Analyse UFAPEC novembre 2020 par D. Houssonloge

11.20/ Au-delà des mémoires qui s’opposent, notre histoire coloniale est-elle sufisamment enseignée ?

Introduction

Les discriminations envers les personnes noires, particulièrement d’origine africaine et, plus exactement, subsaharienne sont encore nombreuses et récurrentes en Belgique comme ailleurs. Des événements médiatisés tels que l’interprétation de chants racistes et à caractère néo-colonialiste[1] au festival de Pukkelpop en Flandre ou la vidéo de Cécile Djunga, présentatrice météo de la RTBF, pour dénoncer les insultes racistes dont elle est fréquemment l’objet [2] ne sont qu’une partie émergée de l’iceberg. Au quotidien, la ségrégation envers les noirs se manifeste tout spécialement en matière de logement et d’emploi. Sommes-nous conscients de cette réalité ? Pas vraiment. On peut même parler de déni de la société belge à se percevoir comme raciste. C’est plus difficile d’être intégré, logé, employé et simplement respecté quand on nait noir. La tentation est alors d’autant plus grande de vivre entre soi et de rejeter les blancs.

Après la mort, lors de son arrestation par des policiers blancs, de l’afro-américain George Floyd aux Etats-Unis la question raciale a refait surface partout dans le monde. En Belgique, la manifestation Black lives matter [3] le 7 juin à Bruxelles à la sortie du confinement et qui a fait polémique a eu néanmoins le mérite d’ouvrir le débat sur l’existence d’un racisme structurel envers les noirs. Dans le même temps, certains ont commencé à s’attaquer aux statues de Léopold II, devenu le symbole de la colonisation du Congo par la Belgique.

Construire une société inclusive et interculturelle, favoriser le vivre-ensemble, dépasser les préjugés et empêcher les radicalisations de tout ordre, faire respecter les droits des minorités passe par l’enseignement de notre histoire coloniale. Or, aux dires de certains, elle ne semble pas toujours vue ou, si elle l’est, c’est de façon superficielle. Qu’en est-il ? Même si les référentiels du futur tronc commun sont dans le pipe-line (l’UFAPEC vient d’être consultée là-dessus), est-il urgent d'enseigner cette matière aujourd'hui ? La ministre de l’enseignement, Caroline Désir s’est engagée en ce sens il y a peu[4]. Un état des lieux est nécessaire et il est utile de se pencher sur ce qui s’est pratiqué jusqu’ici. Notre histoire coloniale est-elle un sujet tabou ou un passé non-reconnu qui freine les enseignants ? Par ailleurs, y a-t-il pour eux un manque de formation et d’outils ? C’est à ces questions précises que nous allons nous intéresser dans cette analyse.

Quelques données

Les discriminations envers les personnes originaires d’Afrique subsaharienne sont d’abord structurelles. Le taux d’emploi de ces personnes est particulièrement bas. En 2014, 73 % des personnes d’origine belge étaient employées pour un taux de 42,5 % pour les personnes originaires d’Afrique subsaharienne. Ces personnes occupent aussi plus d’emplois intérimaires que les Belges malgré l’obtention d’un diplôme.[5]

Les discriminations envers les personnes noires se marquent également en termes de logement et d’accès aux biens et services (magasins, transports, discothèques, soirées…).[6]

En 2011, Le MRAX (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie) indiquait que 21 % des plaintes enregistrées par leurs services concernent la population subsaharienne (alors que la population migrante subsaharienne résidant en Belgique ne représente que 10 % de la population migrante et un peu plus de 1 % de la population totale de la Belgique). Le MRAX soulignait aussi que les préjugés envers cette population se renforcent.[7]

Une délégation d’experts de l’ONU (Organisation des Nations Unies) a constaté en février 2019 une discrimination raciale endémique dans les institutions belges en raison du manque de reconnaissance de la vraie portée de la violence et de l’injustice de la colonisation.[8]

Une recherche d'Unia en 2011 montre que les personnes à la peau noire sont souvent décrites comme "fiables", "honnêtes" et "tolérantes" mais aussi comme "paresseuses", "inférieures" ou encore "moins civilisées" que les autres groupes [9]. Unia interpelle sur ces préjugés caricaturaux encore empreints de la propagande coloniale et qui entretiennent le racisme. Bepax va dans le même sens : Entre animalisation de la personne, doute sur son intelligence, rejet de son mode de vie, les clichés existent encore.[10]

Selon une enquête de la Fondation Roi Baudoin, la grande majorité, soit 91 %, des Afro-descendants pense que l’histoire coloniale devrait être enseignée à l’école. Par ailleurs, il existe une forte corrélation entre le fait d’avoir vécu des discriminations raciales et de se positionner en faveur des revendications mémorielles.[11]

Que prévoient les programmes actuels de l’enseignement catholique ? La question de la colonisation n’est pas inscrite au premier degré de l’enseignement secondaire dans le cadre du cours d’étude du milieu, mais elle est présente dans la suite du cursus. Pour l’enseignement de transition (général et technique de transition), en 5e secondaire, le concept de colonisation, migration doit être revu et celui d’impérialisme installé. En suggestions et pistes de travail possibles se trouvent, en autres, la colonisation de l'Afrique et de l'Asie et le Congo. En 6e, les différents concepts vus les années précédentes sont toujours présents en lien avec ceux de décolonisation/néocolonialisme, sous-développement. En suggestions et pistes de travail possibles se trouve à nouveau la colonisation, mais sans plus de précision.[12]

Dans l’enseignement de qualification, le programme demande à l’enseignant en 4e de faire percevoir la part d’influence de la colonisation et de la décolonisation des XIXe et XXe siècles sur les disparités Nord-Sud aujourd’hui. Au troisième degré, on met le focus sur la mondialisation des échanges avec les concepts de développement et d’identité culturelle. Les repères temporels sont en autres, la décolonisation et l’émergence des pays en voie de développement.[13]

En 2008, une enquête réalisée par Nico Hirtt pour l’APED (Appel Pour une École Démocratique) révélait qu’un élève belge [de fin d’enseignement secondaire] sur quatre ignore que le Congo fut une colonie belge. Dans l’enseignement professionnel, moins d’un élève sur deux connaît ce point de l’histoire du pays. Et combien de ceux qui le connaissent formellement savent réellement ce que fut la nature et ce que sont les conséquences de cette domination ? [14]

Notre espace public est par ailleurs encore teinté de notre histoire coloniale. Bien au-delà des statues du roi Léopold II qui font polémique, parce qu’il incarne pour certains la colonisation, l’asservissement du peuple congolais et la spoliation du Congo par la Belgique, de nombreux bustes, monuments, noms de places, de rues existent toujours à la gloire des colonisateurs belges : A Namur, à Ostende, à Bruges, à Spa, à Huy, dans une vingtaine de villes du pays, Léopold II trône sur les places et boulevards. Notre espace public regorge de souvenirs de la colonisation. Et surtout à Bruxelles, où l’on n'en recense pas moins de 70 ! […] la station de métro Pétillon. Le major Arthur Pétillon s’est rendu responsable, comme le général Jacques, de nombreuses exactions contre les tribus qui tentaient de résister aux envahisseurs étrangers. Des exemples de ce type, il en existe plein d’autres en Belgique : le boulevard Wahis, la rue Emile Banning, la rue Lothaire, la rue des Colonies. Ce sont parfois des quartiers entiers qui rendent hommage aux militaires ayant conquis le Congo, comme à Etterbeek, près des casernes.[15]

Gaspard et Jean-Marc sur le terrain

Pour illustrer le débat autour de cette question, nous avons choisi de donner la parole à deux personnes impliquées dans l’école. Elles sont porteuses de points de vue différents, qui n’engagent pas l’UFAPEC, mais qui sont représentatifs d’avis existants.

Gaspard Bonane, 52 ans, est Belge d’origine rwandaise. Il est arrivé en Belgique en 1989 pour des études d’ingénieur agronome. Depuis 12 ans, il travaille au Service Public de Wallonie agriculture ressources naturelles et environnement. Marié et papa de 4 enfants de 9 à 19 ans, il est aussi actif dans l’association de parents du collège Saint-Quirin à Huy.

Savez-vous si vos enfants ont eu un cours sur notre histoire coloniale ? Non, ils n’en n’ont eu aucun. On a juste évoqué le génocide rwandais en religion.

Pourquoi, selon vous, faut-il enseigner notre histoire coloniale (Congo, mais aussi Rwanda et Burundi) ? Parce que c’est notre histoire, celle des Belges ! On enseigne l’histoire de Léopold II, roi-bâtisseur mais pas colonisateur.

Pourquoi, selon vous, n'est-elle pas enseignée obligatoirement à l'école ? Parce que c’est un passé que l’on veut ignorer. C’est encore un sujet tabou, il y a des choses qu’on aimerait effacer comme le pillage du Congo dont l’Etat belge profite encore aujourd’hui. Les diamants à Anvers par exemple, d’où viennent-ils ? Du Congo notamment… Ce n’est pas l’école qui est responsable. Il y a un manque de formation et d’outils pour les enseignants. Des manuels scolaires sont nécessaires. C’est au politique à mettre des choses en place en ce sens.

Etes-vous déjà allé avec vos enfants au musée de l’Afrique de Tervuren justement ? Non jamais. J’ai, comme d’autres connaissances d’origine africaine, un blocage à y aller. Le jour où l’histoire coloniale sera enseignée, j’irai !

L’Etat belge a-t-il un devoir de mémoire envers ces trois peuples ? Oui tout à fait. Le Burundi réclame 43 milliards de dollars (environ 36 milliards d'euros) de dédommagement (demande de pardon et de compensation financière pour les torts causés par les colons[16]). L’Etat belge ne devrait pas être insensible à ce passé négatif qui continue à peser sur les personnes d'origine africaine et qui entretient des tensions entre communautés. Si on était d’accord sur notre passé, les choses iraient mieux.

Face aux événements de négrophobie et, à l’opposé, aux attaques de stèles de Léopold II, symbole de notre passé colonial, pensez-vous qu’il faut décoloniser notre espace public (stèles, noms de rue…) parce que cela entretient les préjugés et les tensions ? Ces stèles ce sont les symboles d’un passé non-reconnu et tabou. On continue à les honorer parce qu’on n’a pas fait son examen de conscience. Si c’était le cas, il y aurait aussi des stèles ou des noms de rues dédiés aux victimes de la colonisation ou une Place Lumumba par exemple [héros de l’indépendance congolaise, assassiné et pour qui les militants de la cause décoloniale réclame un place à Bruxelles].[17] Mais enlever les stèles de Léopold II voudrait dire que tout le monde a compris le passé ; or ce n’est pas le cas. Je suis plutôt pour des plaques explicatives sur ces stèles et si on les enlève, cela doit se faire sur décision politique et motivée.

Vivez-vous des discriminations en raison de vos origines ? Evidement au quotidien, mais on se fait une carapace et on vit avec le racisme ordinaire même dans le milieu professionnel. On nous demande souvent « Mais tu viens d’où ? » Moi, je réponds « De Huy » et on me dit « Oui mais tes origines ? » Moi, je peux en parler, mais mes enfants sont nés ici et ne connaissent que la Belgique et il y a des personnes qui sont ici depuis deux ou trois générations et qu’on prend toujours pour des étrangers. Au début de ma carrière, j’ai été contacté pour me présenter parce que j’avais été retenu pour un emploi. Lorsque la secrétaire m’a vu, elle m’a dit qu’il n’y avait plus de poste puis qu’elle pensait que j’étais Belge (avant de me voir). Le seul fait d'être noir m'avait directement disqualifié, et pourtant j'avais la nationalité belge ! Pour être acceptés, nous les noirs, nous devons toujours être exemplaires et faire nos preuves, plus que d'autres, mais très souvent, on ne nous en donne même pas l'occasion. Beaucoup de personnes d’origine africaine, même très qualifiées, sont souvent bloquées dès le départ sur le marché de l’emploi et doivent se contenter de postes qui ne correspondent pas à leurs diplômes et compétences. Dernièrement ma fille a été victime de propos racistes, pourtant tenus par une fille qu’elle pensait être sa meilleure amie. C’étaient des choses comme « les noirs, ça pue ! ». Ce sont évidemment des situations insupportables et inacceptables, surtout pour ceux qui les vivent au quotidien. Elles ne devraient pas avoir une place dans notre société.

Que pensez-vous des projets (voyages, parrainages) avec des pays africains menés dans les écoles ? Le projet Move with Africa - action de sensibilisation à l'interculturalité et à la citoyenneté mondiale par le biais de la coopération au développement initiée par La Libre Belgique[18] - au Collège a été bien mené en 2018. Les élèves partis au Rwanda dont mon fils y sont allés pour apprendre et découvrir le pays d’égal à égal, pas pour aider ou donner. Ils ont appris à planter du riz ou fabriquer des briques en terre avec des coopératives de villageois. Ensuite, lorsqu’ils sont rentrés, ils ont informé et sensibilisé des Belges sur ce qu’ils avaient vécu là-bas, notamment sur les valeurs d'entraide et de solidarité entre les habitants. C’est l’inverse de la colonisation.

Dans le même sens, Bruno Verbergt, directeur opérationnel des services orientés vers le public du musée royal de l’Afrique centrale interpelle les écoles sur la nécessité d’enseigner notre histoire coloniale alors que Beaucoup de jeunes générations d’Afro-Belges ont dit clairement au cours de ces dernières années qu’ils ne comprenaient pas que, tant dans les discours officiels que dans les propos de leurs parents, personne ne reconnaisse effectivement le caractère honteux de la colonisation. Dans le même sens, des chercheurs, des associations comme le collectif Mémoire coloniale et lutte contre les discriminations mais aussi des politiques réclament depuis plusieurs années l’obligation et l’actualisation de de l’enseignement de la (dé)colonisation belge.[19] La socialiste Catherine Moureaux explique : le « phénomène » de la colonisation est bien au programme, en dernière année d’humanités […] c’est le caractère vague du référentiel qui pose problème […] nous sommes dans une époque qui génère de grosses interrogations identitaires, avec de plus en plus de gens qui ne se sentent pas appartenir à la société belge. C’est pourquoi je pense qu’aborder avec tous les élèves l’histoire de la colonisation belge est capital. Nous avons la nécessité d’un passé commun, d’une histoire.[20] Le cabinet de Marie-Martine Schyns, ministre de l’éducation en 2016, constatait également que les référentiels restent assez vagues sur le contenu des savoirs à acquérir[21]

Et pour les ''Belgo-Belges'' dont les ancêtres étaient au Congo durant la colonisation ? C'est sans doute variable, mais certains comme Cindy déclarent : La position doit dépendre du rôle joué par les personnes de la famille au Congo. Mon grand-père ayant eu un rôle positif en tant qu'ingénieur agronome, j’aurais été avide d’apprentissages sur la Belgique coloniale.[22]

La deuxième personne que nous avons interrogée est Jean-Marc Leclère, historien et enseignant à l’INDSé (Institut Notre-Dame Séminaire) de Bastogne. Il donne cours d’histoire au 3e degré de l’enseignement de transition et fait également partie du projet "Pédagogie transversale et active".

Pourquoi, selon vous, notre histoire coloniale (Congo mais aussi Rwanda et Burundi) n'est-elle pas suffisamment enseignée à l'école ? À l’INDSé et notamment dans mes cours, notre histoire coloniale est enseignée. On utilise le manuel « Construire l’Histoire » en plusieurs tomes de Monsieur Jadoulle et Monsieur Georges. En 6e, on voit la question de la décolonisation du Congo y compris la question de sa spoliation par l’Etat belge entre 1908 et 1960. En 5e, quand vers mai-juin on arrive, au-delà la révolution industrielle et de ses conséquences (environs de 1880), c’est déjà bien. Le programme est volumineux avec des concepts comme la démocratie, l’impérialisme, le nationalisme, le fédéralisme, etc. Hélas, souvent, le déficit en vocabulaire, même dans l’enseignement général, est tel que les élèves ne comprennent pas ce qu’ils étudient et restituent. Dans le « libre », où le programme est partiellement décalé au niveau chronologique, si l’enseignant est débordé, il y a le risque de voir la colonisation ou l’impérialisme, sujets évoqués fin mai ou début juin, passer à la trappe. Une des solutions selon moi est la transversalité : aborder ces concepts aussi en géographie, français et religion. Cela demande plus de temps et de travail de collaboration entre enseignants. La conscientisation des parents est aussi nécessaire : la colonisation n’est pas un fait isolé et historique, mais un tout « articulable » avec d’autres thématiques scolaires. Les questions de savoir-vivre, de solidarité entrent aussi en jeu. Une éducation aux médias en famille est aussi nécessaire. Il y a par exemple une pollution de l’actualité sur l’esclavage au temps de la colonisation alors que l’esclavage a été pratiqué par tous les peuples et l’est encore aujourd’hui, y compris en Afrique. L’histoire de la colonisation n’est pas un sujet tabou ni un passé refoulé. Il y a plutôt un manque de dynamisme des enseignants vu la masse de travail à abattre et le peu de documents de qualité à disposition. Et combien d’enseignants donnent cours d’histoire sans le titre requis et sans être bien formés à la critique historique ? Il faut sans arrêt être performant, regarder des émissions, trouver des sources, cela demande une énergie colossale. A nouveau, la transversalité peut permettre de mutualiser les moyens : ressources, savoirs, évaluations…

L'Etat belge a-t-il un devoir de mémoire envers les peuples congolais, rwandais et burundais ? C’est une question polémique à contextualiser. En 1886, avec le Congrès de Berlin, c’est la mainmise du roi des Belges sur le Congo avec l’espoir d’en tirer profit. Il n’y a pas à cette époque de regard humanitaire envers le peuple congolais ni envers le peuple, le prolétariat belge. La misère du peuple émeut peu[23] et ne touche pas encore suffisamment certains partis traditionnels de l’époque. Oui, il y a un devoir de mémoire à faire par rapport aux victimes de la colonisation, parce que toute inhumanité doit être mise en lumière. Mais ce devoir de mémoire doit se faire envers tous les peuples y compris envers les Belges qui sont partis au Congo en toute bonne foi dans un but social ou humanitaire (travail dans les hôpitaux par exemple) et qui sont morts là. Il ne faut laisser personne au bord du chemin.

Face aux événements récents d’afrophobie ou d’attaque de stèles de Léopold II, symbole de notre passé colonial, pensez-vous qu’il faut décoloniser notre espace public (stèles, noms de rue…) ? Cela doit se faire au cas par cas. Si on veut maintenir une statue, il faut mettre une notice explicative. Il ne faut pas en arriver à déboulonner tous les barbus à cheval, or il y a des amalgames. On pourrait aussi mettre des statues d’autres personnes qui ont apporté des choses à la communauté de l’endroit époque par époque. On pourrait imaginer une rotation des œuvres de notre patrimoine historique. Mais cela engendre un coût ; or la culture n’est pas privilégiée en Belgique. Au niveau du vocabulaire, par rapport au terme « nègre », ce n’est pas le mot qui gêne, c’est la connotation qui y est liée. Il doit être retiré là où il est choquant, mais pas ailleurs. Dans la même idée, dans les Ardennes, Père Fouettard n’était pas un homme de couleur dont on se moquait, mais un méchant barbouillé de suie qui était passé par la cheminée. La priorité c’est l’éducation pour ne pas tomber dans une vision manichéenne. Il y a aussi du racisme envers les blancs qu’on traite de camembert ou de fromage. Il faut lutter contre toutes les formes de racisme qui ne sont que la peur et la méconnaissance de l’autre. Cela demande de prendre du temps notamment en famille, or nous sommes dans la société de consommation du « rouf-rouf », du « vite-vite ». Les médias passent des heures à nous présenter des choses inintéressantes. Les gens sont sur Facebook avec le phénomène d’entonnoir où on trie pour nous les personnes, les infos, les points de vue qui nous ressemblent et ils ne s’intéressent plus aux sujets de société. Ils ne prennent plus le temps d’aller vérifier les informations et leur véracité. C’est l’époque du fainéantisme intellectuel.

D’autres personnes, dans le milieu de l’enseignement, vont dans le même sens que Jean-Marc Leclère, en témoignant qu’une majorité d’enseignants font le choix de voir l’histoire de la (dé)colonisation du Congo. Jérôme Van Styvendael, professeur d’histoire à Nivelles et Ottignies explique : Les manuels sont complets et bien documentés, ils parlent même des polémiques autour de Léopold II, mais le programme est flou. C'est donc laissé à l'appréciation du professeur. Je pense que je ne serais pas ennuyé si je ne disais pas une seule ligne sur le Congo dans mon cours. Moi j'ai choisi d'en parler et beaucoup d'autres professeurs le font.[24]

Dans l'idée de prendre en compte tous les dommages liés à la (dé)colonisation, Florence Gillet, historienne au CEGES (Centre d’Etudes et de Documentation Guerre et Sociétés contemporaines) évoquait déjà en 2008 les traumatismes vécus par les coloniaux lors de l'indépendance du Congo et l'exclusion dont ils font l'objet aujourd'hui : À côté de l’idéal colonial, l’un des éléments récurrents dans le discours des anciens coloniaux s’avère être leur victimisation. En effet, alors qu’ils se sentent attaqués de toute part dans une société qui les marginalise, qu’ils s’estiment condamnés au rang de “bourreaux” et jugés comme d’“infâmes spoliateurs”, les anciens coloniaux se considèrent avant tout comme des victimes. […] le départ précipité auquel ils furent contraints provoqua chez eux un véritable traumatisme. Car au-delà du cheminement de l’histoire, la décolonisation fut également synonyme de bouleversement existentiel et de fracture émotionnelle. Des milliers de Belges qui avaient construit leur vie en Afrique n’eurent d’autre choix que de rentrer définitivement au pays. Or, un grand nombre d’entre eux considéraient le Congo comme leur pays. Certains enfants n’avaient même jamais mis les pieds sur le sol belge. D’autre part, le climat de violence et la précipitation qui entourèrent leur départ constitua pour beaucoup une épreuve douloureuse.[25]

Au ministère et dans la recherche

La ministre de l’enseignement obligatoire, Caroline Désir, interpellée sur la question, s’est positionnée clairement en juin dernier : Ce n'est pas tellement que l'histoire du Congo ou de la colonisation se fait de façon maladroite sur base de références dépassées, c'est surtout que cette histoire est trop souvent ignorée. La plupart des élèves n'entendent pas parler de la colonisation belge au Congo ni des mécanismes d'exploitation et de domination. Nous ne pouvons plus tolérer cette lacune.[26]

Faire des statistiques sur ce qui est réellement enseigné serait laborieux et par ailleurs dépassé puisque le sujet est tranché. Soixante ans après l’indépendance du Congo, notre société semble prête à sortir d’une dichotomie mémorielle pour oser une histoire commune officielle comme l’explique Jacinthe Mazzocchetti, anthropologue de l’UCL : La colonisation a forcément eu un impact sur la façon dont les colonisés se sont construits, marqués – encore aujourd’hui – par le poids d’avoir été considérés comme inférieurs. Tout comme les colons, eux, se sont construits comme supérieurs. Des constructions qui ne sont pas travaillées et qui perpétuent les stéréotypes, le racisme et les discriminations.[27]

A l’école, dans le cadre du Pacte pour un enseignement d’excellence, les référentiels du nouveau tronc commun sont déjà écrits (même s’ils ne sont pas encore officialisés) et prévoient que notre histoire coloniale soit enseignée plus tôt dans le cursus et de façon plus rigoureuse. Pierre Hella, inspecteur et président du groupe de travail explique : L’optique est désormais de se focaliser sur une histoire critique de la colonisation. Il n’est en effet plus acceptable pour un jeune de 15 ans d’ignorer tout de ce chapitre ». Aussi, le sujet sera mis au programme de deux années. « En deuxième secondaire, il est prévu d’aborder l’exploitation économique des colonies au travers de l’exemple du Congo belge. En troisième, on ira beaucoup plus loin avec les questions de discrimination liées à la langue, à la culture, au critère dit “racial”. On examinera les rapports sociaux au Congo belge, les groupes hiérarchisés inégalitaires, les acteurs et les facteurs de changement que furent les partis indépendantistes, l’autodétermination des peuples, l’indépendance du Congo.[28]

Toutefois, l’implémentation des nouveaux référentiels prendra encore six à huit ans. C’est ce qui motive également la ministre à faire le point dès maintenant pour encourager une approche systématique de cette période.[29]

Dans ce cadre, l’UFAPEC estime qu’il est nécessaire de s’interroger aussi sur l’ambition du référentiel d’histoire actuel. N’est-il pas trop copieux et exigeant pour un cours de deux heures par semaine ? La dimension transversale est-elle exploitée ? La formation des enseignants et les outils existants sont-ils suffisants et appropriés ? Qu’est ce qui fait qu’un professeur d’histoire choisit de parler ou pas de notre histoire coloniale ?

Pour l’UFAPEC encore, s’il est impératif d’enseigner notre histoire coloniale, c’est en étant conscient que le professeur est face à un sujet complexe, à recontextualiser pour éviter tout raccourci simpliste et que, plus largement, la question des discriminations et du racisme, si elle doit être abordée sous l’angle historique, concerne également d’autres disciplines. L’éducation à la philosophie et la citoyenneté participe largement à la formation des élèves sur ces questions et ce depuis l’école fondamentale.

Soulignons l’initiative du musée BELvue (centre pour la démocratie et l’histoire de la Belgique situé à Bruxelles et géré par la Fondation Roi Baudouin[30]) qui a réalisé un workshop Regards sur le passé colonial » disponible depuis 2019[31] et qui projette également la réalisation d’un dossier pédagogique.

Conclusion

En 2020, les discriminations raciales et quotidiennes envers les noirs sont toujours présentes dans notre pays qui a bien du mal à l’admettre. Pour ce qui est du rôle de l’école, on constate que si les programmes de l’enseignement secondaire font état de la (dé)colonisation et notamment de celle du Congo, l’enseignement de notre histoire coloniale reste flou et laissé à l’appréciation de l’enseignant. Cet enseignant est également confronté à une matière dense et complexe avec des élèves qui peuvent avoir des difficultés à intégrer des concepts indispensables à leur futur rôle de citoyen.

En résumé, soixante ans après l’indépendance du Congo, l’histoire commune entre Congolais et Belges reste méconnue et encore biaisée par la vision de chaque partie. Les futurs référentiels aborderont ce pan de notre histoire. D’ici-là, la ministre actuelle, Caroline Désir, veut que l’école aborde pleinement la question pour une matière qui demande beaucoup de nuances.

Se donner les moyens de tendre vers la société que nous prônons dans les discours officiels, une société démocratique et interculturelle, où le racisme, même latent, est délogé, demande de regarder notre passé plutôt que de le nier ou d'effacer ses traces. Sortir d’une mémoire sélective et émotionnelle avec l’aide des historiens permettra de déconstruire les stéréotypes racistes anti-noirs comme anti-blancs et les amalgames. Cela passe par l’école et la famille, mais également par un travail parlementaire pour procéder à une réconciliation des mémoires comme le suggère Kalvin Soiresse.[32]

Cette réconciliation demande enfin de sortir d'une vision manichéenne, d'entendre l'ensemble des parties et de reconnaitre les dommages causés, mais aussi quelques bénéfices, de la colonisation. Comme l'écrivait Colette Braeckman le 15 juillet dernier, à l'occasion de l'installation de la commission parlementaire chargée de faire la lumière sur le passé colonial de la Belgique : D’évidence, le pari de la vérité, de la réconciliation, sera plus difficile à réussir que ce que l’on imaginait. Il est cependant important d’aller jusqu’au bout de la tâche, sans faux-fuyants ni calculs mesquins : car pour la Belgique, l’Afrique centrale est souvent un miroir brisé. En retrouver les morceaux, c’est aussi identifier nos démons, la cupidité, le racisme, les politiques à courte vue. Mais mener le navire à bon port, c’est miser sur l’avenir. Osons le dire, face aux autres anciennes puissances coloniales, à cette Europe qui a oublié les origines de sa prospérité, c’est faire preuve de courage.[33] Gageons que l'enseignement de notre histoire coloniale participe à cette réconciliation et permette de construire ensemble cette société inclusive que tous nous souhaitons.

 

Dominique Houssonloge

 

 

 


[1] Les deux comptes ont aussi publié une vidéo montrant un groupe de jeunes flamands entonner des chants racistes. "Handjes kappen, de Congo is van ons" ("Couper les mains, le Congo est à nous"). Source : https://www.levif.be/actualite/belgique/le-congo-est-a-nous-unia-interpelle-au-sujet-d-incidents-racistes-au-pukkelpop/article-normal-879721.html?cookie_check=1598886062

[3] Traduction : les vies noires comptent.

[7] Rapport d’activité 2011, MRAX,p.32 http://mrax.be/wp/wpcontent/uploads/2014/01/Rapport_Annuel-2011.pdf -  Voir aussi  Schoumaker, B., Scoonvaere, Q., « L’immigration subsaharienne en Belgique, État des lieux et tendances récentes » in Mazzocchetti (dir.), Migrations subsahariennes et condition noire en Belgique, Louvain-la-Neuve, Academia – L’Harmattan, 2014.

[11] FRB, Des citoyens aux racines africaines : un portrait des Belgo-Congolais, Belgo-Rwandais et Belgo-Burundais, Bruxelles, novembre 2017, p. 208.

[12] SeGEC, Programmes, Histoire 2ème et 3ème degrés, Formation commune (2 périodes) et Option de base (4 périodes), Humanités générales et technologiques, D/2008/7362/3/36.

[13] SeGEC, Programmes, Formation historique et géographique, 2e et 3e degrés Professionnel et Technique de qualification, D/2014/7362/3/14.

[14] Nico Hirtt, Seront-ils des citoyens critiques ?? Enquête auprès des élèves de fin d’enseignement secondaire en Belgique francophone et flamande, Bruxelles, Appel pour une école démocratique (APED), septembre 2008, p. 33. - https://www.skolo.org/IMG/pdf/SCC.pdf

[21] Idem.

[22] Propos recueillis par Dominique Houssonloge, le 18/10/2020.

[23] Le film Daens de de Stijn Coninx en 1992 illustre bien ce propos : https://www.grignoux.be/dossiers-pedagogiques-17

[29] Idem.

[32] https://parismatch.be/actualites/societe/408768/kalvin-soiresse-il-est-urgent-de-proceder-a-une-reconciliation-des-memoires.  Kalvin Soiresse a été notamment cofondateur du Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations (CMCLD) et il est aujourd’hui parlementaire Ecolo

Vous désirez recevoir nos lettres d'information ?

Inscrivez-vous !
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de Cookies pour vous proposer des publicités adaptées à vos centres d'intérêts, pour réaliser des statistiques de navigation, et pour faciliter le partage d'information sur les réseaux sociaux. Pour en savoir plus et paramétrer les cookies,
OK