Analyse UFAPEC septembre 2024 par B. Loriers

14.24/ Déconstruire les préjugés à l’école pour lutter contre le harcèlement

Introduction

Les préjugés sont à l’origine de nombreux maux de notre société, comme la difficulté à échanger sereinement, le racisme, la violence, etc., et l’institution scolaire n’y échappe pas. Équipe éducative, élèves et parents sont confrontés autour de l’école à des idées toutes faites qui, inconsciemment ou pas, peuvent influencer leurs actions et réflexions. Ces idées préconçues peuvent parfois mener à des comportements violents, comme le harcèlement scolaire. Dans cette analyse, nous développerons ce lien entre préjugés et harcèlement scolaire, lequel touche de nombreux élèves en tant que victimes, auteurs ou témoins de harcèlement, à un moment de leur scolarité. Les conséquences du harcèlement scolaire ne sont plus à décrire, elles affectent le bien-être général des enfants impliqués et se répercutent sur leurs facultés d’apprentissage.

Comment naissent les préjugés ?

Un préjugé est une croyance, une opinion préconçue souvent imposée par le milieu, l'époque, un parti pris[1]. Le préjugé est aussi défini comme une attitude favorable ou défavorable à l’égard d’une personne (ou d’un groupe), d’un objet ou d’un concept, en dehors d’une expérience personnelle. Le préjugé peut évoluer au contact d’une personne ou d’un groupe en fonction de cette expérience personnelle[2]. La notion de stéréotype est assez proche : il s’agit d’une image mentale résistant à toute remise en cause, d’une représentation sociale standardisée qui catégorise de manière rigide et persistante tel ou tel groupe humain. Le raisonnement mis en œuvre pour légitimer l’image stéréotypée est rudimentaire et dépourvu de sens critique[3].

Il existe des préjugés positifs, valorisants, qui renforcent l’estime de soi, individuelle ou collective et des préjugés négatifs, qui contribuent à des phénomènes de discrimination, c'est-à-dire à un traitement différencié et un accès inégal à certaines ressources et opportunités[4] (Les critères de discrimination et de rejet sont multiples et peuvent concerner la couleur de peau, le handicap, les caractéristiques physiques, l’orientation sexuelle, la nationalité, etc.).

Pourquoi a-t-on recours à des idées préconçues ? Entrer en relation implique des incertitudes qui peuvent nous insécuriser. Nous avons interviewé Esther Alcala Recuerda, formatrice à l’Université de Paix, qui explique le rôle des préjugés dans notre fonctionnement social : une relation peut être source de peur de l’inconnu, peur de ne pas trouver sa place. De ce fait, l’individu élabore, souvent inconsciemment, des représentations sociales quand il est face à quelqu’un pour la première fois, soit pour retrouver un sentiment d’appartenance, soit pour se sentir en sécurité. Il enferme l’autre dans des catégories, des petites boîtes qui l’aident à organiser la réalité. Il attribue des qualités et des défauts à la personne, ce qui lui permet de se sécuriser via le processus d’identification ou de différenciation. C’est ainsi que chacun construit son identité, en se comparant aux autres. Sur base de ces préjugés, l’individu construit des jugements, en se positionnant pour ou contre une caractéristique donnée de la personne, sur base de ses expériences antérieures, même avant d’avoir entamé la relation. Chacun d’entre nous recourt à toutes ces étapes, souvent inconsciemment, pour se préserver et, ce, de manière automatique. Elles sont normales, quelque part indispensables, et elles contribuent à notre protection[5].

Pour améliorer le vivre ensemble à l’école, une piste serait-elle de prendre conscience des préjugés qui nous entourent dans le milieu scolaire, puis de les démonter ? L’enjeu est, en effet, de sortir de certains fatalismes, afin de construire une école au climat apaisé et de permettre l’émancipation sociale des élèves.

Comment les préjugés peuvent-ils mener au harcèlement ?

Le processus qui vient d’être décrit touche à la stigmatisation des différences, une des caractéristiques du harcèlement[6]. Lorsque des situations de violence ont pour origine des préjugés, les protagonistes développent parfois un comportement défensif face à une différence. Celui-ci peut dans certains cas conduire à la discrimination et à des moqueries répétées. N’arrivant pas à réguler leurs craintes, les personnes développent une stratégie de harcèlement et invitent d’autres individus à les rejoindre pour être plus « forts ensemble contre ». Les protagonistes éludent les conséquences en déshumanisant la victime et la chargent des responsabilités dans ce processus. On bloque ses émotions, on verrouille son empathie pour mettre « la machine en marche ». C’est ce qu’on nomme le désengagement moral[7]. L’individu commet parfois une erreur fondamentale dans ses perceptions à cause des processus de généralisation, de sélection, d’omission ou d’association.

C’est par une prise de conscience des différentes étapes de la construction des préjugés que l’individu peut décider de se positionner autrement et de changer de comportement[8].

L’école entretient-elle les préjugés ?

Le phénomène de catégorisation est propre à l’être humain, dans tous les contextes et dans le cadre de l’école également. Voici quelques exemples d’idées préconçues qui sont parfois véhiculées par les acteurs scolaires : cet enfant est un mauvais élève, les parents sont démissionnaires, les enseignants choisissent leur métier en fonction du nombre de jours de congé, un enfant à haut potentiel n’a pas besoin d’aide, pour être en forme, les enfants doivent aller dormir tôt, les aménagements raisonnables à l’école ne sont pas utiles pour tel enfant.

Les enseignants ne sont pas en dehors de la société et projettent aussi des préjugés sur les élèves en fonction de leur origine sociale et culturelle, de leur formation et de leurs expériences personnelles. En prendre conscience est déjà un grand pas pour pouvoir ensuite les déconstruire. Prenons l’exemple de l’idée préconçue de « mauvais » élève. Cette étiquette, véhiculée dans certains cas tant par l’équipe éducative que par les condisciples, risque de peser sur l’élève dans ses relations. Pour Gaëlle Chapelle, formatrice d’enseignants et docteure en psychologie, les préjugés sont un enjeu majeur en matière d’échec et d’inégalités scolaires, car, pour revenir à notre exemple, une fois que l’on a cette étiquette de mauvais élève, il est deux fois plus difficile de réussir. On sait par ailleurs que le « mauvais » élève est souvent issu d’un milieu défavorisé ou d’une culture éloignée de la culture de l’école[9].

En lien avec cette réflexion, le code de l’enseignement précise qu’une des missions prioritaires de l’école est d’assurer à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale[10]. Pour le Pacte pour un enseignement d’excellence, le harcèlement scolaire est un véritable fléau auquel il est essentiel d’apporter des réponses concrètes et coordonnées. À cette fin, une politique structurelle d'amélioration du climat scolaire et de prévention du harcèlement doit permettre désormais aux écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles d’être informées, outillées et soutenues dans la mise en place d’actions adaptées à ce type de conflictualité[11]. Dans cette optique, le décret du 27 avril 2023 devrait permettre aux écoles d’améliorer le climat scolaire et de prévenir le harcèlement et le cyberharcèlement scolaires[12].

Pour l’UFAPEC, la question du harcèlement entre élèves est une préoccupation de longue date, c’est pourquoi elle fait partie, depuis ses débuts, du Réseau Prévention Harcèlement qui a rédigé des recommandations[13] pour le référentiel des futurs enseignants dans la gestion de la violence et du harcèlement à l’école. L’UFAPEC demande, avec UNIA[14], que les enseignants et les directeurs soient sensibilisés aux préjugés dont ils peuvent être porteurs à l’égard de certains jeunes, sans en être forcément conscients, de façon à assurer un traitement égal de tous les élèves. Cette sensibilisation doit prendre place dès la formation initiale et être réactivée dans le cadre d’une formation en cours de carrière[15].

Les idées préconçues peuvent aussi concerner les parents et leur intérêt pour l’école : nombreux sont ceux à qui on colle l’étiquette de « démissionnaires ». Pourtant, les relations école-parents sont essentielles et les méfiances, tant du côté des parents que du côté de l’équipe pédagogique et éducative, ne peuvent être que néfastes pour le bien-être des élèves et de leurs apprentissages.

Du côté des enseignants, les étiquettes sur les familles peuvent être décelées, puis décollées en travaillant le partenariat avec les parents. Le Mémorandum UFAPEC de 2024 demande que ce partenariat soit construit en tenant compte des différences d’accès aux clés de compréhension des codes scolaires, des contraintes horaires des parents et des potentielles barrières culturelles[16]. Le pédagogue Philippe Watrelot[17] développe cette idée. Pour construire l’École de la réussite de tous les élèves, déjouer les auto-stéréotypes et élargir le spectre des orientations, une coopération renforcée avec les parents, particulièrement avec les parents les plus éloignés de l’institution scolaire, constitue un enjeu majeur[18].

L’école ne peut pas tout résoudre

Pour lutter contre tous les a priori, ce n’est pas seulement le système scolaire qui doit évoluer, mais bien la société dans son ensemble et, notamment, la famille. Car c’est aussi et surtout dans le cadre familial que nous véhiculons des croyances, que nous déterminons ce qui nous fait peur ou pas, ce qui est acceptable ou pas. Notre langage courant (tu ne vas pas pleurer comme une fille…), peut parfois alimenter implicitement certains préjugés, souvent sans que nous en ayons forcément conscience. En utilisant un vocabulaire explicite, un travail de déconstruction de nos croyances peut se faire à la maison, grâce notamment à des discussions et des activités en famille. Ces échanges peuvent conduire à casser les raccourcis et les images toutes faites. Par exemple, pour lutter contre l’a priori que ce sont uniquement les filles qui s’occupent de l’intendance, on peut décider clairement que tout le monde à la maison participe aux tâches ménagères, filles et garçons.

L’école et la famille véhiculent des préjugés, mais également les médias (télévision, radio, réseaux sociaux, revues, journaux, livres…) : ils peuvent dans certaines situations renforcer des idées préconçues reposant sur de vieilles habitudes, par exemple en ne choisissant que des hommes pour une publicité automobile ou que des femmes pour des produits ménagers.

Certaines écoles luttent contre les idées toutes faites

L’école est une des instances fondamentales de socialisation du jeune, car c’est là que l’enfant va être en contact avec des milieux socio-culturels différents du sien et où les repères et les représentations de chacun vont s’entrechoquer voire s’opposer. Les enseignants et le personnel éducatif jouent un rôle clé en tant qu’exemples et facilitateurs dans la détection et la déconstruction des préjugés avec les élèves. Cette démarche permet aux futurs citoyens de développer leur esprit critique, de prendre de la hauteur dans leurs relations, mais aussi leur capacité à se mettre à la place des autres, à être empathique, bienveillant.

Sur le terrain, les bonnes pratiques ne manquent pas parmi les écoles qui lancent le débat sur les idées préconçues et sur les dégâts que cela peut engendrer en ce qui concerne le vivre ensemble. Prenons l’exemple de l’enseignant qui fait réfléchir sur la question du genre : cette démarche permet de casser les a priori tels que les garçons ne pleurent pas, prennent des risques, les filles font la cuisine, sont fragiles, expriment leurs émotions… Pointons, parmi d’autres, l’initiative de la petite école de Gentinnes, qui a mis sur pied un projet autour des préjugés en 6e primaire. Les élèves en ont réalisé une émission radio, dont un micro-trottoir sur les stéréotypes liés aux filles et ceux liés aux garçons. Ce sont des exemples qui permettent aux auditeurs de réfléchir de manière très concrète sur les idées toutes faites qui sont régulièrement véhiculées[19].

Un autre exemple porte sur le lieu commun de « parents démissionnaires » : nombreuses sont les écoles qui ouvrent leurs portes aux parents pour les impliquer et pour davantage connaître les milieux de vie des élèves. Cela demande parfois, de part et d’autre, de modifier sa posture initiale : pour le membre de l’équipe pédagogique et éducative de quitter la posture de celle ou de celui qui sait et, pour le parent, de croire à ses compétences parentales et de faire valoir la connaissance intime qu’il a de son enfant.

Ces écoles qui se préoccupent des préjugés, et elles sont nombreuses, défendent le droit pour chaque acteur scolaire, élève et adulte, d’être respecté dans ses différences, au droit d’être reconnu comme unique, en vue d’une école davantage inclusive. Ces écoles défendent aussi le droit pour les élèves de vivre leur scolarité sereinement, en étant eux-mêmes, sans violence, dans un espace de socialisation, l’école, qui garantit leur intégrité physique et psychologique.

Conclusion

Nos représentations fonctionnent comme des clichés qui réduisent une réalité complexe à quelques éléments saillants[20]. Il arrive que ces représentations se figent en idées fixes qui ne permettent pas de découvrir l’autre sous ses multiples facettes. Nous avons vu que ce phénomène de catégorisation, qui souvent est, par facilité, mis en place pour rassurer , peut vite provoquer des situations de rejet, voire de violence et de harcèlement.

Pour contrer ces situations, l’éducation joue un rôle majeur. Elle permet, en effet, aux enfants et aux jeunes de détecter puis de démonter les représentations, les idées toutes faites qui, dans certains cas, nourrissent des malaises.

Les bonnes pratiques se développent et s’échangent dans la plupart des écoles, mais il faut rester vigilant ; c’est pourquoi l’UFAPEC demande de prévoir des formations pour les enseignants sur les questions de préjugés qui peuvent mener au harcèlement[21].

Les membres de l’équipe éducative ne sont pas les seuls qui peuvent agir pour déconstruire les préjugés. Au sein du conseil de participation[22] et de l’association de parents de chaque école peuvent être menées des actions de réflexion et de sensibilisation contre les idées préconçues. Les parents et l’entourage de l’élève peuvent aussi être attentifs à ne pas enfermer les personnes dans des cases desquelles elles ne pourraient sortir. Afin de mieux connaître l’autre et de tendre vers une société qui accepte les différences, chaque personne, élève ou adulte, peut vraiment se révéler acteur de changement et conduire à une diminution de situations qui conduisent, trop souvent, au harcèlement.

 

Bénédicte Loriers

 


[2] Non au harcèlement, lexique pour mieux comprendre le harcèlement en milieu scolaire : https://cache.media.eduscol.education.fr/file/formation_jeune_citoyen/28/7/Lexique_2018_999287.pdf

[3] Éduquer contre le racisme et l’antisémitisme, stéréotypes et préjugés, Canopé : www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/eduquer_contre_racisme/notion_stereotypes_prejuges.pdf

[4] WATRELOT Philippe : Déconstruire les préjugés et les stéréotypes à l’école :  https://blogs.mediapart.fr/philippe-watrelot/blog/120623/deconstruire-les-prejuges-et-les-stereotypes-lecole

[5] Interview d’Esther Alcala Recuerda réalisée le 4 avril 2024.

[6] Le harcèlement est défini par Benoit Galand comme une action intentionnelle destinée à faire du tort à autrui, répétée et caractérisée par un déséquilibre de pouvoir entre les protagonistes. GALAND Benoit, in Prévention du harcèlement entre élèves : balises pour l’action, 2016 : Balises pour l'action: p. 7.

[7] Notion initialement développée par le psychologue canadien Albert Bandura : https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/9780470672532.wbepp165

[8] Interview d’Esther Alcala Recuerda, op cit.

[9] CHAPELLE G., Le « mauvais » élève cumule les préjugés négatifs : in La Libre du 22 mars 2010 : La Libre

[10] Code de l’enseignement, titre IV, chapitre 1er, article 1.4.1-1, code de l'enseignement : Code de l'enseignement

[13] Recommandations du RPH du 3 novembre 2022 à destination de ARES( Académie de recherche et d'enseignement supérieur). Le RPH demande qu’au cours de leur formation initiale, les directions, enseignants, surveillants et éducateurs se voient à l’avenir dotés de compétences et d’outils concrets leur permettant de mener des activités d’apprentissage centrées sur le vécu et l’expérience, destinées à développer les compétences socio-émotionnelles des adultes et des jeunes, pour les amener à mieux se connaître, apprivoiser leurs différences, coopérer entre eux, identifier leurs émotions, les exprimer, les réguler, développer leur empathie, communiquer de manière claire, authentique et non-violente.

[14] Unia, ex-centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, est une institution publique indépendante qui lutte contre la discrimination et défend l’égalité des chances en Belgique.

[17] Philippe Watrelot est un ancien professeur de Sciences économiques et sociales, formateur et militant pédagogique.

[20] in Dictionnaire des sciences humaines, sous la direction de Jean-François Dortier, Éditions Sciences humaines, 2004, p. 731.

[22] Le conseil de participation est composé de tous les partenaires de l’école. https://www.ufapec.be/nos-analyses/copa.html, p. 16.

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