick Czarnocki réalisée par Sybille Ryelandt le 13 mai 2022.

[9] RTBF, L’UFAPEC plaide pour un bulletin scolaire « intelligent » et positif, RTBF.be, 19/12/2015 :
  https://www.rtbf.be/article/l-ufapec-plaide-pour-un-bulletin-scolaire-intelligent-et-positif-9168747- lien vérifié le 9 juin 2022.

[10] Interview d’une maman d’élève réalisée par Sybille Ryelandt le 12 mai 2022.

[11] Pour information : dans son mémorandum, l’UFAPEC demande que l’on considère plus sérieusement ces situations de harcèlement entre un adulte de l’équipe éducative et un élève cf. Mémorandum UFAPEC 2019, p.62 : https://www.ufapec.be/files/files/Politique/memorandum/MEMORANDUM-2019.pdf - lien vérifié le 9 juin 2022.

[12] Interview de Yorick Czarnocki réalisée par Sybille Ryelandt le 13 mai 2022.

[14] Un code déontologique, c’est l’ensemble des droits et des devoirs qui régissent une profession.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Code_de_déontologie

[15]Le petit guide du jeune enseignant - Quelles règles de conduite devez-vous adopter ? - Enseignement.be, Fédération Wallonie-Bruxelles : http://www.enseignement.be/index.php?page=27474%23106

[16] Décret du 1er février 1993 fixant le statut des membres du personnel subsidiés de l’enseignement libre subventionné, mis à jour au 12/04/2022, chapitre II (« Devoirs »), p. 7 :
https://www.gallilex.cfwb.be/document/pdf/17322_033.pdf

[17] Idem, Chapitres IX (« du régime disciplinaire), p. 69.

[18] Idem, p. 57.

[19] DE CALLATAŸ E., « Les enseignants doivent pouvoir être évalués », dans La Libre, chronique du 19/05/2022 :
https://www.lalibre.be/debats/opinions/2022/05/19/lerreur-des-syndicats-est-lourde-lorsquils-sopposent-a-levaluation-pedagogique-des-professeurs-MUP67IT7ZZDM3P77FF6L6QQG5U/

[20] Cf. l’Avis n°3 du groupe central du pacte pour un enseignement d’excellence, 7 mars 2017, p. 182 (le groupe central s’est accordé sur l’utilité de mettre en place un dispositif d’évaluation systématique de qualité tant pour les enseignants que pour toutes les autres catégories du personnel) : http://enseignement.be/download.php?do_id=15735 - lien vérifié le 9 juin 2022.

[21] DE CALLATAŸ E., op.cit.

[22] DE KETELE J.-M., Ne pas se tromper d’évaluation, dans Revue française de linguistique appliquée, 2010/1 (Vol. XV) - https://www.cairn.info/revue-francaise-de-linguistique-appliquee-2010-1-page-25.htm - lien vérifié le 9 juin 2022.

[23] Pour information : le journal « Le Soir » a pu se procurer la dernière mouture du projet de texte de ce décret, qui développe sur 84 pages le futur mécanisme d’évaluation des personnels de l’enseignement. Le journaliste Eric Burgraff en livre une synthèse dans son article :  BURGRAFF E., Un décret pour évaluer les enseignants, dans Le Soir, 29/04/2022 : https://www.lesoir.be/439080/article/2022-04-29/un-decret-pour-evaluer-les-enseignants - lien vérifié le 9 juin 2022.

[24] « Grand entretien » avec la Ministre Caroline Désir, émission Déclic, La Première, 06/05/2022 : https://www.rtbf.be/auvio/detail_declic-l-integrale?id=2893755 - lien vérifié le 9 juin 2022.

[25] BURGRAFF E., op.cit.

[26] Idem.

[27] NOULET J.-F., Faut-il évaluer les enseignants, la question qui fâche : « L’étonnant, c’est que cela n’existe pas encore », RTBF, 05/05/2022 - https://www.rtbf.be/article/faut-il-evaluer-les-enseignants-la-question-qui-fache-letonnant-cest-que-cela-nexiste-pas-encore-10987175 - lien vérifié le 9 juin 2022.

[28] « Grand entretien » avec la Ministre Caroline Désir, op.cit.

[29] D’après une lecture du texte de projet de décret datant de 2020 cf. MJ, Évaluer les enseignants ou les contrôler et les sanctionner ? Les syndicats menacent de se retirer du Pacte d’excellence, RTBF.be, 11/12/2020 : https://www.rtbf.be/article/evaluer-les-enseignants-ou-les-controler-et-les-sanctionner-les-syndicats-menacent-de-se-retirer-du-pacte-d-excellence-10651657- lien vérifié le 9 juin 2022.

[30] Interview de Yorick Czarnocki réalisée par Sybille Ryelandt le 13 mai 2022.

[31] DE CALLATAŸ E., op.cit.

[32] Interview de Catherine, enseignante dans une haute école, réalisée par Sybille Ryelandt le 23 mai 2022.

[33] Interview de Jean-Pierre Riesen réalisée par Sybille Ryelandt le 27 mai 2022.

[34] Concernant la position de l’UFAPEC par rapport au système de nomination, lire : Mémorandum UFAPEC 2019, op.cit., pp.117-118 (« Revoir la question des nominations en les remplaçant par des CDI »).

[35] PISA = Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves.

[36] LAFONTAINE D., Des politiques aux pratiques d’évaluation en Belgique francophone : la cohérence en question, in Actes du colloque « l’évaluation des compétences en milieu scolaire et en milieu professionnel, 2012, p.1 : https://orbi.uliege.be/handle/2268/130322 - lien vérifié le 9 juin 2022.

[37] Idem.

[38] Pour aller plus loin dans la compréhension des évaluations externes, les risques et avantages qu’elles présentent : LONTIE M., Les évaluations externes ont la cote, mais à quoi servent-elles ? Analyse UFAPEC 2015 numéro 33.15 - https://www.ufapec.be/nos-analyses/3315-evaluations-externes.html - lien vérifié le 9 juin 2022.

[39] Cf. Avis n°3 du groupe central du pacte pour un enseignement d’excellence, op.cit., pp. 1-2.

[40] Ce décret est intégré au code de l’enseignement (2019), pp. 19 et suivantes :
http://enseignement.be/index.php?page=23827&do_id=16032&do_check=IQJMXTWCSY – lien vérifié le juin 2022.

[41] Le contrat d’objectifs est la contractualisation d’un « plan de pilotage » que l’ensemble de l’équipe éducative d’une école élabore en adéquation avec le projet d’école et les objectifs généraux fixés par le gouvernement. Pour aller plus loin, lire LONTIE M., Nouvelle gouvernance du système éducatif : quels sont les enjeux du pilotage des écoles implémenté par le pacte ?, analyse UFAPEC 2019 numéro 36.19 - https://www.ufapec.be/nos-analyses/3619-gouvernance-pilotage.html - lien vérifié le 9 juin 2022.

[42] CATTONAR B., DUMAY X., MAROY C., « Politique d’évaluation externe et recomposition des professionnalités dans l’enseignement primaire : un cas de responsabilisation (accountability) douce », dans Éducation et sociétés 2013/2, p. 38 :
https://www.cairn.info/revue-education-et-societes-2013-2-page-35.htm - lien vérifié le 9 juin 2022.

[43] NOULET J.-F., op.cit.

[44] Mémorandum UFAPEC 2019, op.cit., p. 14.

[45] Interview de Catherine, enseignante dans une haute école, réalisée par Sybille Ryelandt le 23 mai 2022.

[46] CATTEAU D., Philippe Meirieu : « l’école doit s’assumer comme un espace de décélération », Libres propos, dans Magazine prof n°36, enseignement.be, Fédération Wallonie-Bruxelles : http://www.enseignement.be/index.php?page=27203&id=2286 – lien vérifié le 9 juin 2022.

[47] Interview de Yorick Czarnocki réalisée par Sybille Ryelandt le 13 mai 2022.

[48] Interview de Jean-Pierre Riesen réalisée par Sybille Ryelandt le 27 mai 2022.

[49] Interview de Catherine, enseignante dans une haute école, réalisée par Sybille Ryelandt le 23 mai 2022.

[50] Avis n°3, op.cit., p. 159.

[51] NOULET J.-F., op.cit.

[52] « Grand entretien » avec la Ministre Caroline Désir, op.cit.

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