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Sensibiliser à la différence dans les écoles : un pas de plus vers l’inclusion ?
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10.25/ Sensibiliser à la différence dans les écoles : un pas de plus vers l’inclusion ?
Avant de juger son frère, il faut avoir marché plusieurs lunes dans ses mocassins.
Proverbe lakota
Introduction
Nous sommes allés à la rencontre de professionnels (associations d’enfants à besoins spécifiques, pôle territorial) qui organisent des séances de sensibilisation visant à favoriser l’acceptation des différences de chacun, à faciliter la compréhension des parcours des élèves ayant des besoins particuliers, à développer la solidarité... En bref, à avancer vers une société plus inclusive.
Pourquoi s’interroger sur ces séances de sensibilisation qui visent à faire réfléchir aux notions d’équité et d’égalité, d’aménagements, d’adaptations, de prise en compte des différences ? Ces séances poursuivent des objectifs louables, pour quelles raisons n’y être pas favorable ou à tout le moins émettre certaines réticences ? Lors de nos soirées sur « Comment accompagner mon enfant à besoins spécifiques et communiquer avec son école ? », nous percevons à travers les échanges avec les parents que ces animations ne rencontrent pas toujours leurs objectifs, voire aggravent la situation, surtout dans les cas où le comportement des élèves est en jeu. Faut-il pour autant en arriver à renoncer à ces sensibilisations ? Quels sont leurs bénéfices selon les professionnels interrogés ? Les points de vigilance ? Comment faire pour sensibiliser à la différence sans pour autant stigmatiser l’autre ? C’est un délicat équilibre à trouver qui mérite d’ailleurs d’être organisé et dispensé par des personnes expérimentées.
Sommes-nous naturellement empathiques ?
La faculté de pouvoir se mettre à la place de l’autre, de ressentir ses émotions pour lui venir en aide semble bien constituer les fondements de base de ce type de sensibilisation aux différences. Identifier et mettre des mots sur ses émotions, être à l'écoute de celles des autres, est-ce une compétence innée ou peut-elle s'apprendre à l'école ? Des scientifiques[1] distinguent deux sortes d'empathie : la première est émotionnelle ou affective (on ressent les émotions de l'autre et on est touché par ce qu'il vit), alors que la seconde est cognitive, plus rationnelle dans le sens d'une représentation mentale, théorique de ce que l'autre vit.
Sur la question de savoir si l'empathie peut s'enseigner à l'école, les avis sont divergents. Pour Jean Decety, professeur de neurosciences sociales à l'université de Chicago, et interrogé par le magazine Sciences humaines, l'empathie émotionnelle est principalement déterminée par nos gènes alors que l'empathie cognitive peut être entrainée. Mais les différentes méthodes d'éducation à l'empathie ne produisent pas, selon lui, d'effets importants ni durables. Le sociologue et psychologue Omar Zanna, professeur à l'université du Mans et auteur de Éduquer par le corps à l'empathie[2] est d'un tout autre avis. L'empathie est, d'après lui, intimement liée aux émotions. Pour être empathique, il faut d'abord reconnaitre ses propres émotions, les apprivoiser et ensuite seulement on apprend à les décoder chez les autres. Il a développé une méthodologie pour enseigner l'empathie par le corps. Celle-ci consiste à observer les autres faire et faire à son tour, à inverser les rôles et à mettre des mots sur les ressentis. Cette approche sociocognitive consiste à créer des situations, puis à « vivre soi-même et par corps ce que l’autre a vécu […] pour inscrire en soi le monde des autres ». L’étape de mise en mots est fondamentale pour comprendre les émotions et réguler les comportements.[3] Le chercheur a mis sur pied "le jeu des mousquetaires" dont le principe consiste à interroger les élèves au tableau par groupe de quatre et non plus individuellement. Parmi les élèves interrogés, il y en a un qui a la fonction de joker. Il peut, s'il sent qu'un de ses camarades est en difficulté, l'aider en donnant la réponse à sa place. Pour déceler si son pair est dans l'embarras, le joker passe par l'observation du corps de l'autre : mimiques, postures, ton de la voix, etc. Selon le professeur d'université, ces passages au tableau renforcent l'interconnaissance, la proximité entre les élèves et soutiennent l'esprit de coopération. Pour lui, l'empathie n'a pas à être enseignée dans des cours spécifiques, mais a à être vécue et cultivée de manière transversale.
Et c'est dans cet esprit-là que le pôle territorial[4] Hedera organise des ateliers SAM[5] visant la découverte et la réflexion des élèves de 1e et 2e secondaires autour des notions de différences, de besoins, d’égalité et d’équité. Les ateliers sont organisés sous forme de mises en situation concrètes et ludiques autour de cinq grandes thématiques (langage, motricité et graphisme, vitesse de traitement, difficultés physiques et sensorielles, double-tâche). Virginie Piraux[6], relais individuel en intégration, explique que les ateliers sont centrés sur les ressentis, l'effort qui a dû être déployé, le stress qui en a découlé, ce dont les élèves auraient eu besoin pour réaliser la tâche, etc. Ils reçoivent d'ailleurs chacun une feuille pour noter leur ressenti durant les mises en situation afin de pouvoir en parler lors du débriefing. S’ensuit alors une discussion autour des questions, d'égalité, d'équité et d'inclusion. À la question "Est-ce que les élèves concernés osent prendre la parole et parler de leurs vécus ?", Virginie explique que souvent la discussion commence en parlant d'un frère, d'une sœur, d'une copine pour ensuite parler de soi. Florence Barrea, logopède accompagnante en intégration, ajoute que cette animation ouvre au fait de parler, d'échanger et apporte beaucoup de bénéfices pour la suite. En effet, elle constate qu'un climat d'entraide se développe dans la classe et que les élèves osent plus facilement sortir leurs outils de leurs cartables. Ils se sentent plus en confiance. Il y a aussi un impact au niveau de l’enseignant présent qui, par les mises en situation et les échanges, prend conscience intimement des difficultés des élèves.
Pour Omar Zanna, ce décodage des émotions d'autrui est aussi un levier sérieux pour lutter contre le harcèlement. Si un élève déchiffre difficilement ce que l’autre pense ou ressent, celui-ci lui semble étranger et peut susciter de la crainte et la violence peut émerger sur ce terrain de la méconnaissance de l'autre. Ce que confirment d'ailleurs les animatrices du pôle Hedera qui sont parfois interpellées pour sensibiliser à la situation particulière d'un jeune. Elles préparent alors l'animation avec le jeune en question : Qu'as-tu as envie qu'on dise ? Est-ce que tu es OK d'en parler ? Jusqu'où pouvons-nous aller ? Elles observent que se développe par la suite dans la classe un autre regard sur l'élève, plus bienveillant. Il paraissait un peu étrange, un Ovni que l'on regardait par en -dessous. Il en restera peut-encore deux ou trois qui continueront à se moquer de lui, mais les autres, les "spectateurs" interviendront plus vite en demandant de le laisser en paix, nous explique Virginie.
Et l'altruisme, cela se cultive en classe ?
Et qu'en est-il de l'altruisme, de notre capacité à apporter de l'aide à autrui de manière désintéressée ? Notre propension à aider les autres remonterait au berceau : un bébé s'inquiète lorsqu'il entend les pleurs d'un autre bébé davantage que s'il s'agit de ses propres pleurs enregistrés. [7]
Mais quels seraient les facteurs favorisant notre altruisme ? Il y en a un qui est particulièrement intéressant pour notre sujet, c'est notre tendance à aider plus facilement la personne similaire, présentant des points communs : même langue, ayant grandi au même endroit, mêmes loisirs et goûts musicaux, etc. L'organisation d'ateliers de mise en situation remplirait cette mission de mettre de la similitude là où tout était altérité. Tamaris, bénévole à l'APEDA[8], nous partage son expérience de sensibilisation en 4e primaire et 1e secondaire dans des écoles quand elle habitait en Allemagne. Enfiler des gants de ski pour faire ses lacets ou remonter une fermeture éclair. Écrire ou dessiner une étoile en regardant le miroir. On disait alors :" vous voyez, les enfants dyspraxiques, ils n'ont pas besoin de gants de ski pour s'énerver le matin, pour partir à l'école, parce qu'ils ont déjà galéré pour faire leurs lacets, ils n'arrivent pas à fermer leurs boutons, les parents s'énervent, ça met une mauvaise ambiance. Ils arrivent à l'école, déjà lourds de tout ce stress. » [9]
Un autre levier important est qu'il faut mériter l'aide pour l'obtenir. Si nous pensons une personne responsable de sa situation, nous lui viendrons faiblement en aide. Jean Decety et ses collègues de l'université de Chicago ont montré à des volontaires des films de personnes ayant contracté le sida et qui semblaient souffrir d'un traitement médical. On avait dit à certains volontaires que les patients avaient contracté le virus par injection volontaire de drogue et à d'autres, il leur avait été dit que c'était par transmission sanguine. Les mesures d’imagerie cérébrale des volontaires ont indiqué que les régions liées au traitement des informations touchant à la douleur étaient davantage mobilisées lorsqu’ils observaient la souffrance des personnes contaminées par transmission sanguine.
Notre altruisme est également dépendant de la personnalisation des bénéficiaires de l’aide. En témoignent les dons à la Croix-Rouge qui ont été multipliés par dix la semaine qui a suivi la diffusion mondiale de la photo tragique d'Aylan Kurdi, petit garçon syrien de 3 ans trouvé sans vie sur une plage en Turquie. Virginie Piraux trouve que la sensibilisation au niveau des enseignants a plus d'effet quand elle vient parler d'un élève de leur classe qui présente des symptômes que de parler de façon générale des mêmes symptômes sans que cela soit concret.
Même si nous sommes naturellement altruistes, le mimétisme exerce un poids considérable sur notre faculté à venir en aide à autrui. Par exemple, avoir des proches qui donnent leur sang multiplie par cinq la probabilité de les imiter. L'altruisme serait donc contagieux. Des études sur les effets mimétiques par contagion à travers les réseaux humains ont montré que les conduites altruistes se propageaient significativement jusqu’à trois degrés de séparation, ce qui signifie qu’une personne altruiste peut en influencer plusieurs autres de manière très indirecte.[10] Pour Tamaris, la sensibilisation, c'est le cheval de bataille pour éviter la stigmatisation, quel que soit le sujet. Les animations ont eu comme impact le développement d’un climat de bienveillance dans la classe. Un autre aspect essentiel pour la bénévole est de voir ces enfants ayant vécu cette sensibilisation comme des ambassadeurs de la diversité. Ouvrir les yeux des enfants qui, eux, vont ouvrir les yeux de leurs parents. Nous terminons notre animation en leur disant de partager à leurs parents ce qu’ils ont entendu et vécu. Il y a un nombre important d’adultes qui ne sont au courant de rien, qui ne connaissent pas tous ces troubles-là, parce que leur enfant n'en présente aucun et parce qu’ils n'ont aucune ouverture d'esprit là-dessus, nous explique Tamaris.
Enseigner l'empathie et l'entraide de manière théorique ne mènera nulle part, nous l'avons bien compris. En revanche, être mis en situation de décoder les émotions de l'autre qui est en difficulté, dénicher de la similarité dans l'altérité, comprendre pourquoi un élève a besoin d'aide, se laisser contaminer par l'altruisme des autres élèves seraient autant de leviers à exploiter pour sensibiliser les élèves aux multiples défis que relèvent vaille que vaille, entre autres, les élèves à besoins spécifiques. Ces actions de sensibilisation à la différence produisent des résultats qui dépassent les attentes initiales et instaurent un climat de bien-être pour TOUS les élèves pour autant qu'elles soient dispensées par des personnes outillées et convaincues.
Sophie Leclère[11] de l'asbl Cœur à Corps[12] trouve qu'il faudrait dès la rentrée initier des moments pour parler de la différence en groupe-classe. Il faut le faire dès le début d'année parce que ce qui est le plus compliqué à comprendre et accepter, ce sont les besoins invisibles. Il y a tout ce qui est handicap invisible, mais aussi les maladies comme la maladie de Crohn, le diabète, la tachycardie... Pour elle, l'enseignant gagnera un temps fou dans sa gestion de classe. Sophie insiste cependant sur la qualité de la personne qui va faire cette sensibilisation. Si, dans son for intérieur, cette personne considère que les aménagements avantagent les élèves à besoins spécifiques, qu'elle soupire parce qu'elle doit mettre les cours ou les évaluations sur une clé USB, l'élève risque de devenir alors le bouc émissaire. Parfois le harcèlement entre élèves a tout simplement été généré par l'enseignant lui-même.
Conclusion
Depuis longtemps, le système scolaire tourne avec le carburant de l’égalité. Aujourd'hui, les enseignants, les élèves et leurs parents sont assez pointilleux sur ce thème-là. L’équité peine à se mettre en place malgré les beaux discours. Combien d’élèves qui passent leur CEB avec un support numérique entendent encore qu’ils ont réussi grâce à leur tablette ? Combien d’élèves à besoins spécifiques entendent de leurs condisciples que c’est « dégueulasse » de pouvoir avoir leur ordinateur en classe ?
Considérer l’aménagement mis en place pour compenser une difficulté, un trouble, une maladie comme un avantage ostentatoire et non mérité existe aussi dans notre société. Prenons, pour exemple, les place de parking pour les personnes en situation de handicap. Combien de fois sont-elles squattées "de toute bonne foi" par des personnes valides qui n’en ont que pour quelques minutes ? « Si tu veux ma place, prends mon handicap » est un slogan percutant qui reste plus que jamais un défi sociétal à relever dès le plus jeune âge. Dans ce sens, les activités de sensibilisation auprès des élèves, mais aussi des enseignants et des parents, pour autant qu'elles soient menées de façon pertinente, peuvent faire la différence !
Anne Floor
[1] DECETY J interviewé par OLANO M., « Peut-on éduquer à l’empathie ? » in Revue des Sciences Humaines, publiée le 16 avril 2024.
[2] ZANNA O. interviewé par OLANO M., op. cit.
[3] RAVEAUD M., « Notes de lecture », in Revue internationale d’éducation de Sèvres, 98/avril 2025. https://journals.openedition.org/ries/16591
[4] Un pôle territorial est une structure attachée à une école d’enseignement spécialisé. Il est composé d’une équipe pluridisciplinaire de minimum quinze enseignants, éducateurs, logopèdes, kinés, tous spécialisés dans les troubles de l’apprentissage ou dans le soutien au handicap. Leur mission : aider et accompagner les enfants à besoins spécifiques et leurs professeurs dans l’enseignement ordinaire. https://pactepourunenseignementdexcellence.cfwb.be/mesures/les-poles-territoriaux/
[6] Interview réalisée le 23 janvier 2025.
[7] BEGUE-SHANKLAND L., « Sommes-nous naturellement altruistes ? » in Sciences Humaines, publiée le 16 avril 2024. https://www.scienceshumaines.com/sommes-nous-naturellement-altruistes_fr_47096.html
[9] Interview réalisée le 10 septembre 2024 par Anne Floor.
[10] BEGUE-SHANKLAND L., « Sommes-nous naturellement altruistes ? » in Sciences Humaines, publiée le 16 avril 2024. https://www.scienceshumaines.com/sommes-nous-naturellement-altruistes_fr_47096.html
[11] Interview réalisée par Anne Floor le 12 septembre 2024.