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Mon enfant ne parle jamais à l'école...
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14.25/ Mon enfant ne parle jamais à l’école…
QU'EST-CE QUE LE "MUTISME SELECTIF" ET QUEL PARTENARIAT POSSIBLE ENTRE L'ECOLE ET LA FAMILLE ?
Introduction
Notre volonté de réaliser une analyse sur le mutisme sélectif, un trouble de l'anxiété qui se traduit notamment par le refus de parler dans des contextes bien précis, à l'école en particulier, et que nous nous attacherons à définir plus finement ci-dessous, provient de l'interpellation d'une maman d'élève d'une école de notre réseau située dans le Hainaut-occidental. Dans son message, cette maman, Jenna Duponchelle, décrit rapidement son vécu et celui de son fils, aujourd'hui âgé de sept ans. Dès les premiers mois en maternelle, celui-ci s'est trouvé incapable de prononcer un mot à l'école ou lorsqu'il se retrouvait en présence d'autres enfants, alors qu'il s'exprimait sans aucune difficulté à la maison. La conviction forte affichée par cette maman quant à la nécessité de faire connaître ce trouble encore largement méconnu pour une prise en charge la plus précoce possible a retenu notre attention.
Si le fait d'informer plus largement sur le trouble est déjà un levier pour permettre à des parents ou à des enseignants d'identifier une difficulté rencontrée par son enfant ou par un élève, notre objectif ici est de dépasser la seule information pour donner des pistes de réflexion et passer un message que nous formulons encore ici sous forme de questions : le mutisme sélectif est-il vraiment une fatalité ? Un travail de coéducation, un partenariat entre l'école et la famille, peuvent-il aider l'enfant à évoluer dans l'acceptation, la gestion de son trouble, et à lever progressivement son anxiété pour participer, dès que possible et le plus largement possible, aux apprentissages en classe avec les autres élèves ? Afin de répondre à ces deux questions, nous nous appuierons sur les témoignages de Jenna Duponchelle et sur celui d'une enseignante, Kathy Sépulchre, laquelle a accompagné l'année dernière une élève de deuxième maternelle concernée par le mutisme sélectif. Toutefois, nous garderons à l'esprit que ces deux témoignages relatent des expériences vécues qui ont permis de prendre en charge positivement le trouble, à la fois grâce à la posture et à la persévérance des parents, mais aussi grâce à l'attitude réceptive et proactive de l'équipe éducative. Ce trouble restant peu connu, nous devrons nous interroger sur les cas où le trouble n'est pas diagnostiqué et sur ceux pour lesquels la prise en charge n'est pas adaptée (par méconnaissance, parce que la démarche est énergivore et chronophage, parce que ça nécessite que l'enseignant ouvre sa classe et s'adapte en fonction des aménagements consentis ; les retours que nous avons de parents en demande d'aménagement raisonnables montrent à quel point ce n'est pas encore si facile à obtenir partout…)
Notons d'emblée que le mutisme sélectif va s'exprimer différemment d'un enfant à l'autre. Certains pourront avoir des troubles associés (alimentaires[1], énurésie[2]…), mais ce n'est pas systématique. Des troubles d'apprentissage pourront aussi être détectés en fin de maternelles et en primaire chez certains enfants diagnostiqués, tandis que d'autres n'en n'auront pas. L'âge de l'enfant lorsque le diagnostic est posé est également déterminant sur la manière de l'accompagner. Dès lors, quels sont les signaux auxquels il faut être attentif, en tant que parent ou enseignant ? Qui peut poser un diagnostic ? Vers qui se tourner ? Comment se faire aider en cas de suspicion de la présence de ce trouble chez un enfant ? Pourquoi intervenir de manière précoce et quels enjeux y a-t-il derrière cette prise en charge ? Quel dialogue, quel partenariat entre l'école et la famille pour y parvenir ? Que mettre en place et quelle posture adopter vis-à-vis des autres élèves et des autres parents ? Quelles souplesses, mais aussi quelles limites pour assurer le bien-être de chacun dans la dynamique choisie ?
Tentative de définition du mutisme sélectif
Voici la définition de ce trouble que propose l'ASBL Mutisme sélectif Belgique : Le mutisme sélectif (MS) est un trouble anxieux répertorié dans le DSM-V (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux et des troubles psychiatriques)[3]. Un enfant/une personne souffrant de mutisme sélectif s’exprime normalement lorsqu’il est à l’aise (par exemple, avec sa famille proche, à la maison) mais est incapable de parler dans des contextes sociaux spécifiques (le plus souvent à l'école, mais aussi lors de stages ou dans le cadre des mouvements de jeunesse…) pendant une période de plus d'un mois (en dehors du mois d'acclimatation au nouvel environnement), sans que l'absence de parole ne soit expliquée par des problèmes de langage ou d'autres pathologies. Toutefois, des problèmes de langage entraînant une crainte de s'exprimer peuvent être une source d'angoisses et donc de mutisme sélectif.[4]
Appelé à l'origine "mutisme électif", il a été renommé "mutisme sélectif" dans le DSM-IV (1994) pour mieux souligner son aspect involontaire et dépendant du contexte social. Parfois assimilé à tort à de la timidité, le mutisme sélectif est encore mal connu en Belgique francophone. Plus encore, il semble assez méconnu des professionnels de la santé eux-mêmes, qui ont parfois tendance à vouloir rechercher des causes antécédentes (traumatismes) à l'absence de parole dans un contexte anxiogène, plutôt que de le considérer comme un trouble de l'anxiété lié à ce contexte. Le problème, c'est que la recherche a encore du mal à s'accorder sur les facteurs de risque[5], ce qui nous fait penser que ce n'est peut-être pas la première chose à laquelle s'atteler dans une perspective d'accompagnement de l'enfant. À partir du moment où l'enfant sait parler dans certains contextes et en est tout à fait incapable dans d'autres, l'important est d'identifier cette incapacité et de s'assurer qu'il s'agit bien d'un symptôme lié à une forte anxiété plutôt qu'à de la timidité (qui, elle, peut être plus aisément levée et peut s'atténuer avec le temps sans action spécifique). Dans le cas du mutisme sélectif, l'anxiété ressentie étant trop forte, elle pousse l'enfant en recherche de sécurité à se réfugier dans cette stratégie de repli qu'est le mutisme lorsqu'il est dans un contexte qu'il perçoit hostile. Dans ce cas, le fait de ne pas parler est réellement une incapacité. Dès que l'anxiété générée par le contexte a pu être identifiée comme étant la cause première du mutisme, cela permet de mieux comprendre l'enfant, de prendre en considération le fait que ce n'est pas de la défiance ou de l'impolitesse de sa part, mais bien l'expression d'un blocage suscité par cette forte anxiété. De plus, tant que cette anxiété est présente chez l'enfant, elle crée chez lui un mal-être qui peut s'exprimer avec plus ou moins d'intensité à l'insu du cadre où se vit cette anxiété. Sur cette base, on pourra commencer à élaborer des pistes pour diminuer son stress, le rassurer et construire un schéma de progression, pas à pas, en fonction de son profil spécifique. Nous y reviendrons pour ce qui concerne le contexte scolaire, qui reste, pour rappel, le lieu par excellence de manifestation du mutisme sélectif chez l'enfant.
Si nous parlons de profil spécifique de l'enfant, c'est parce que chaque enfant va avoir ses moyens d'expression ou stratégies de communication, ses comportements, ses limites et acceptations propres, etc., sans parler d'éventuelles comorbidités décelées ou non-décelées (trouble du spectre autistique, troubles du comportement, troubles de l'attention, dyslexie, etc.). En effet, comme nous l'évoquions dans notre introduction, si le point commun est que l'enfant ne parle pas dans un contexte qui suscite chez lui une forte anxiété, d'autres symptômes (énurésie, troubles de l'alimentation, etc.) peuvent être présents chez certains enfants et pas chez d'autres. Le trouble étant méconnu, certains enfants passent "sous les radars" et développent des stratégies de survie jusqu'à l'adolescence ou même jusqu'à l'âge adulte. Ces réalités sont souvent peu visibles à l'échelle de la société parce que les personnes qui en souffrent s’arrangent pour éviter les situations sociales susceptibles de les mettre mal à l’aise ou, peut-être, plus radicalement encore, parce que ces personnes se retirent de la société d'elles-mêmes (décrochage scolaire, isolement, suicide…)[6]. On commence à comprendre l'importance de déceler rapidement l'existence de ce trouble dès le plus jeune âge. À ce propos, la littérature évoque le fait que l'apparition du trouble s'effectue en général entre deux et cinq ans, à partir du moment où l'enfant est confronté à des lieux de vie de collectivité. La détection, quand elle a lieu, puis le diagnostic, peuvent prendre un à deux ans, le temps que les personnes qui entourent l'enfant se rendent compte que le mutisme persiste anormalement (et que ce n'est donc pas simplement de la timidité)[7].
Autre élément important à noter, le mutisme sélectif n'est pas lié à un traumatisme. Le mutisme sélectif, c'est de l'anxiété qui a toujours été présente. Il est donc important de bien séparer le mutisme sélectif d'un mutisme total qui aurait été généré par un traumatisme (cas qui existe également par ailleurs). Certains professionnels de la santé peu au fait de cette distinction perdent parfois un temps précieux à rechercher la trace d'un choc initial chez l'enfant alors que son anxiété n'a pas de source traumatique et peut être accompagnée rapidement.
Par contre, il peut y avoir des facteurs génétiques ou environnementaux (mais pas nécessairement !). Par exemple, certaines études[8] ont montré que les enfants issus de familles bilingues ou multilingues, ou encore ayant quitté leur pays pour vivre dans un pays où l'on parle une autre langue, étaient davantage sujets au mutisme sélectif. Ceci s'expliquerait par une anxiété supplémentaire de performance dans un contexte où la langue parlée est moins maîtrisée par l'enfant. Ce ne serait donc pas directement lié au bilinguisme ou au déracinement, mais plutôt à une double contrainte qui accentue l'anxiété et provoque le mutisme sélectif. Si les études que nous avons consultées n'en parlent pas, nous pensons que ce mécanisme pourrait aussi survenir lorsque la langue utilisée dans le cercle familial diffère assez fortement du langage utilisé dans le cadre scolaire. À vérifier…
Les premiers pas
Pour préparer cette analyse, nous avons rencontré deux personnes qui sont concernées de près par le mutisme sélectif et qui nous ont partagé leur expérience.
La première, c'est Jenna Duponchelle, maman de deux enfants, qui a créé l'ASBL Mutisme sélectif Belgique. Son aîné, Léo, est entré en classe d'accueil à deux ans et demi, en janvier 2021. Nous sommes en pleine période Covid, les parents n'entrent pas ou très peu dans les écoles. Il y a donc peu de contacts avec les instituteurs et institutrices de maternelle et il n'y a pas de réunions de parents. Léo ne fait pas de crise lorsque sa maman le dépose à l'école, n'exprime pas d'émotion particulière. La seule chose qui est dite aux parents de la part de la puéricultrice et de l'institutrice après un temps est : « On ne l'entend pas beaucoup ». À la maison, par contre, il s’exprime sans aucune difficulté. Il parle même beaucoup. Mais ce qui est véritablement problématique, c’est qu’en rentrant de l’école, il fait des crises de minimum une heure, voire deux heures. Et il hurle très fort. On sentait qu'il y avait une accumulation. Je sentais ça chez lui. Je sentais qu'il y avait vraiment cette charge, cette accumulation d'émotions et qu'il devait tout lâcher, tout décharger, témoigne Jenna. Durant l’été, comme il n’y a plus école, Léo n’a plus de crise. Mais lors de la rentrée en 1e maternelle, de nouveau, patatras : il retourne dans un endroit où il se sent mal, l’école, et à la maison l’arrivée de la petite sœur chamboule tout. Les crises sont encore plus fortes. Jenna se rappelle : À ce moment-là, nous, on ne sait rien de ce qui se passe à l’école. Les rares fois où on interroge l’institutrice, elle nous répond que ça va, qu’elle ne l’entend pas trop, mais c’est tout. Elle nous dit globalement que ça se passe bien, et qu’il participe. Et puis, en janvier 2022, survient un élément déclencheur que Jenna appelle « l’incident du fruit ». Ce jour-là, Léo n’a pas son institutrice habituelle, mais celle qu’il aura en 2e maternelle. Ce qu’elle ne sait pas, c’est que Léo a des problèmes d’alimentation importants qui se dessinent. Il a cinq repas clés et, en dehors de cela, il ne mange quasiment rien. L’école distribuait un fruit à chaque enfant à l’école ; une mandarine cette fois. Et pour Léo, une mandarine, c’est impossible. Il a fait « non » de la tête. Mais l’institutrice insistait. Elle ne se sentait pas respectée dans sa demande de goûter le fruit. Elle ne savait pas quoi faire et le directeur est passé par hasard à ce moment-là. Et Léo s’est retrouvé dans son bureau. Léo en parle à sa maman le soir-même. Elle écoute sa version, puis interroge l’institutrice et enfin le directeur pour connaître la leur. À cette occasion, l’institutrice de 2e, qui a Léo dans sa classe un jour par semaine, explique à Jenna que c’est très compliqué avec son fils, qu’il n’est pas possible de lui soutirer un « merci » ni même un « bonjour ». Idem, du côté du directeur qui décrit un enfant stressé et qui n’a pas dit un mot tout le temps où il est resté dans son bureau. Jenna les interroge : « est-ce qu’il participe en classe ? » « Oui ». « Est-ce qu’il parle ? » « Non, c’est vrai qu’en fait, la seule fois où je l’ai entendu parler, c’est avec vous, à la grille de l’école ». Lorsque se produit cet événement, ça fait un an que Léo est à l’école. Il est resté pendant un an sans parler à personne. Ni à un enseignant, ni à un enfant de son âge. A la maison, c’était une catastrophe. Il faisait des crises d’une heure où deux au moindre « non » prononcé par ses parents, qui souhaitaient garder un cadre, mais devaient choisir leurs batailles...
C’est avec ces éléments en provenance de l’école que Jenna s’interroge plus avant. Elle découvre le terme « mutisme sélectif ». Elle analyse les caractéristiques du trouble et retrouve vraiment son enfant dans les descriptions du trouble. Elle constate que Léo coche pratiquement toutes les cases : Avec Léo, on a vraiment eu le package ; tous les enfants n’ont pas un aussi grand nombre d’éléments que lui, d’après ce que j’ai pu lire dans la littérature. Et vu la situation de Léo, on n’avait plus le choix d’agir ou de ne pas agir. C’est pour ça que j’ai déplacé des montagnes, pour Léo d’abord, puis plus tard avec la création de l’ASBL dans l’idée de faire mieux connaître le mutisme sélectif afin que mon expérience puisse contribuer à aider d’autres enfants.
En effet, mettre un terme sur le trouble, poser un diagnostic en tant que parent pour son enfant est une chose. Mais Jenna voulait que cela puisse être confirmé par un médecin. Notamment pour retourner vers l’école avec quelque chose de solide. Mais tous ceux qu’elle a consultés ignoraient l’existence du mutisme sélectif ou le connaissaient mal, lui disaient que ça allait passer et personne ne lui proposait réellement de solution. À l’exception d’un pédopsychiatre de son entourage, qui connaissait à peine le terme, mais qui l’a alertée très vite sur l’importance de ne pas « laisser couler ». Parce que plus on attend, plus l’anxiété s’ancre. Pour beaucoup d’enfants, le mutisme sélectif ne s’opère que dans la relation avec les adultes. Mais pour Léo, on l’a vu, ça concernait aussi les enfants. Et même en premier lieu les enfants. En étant désormais attentifs, Jenna et son mari ont constaté que Léo se taisait dès qu’il y avait la présence d’un enfant. Même chez lui, à la maison, dans un lieu sécurisant.
Des pistes de stratégie ?
Ce qui nous semble intéressant, à ce stade de la réflexion, c’est de s’arrêter un moment pour observer les pistes qui ont été développées par la maman. Selon elle, il est nécessaire que le trouble soit compris et reconnu par les enfants et les adultes qui côtoient son enfant au quotidien avant de pouvoir mettre en place des stratégies pour lui permettre d’évoluer davantage en confiance dans cet environnement qu’il ne peut pas s’empêcher de percevoir hostile : Il est important que les enfants, leurs parents et le personnel éducatif connaissent et comprennent les difficultés de l’enfant concerné par le trouble pour créer une atmosphère bienveillante, compréhensive. Cela nécessite de bien informer et d’expliquer comment l’enfant vit les choses. Et lorsque cette atmosphère est installée, des stratégies progressive de socialisation peuvent être envisagées. Tout l’enjeu, nous dit Jenna, c’est d’essayer de lever toutes les sources d’anxiété en trouvant un équilibre entre la zone de défi et la zone de confort. Si l’enfant est placé dans un environnement totalement aseptisé, où il n’y a pas une once de stress, il ne va jamais surmonter ce stress et progresser. Sur cette base, Jenna s’est inspirée de la thérapie cognitivo-comportementale[9] pour faire évoluer son fils face à sa phobie de parler. Comment ? En l’exposant de manière progressive à cette phobie, pas-à-pas, en mettant en place des petites choses et en l’encourageant de différentes manières (le féliciter des efforts, lui montrer ses progrès, donner de petites récompenses, etc.).
Toute la question, ensuite, c’est de voir comment mettre ça en place concrètement dans le quotidien de l’école. C’est là que la qualité du partenariat avec l’école va prendre tout son sens puisque, pour apprivoiser la phobie du contexte « école », il va falloir qu’une personne avec qui l’enfant se sent en sécurité puisse être présente pour opérer des transitions. L’association française du mutisme sélectif préconise d’utiliser le temps juste avant et juste après l’école pour faire ce travail de transition mais, nous dit Jenna, c'est un truc que je recommande pas du tout, parce que pour mon fils, et je sais que c’est le cas pour plein d'autres enfants, ça ne marchait pas du tout. Rester à l'école après l'école pour un enfant qui est en difficulté avec le contexte scolaire, c’est lourd. Avant l’école, le temps est trop court. Dix minutes, ce n’est pas suffisant pour réaliser une bonne transition. Il vaut mieux aller trente minutes deux à trois fois par semaine. Nous, on a privilégié les temps de pause, les dernières trente minutes de la récréation de midi. Et l’école a accepté. Mais quand l’école refuse cette option-là, on n’a parfois pas d’autre choix que de faire ce « travail » avant et après les cours, comme en France. L’approche du parent vis-à-vis de l’école est cruciale pour que le partenariat puisse s’installer. Jenna note d’ailleurs que les écoles en Belgique sont souvent plus ouvertes qu’en France pour mettre en place de tels partenariats. Il ne s’agit pas de vouloir imposer sa présence, mais plutôt d’expliquer le processus que l’on veut engager en veillant à ne pas s’immiscer dans le processus pédagogique installé par l’enseignant. Il s’agit de rester dans une saine collaboration. L’objectif est que ce qui est mis en place au bénéfice de l’enfant se fasse dans la perspective du bénéfice de tous et pas au détriment de l’enseignant ou des autres enfants. Cela nécessite que les choses soient claires pour tous dès le départ afin de ne pas générer de frustrations chez l’un ou chez l’autre.
Par ailleurs, cela demande un investissement considérable pour les proches de l’enfant qui l’accompagnent dans son progrès. Jenna a été en arrêt de travail pendant un mois, puis, travaillant à domicile, elle a pu organiser son temps de travail en fonction des besoins du protocole de thérapie de Léo durant les mois qui ont suivi, ce qui n’est pas rien comme investissement, ni d’ailleurs accessible à tous (chacun ayant des contraintes particulières) ! D’autant que pour Léo et ses parents, cela n’a pas été un long fleuve tranquille, loin de là. Les crises à la maison étaient quotidiennes, ils n’avaient pas encore toutes les clés et la famille était à bout : Il fallait que Léo soit plus calme pour pouvoir être réceptif à une thérapie comme ça. Nous avons rencontré un neuropédiatre, lequel nous a proposé une médication. Ça n'a pas été de gaieté de cœur. Ça a été absolument affreux. Personne n'a envie de donner un médicament de ce type à son enfant de 4 ans. Mais nous, on était vraiment à bout et on s'est vraiment dit qu’il fallait qu'on l'aide. On n'avait pas le choix. On n'avait plus aucune arme, plus aucun outil.
Lors de la première séance à l’école, Léo ne parle pas à sa maman durant les premières minutes. Et puis, il se met à lui parler. Mais juste à elle. Lorsque la confiance est installée, après plusieurs séances, le meilleur copain de Léo, à qui il ne parlait jamais dans le cadre de l’école, est intégré à la dynamique. En faisant d’abord des jeux qui ne requièrent pas la parole (mimes, bruitages, etc.). Les phases suivantes du protocole, c’est le chuchotement, puis le fait de passer par un porte-parole (un ami à qui l’enfant chuchote dans l’oreille et qui répète à l’adulte ou aux autres). Mais Léo n’a pas eu besoin de passer par ces stades et ils sont vite passés au deuxième copain. Jenna raconte : pour le troisième, ça a été compliqué parce qu'il y avait vraiment ses deux meilleurs copains. Et là, le destin nous a donné un coup de pouce parce qu'il y a une petite qui a été soignée pour un bobo dans la classe avec le directeur. J'ai vu que Léo continuait à parler en sa présence. Je l'ai invitée à venir dans le jeu. Il a commencé à lui parler. À chaque fois qu'il parlait, on renforçait positivement, avec des autocollants. Après x autocollants il avait une petite surprise. Ça suffisait. On renforçait vraiment tous les comportements positifs. On l'encourageait à fond. Parce que progressivement, l’institutrice est impliquée dans le processus. Au début, elle est au fond de la classe, elle travaille à d’autres tâches sans faire attention. Et puis, au fil des séances, elle rejoint le jeu. Après quelques mois, tout le monde se retrouve ensemble en classe. C’est l’avant-dernière étape. La dernière étape, c’est la transmission. Il faut que la maman puisse se retirer. C’est un passage de relais entre la maman et l’institutrice. Un moment crucial. Parce que jusque-là, durant tous ces mois, dès que la maman s’éclipsait, Léo redevenait mutique. Pour cette phase, la maman et l’institutrice, ensemble, ont convenu d’un plan d’attaque. De nouveau, on voit ici toute l’importance du dialogue et de la communication entre les adultes impliqués.
Alors, ce plan d’attaque ? Ce qui était convenu jusque-là, c’est que la maman reste de 13h30 à 14h00, heure à laquelle retentit la sonnerie de reprise des cours. Mais ce jour-là, elles avaient convenu que la maman reste un peu au-delà de la sonnerie. Elle est restée en classe et a fait un petit jeu d’anglais avec les enfants. Puis, l’institutrice a repris le groupe et la maman de Léo lui dit au revoir et s’en va. Il savait donc que sa maman était partie. Et ce jour-là, après le départ de sa maman, il a parlé à son institutrice et lui a dit : Je sais que maman n’est plus là. Mais maintenant, je n’ai plus peur de parler. Je vais pouvoir parler, je n’ai plus peur. Lorsque la maman revient à l’école pour venir chercher son fils, l’institutrice lui tombe dans les bras, très émue et lui dit : Je crois qu’on est en train de gagner. Et Léo dit à sa maman : Maman, tu n’as plus besoin de venir à l’école ; maintenant, je n’ai plus peur.
Jenna nous explique qu’à partir de là, tout s’est débloqué. Léo a commencé à parler à son cours de cirque, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant. Deux jours après s’être mis à parler à l’école, il était propre, alors que ce n’était pas du tout le cas jusque-là. Il avait des problèmes de constipation qui ont disparu du jour au lendemain. Il avait quatre ans, presque cinq. Pour les parents, ça a été une véritable délivrance. Jenna conclut : Cela montre que ce n’est pas irréversible. Quand on dit que c’est de la timidité, on en fait une fatalité. Mais ce n’est pas une fatalité du tout. Par contre, ça demande des ressources, de la proactivité et de la bienveillance de la part de toutes les personnes en jeu. Ce n’est pas évident du tout. Après, une fois qu'ils brisent l'identité mutique qui se sont forgées (parce que oui, ils sont devenus, malgré eux, l'enfant qui ne parle pas), ils ont toujours cette étiquette de l'enfant qui ne parle pas. Ils doivent se détacher de ça. C'est ça qui est très dur. Mais une fois qu'ils l'ont fait et qu'ils ont vu qu'il n'y avait pas de danger, qu'il ne se passait rien de mal quand ils parlaient devant les autres, ils sont libérés.
Le point de vue de l’enseignant
La seconde personne que nous avons interviewée dans le cadre de cette analyse, Kathy Sépulchre, est une institutrice de deuxième maternelle. Lors de l’interview, qui s’est déroulé l’année scolaire dernière, elle avait dans sa classe une petite fille, Hélène[10], qui a été diagnostiquée très rapidement. Elle ne parlait pas, ne manifestait aucune émotion et, surtout, elle ne mangeait pas et ne buvait pas de toute la journée. Les parents ne soupçonnaient rien parce que, à la maison, tout se passait bien. Aucune crise, à la différence de Léo. Rien ne transparaissait quand elle était chez elle. Mais, à l’école, le fait qu’elle ne mange pas et ne boive pas a inquiété les enseignants. Ils n’avaient aucune idée, à l’époque, de l’existence du mutisme sélectif. Ce n’est que quand l’équipe éducative a montré à la maman comment était son enfant à l’école que celle-ci s’est informée et a découvert de quoi il s’agissait. Notons d’ailleurs que dans ce cas, il n’y a pas eu de déni de la part des parents, ce qui arrive parfois puisqu’ils ne constatent pas, de leur côté, de difficultés.
Au début, la maman a repris l’enfant chez elle le midi, puis elle venait à l’école pour manger avec elle dans la classe, seule. C’est parfois la grand-mère qui venait (à midi, mais parfois aussi le matin). Il est important que l’enfant sache que la personne de confiance ne peut pas rester toute la journée. Si l’enfant prend trop l'habitude de cette présence et que ça devient quelque chose de trop important dans le temps de classe, c'est peut-être plus difficile de s'en défaire après, remarque Kathy Sépulchre.
Hélène ne participait à aucune activité en classe, même pas le coloriage. Elle évitait les autres et se mettait à part. Elle écoutait, déambulait, avec sa poupée dans les bras. Et puis elle s’est rapprochée d’une petite fille et a commencé à lui parler. Progressivement, elle a commencé à parler à d’autres, mais pas très fort, en chuchotant.
Kathy Sépulchre raconte : Elle a toujours eu un bon feeling avec moi. L’année dernière, elle me tenait la main dans la cour le matin et je l’amenais dans sa classe de première maternelle. Depuis cette année, elle a commencé à communiquer avec moi, mais dans l'oreille, ou quand les autres enfants faisaient autre chose, pour ne pas qu'ils la voient parler. Pour le moment, je leur fais réciter les jours de la semaine. Et ici, elle arrive à le dire devant les autres. C’est tout nouveau. Mais c’est un travail progressif, un pas après l’autre. On essaie de trouver des petits trucs pour que, petit à petit, elle se détache et qu'elle arrive à faire comme les autres, finalement. Et d’ailleurs, les autres enfants l’encouragent souvent. Lorsqu’elle a commencé à dire les jours de la semaine devant tout le monde, ils l'ont applaudie. On voit qu’elle évolue. Elle a de plus en plus d’interactions avec les autres enfants, même si c’est encore une phase de test et de découverte pour elle. Elle est plus active en classe aussi, je lui ai montré très vite qu’elle n’avait plus le choix. Ceci dit, elle accuse encore un certain retard en graphisme.
Ce qui semble important à Kathy Sépulche, c’est que l’on parle du mutisme sélectif et que l’on montre que ce qu’on peut mettre en place n’est pas insurmontable. Elle comprend que certains enseignants sont réticents à accepter qu’un parent vienne « s’immiscer » dans la vie de la classe pour accompagner son enfant par moment. Mais pour elle, il faut vraiment voir le parent comme une aide, un partenaire et pas comme quelqu’un qui viendrait surveiller l’enseignant. Cette étape, selon elle, est vraiment nécessaire. Et il ne s’agit pas seulement de convaincre l’enseignant, mais aussi la direction. Les autres parents, eux, ne voient pas d’inconvénients tant qu’ils sont bien informés de la démarche et savent que l’adulte accompagnateur est présent de façon très sporadique. Pour les autres enfants, la question ne se pose pas, nous dit Kathy Sépulchre. Ils connaissent l’enfant et savent qu’il a besoin d’un soutien particulier. Il ne faut d’ailleurs pas hésiter à les inclure dans le processus d’encouragement des progrès, ajoute-t-elle. Et elle envoie ce message aux équipes éducatives : N’ayez pas peur, c’est pour aider les enfants. C’est pour sauver leur scolarité. Il ne sert à rien de crier, il faut prendre le temps, avec bienveillance, en faisant des petits défis au jour le jour et de semaine en semaine. C’est un long travail, mais il porte ses fruits. Ça vaut le coup !
Conclusion
Nous avons pu l’évoquer avec Jenna Duponchelle, le contexte dans lequel se trouve l’enfant et l’approche du parent vont clairement déterminer les conditions de possibilité de la mise en place d’un processus de suivi tel que Léo et Hélène ont pu en bénéficier. Il n’est en effet pas simple pour un enseignant d’accepter la présence d’un parent dans sa classe, même en dehors du temps de classe. Il faut à la fois de la confiance entre les personnes partenaires et la conviction que ce qui est mis en place va être profitable à l’enfant individuellement, mais aussi au groupe dans son ensemble (ou, en tous cas, que ça ne va pas nuire au groupe). Cela nécessite aussi de renoncer à un certain confort individuel, ou à une routine ; cela nécessite encore la conviction qu’il est possible d’accompagner l’enfant pour lever progressivement son anxiété, sachant que c’est un processus qui va prendre des mois, voire des années. Mais quelle satisfaction, quelle émotion, pour ne pas dire quelle joie, de voir un enfant lever enfin les barrières qui l’empêchaient de prendre une place à part entière dans son environnement social au quotidien !
Pour les parents qui se sentent démunis face à ce trouble ou face à des résistances possibles de la part de l’équipe éducative, les CPMS peuvent jouer un rôle important de soutien et de tiers dans la discussion avec l’école. L’inverse est d’ailleurs vrai aussi, dans le cas où l’enseignant essaie de mobiliser les parents au bénéfice de l’enfant et se retrouve confronté à une incompréhension profonde de ceux-ci. C’est en plaçant le bien-être de l’enfant dans une perspective collective, mais consciente des besoins spécifiques de cet enfant, qu’une voie de discussion est possible, et même nécessaire. C’est d’ailleurs à la lumière du décret relatif aux aménagements raisonnables de décembre 2017[11] que des solutions peuvent être trouvées.
Un autre élément que nous avons pu souligner, c’est la nécessité de parler autant que possible du mutisme sélectif, qui reste un trouble méconnu des parents, mais aussi des équipes éducatives et même des professionnels de la santé. Cette communication tous azimuts, au bénéfice premier des enfants, est l’une des motivations fortes de Jenna Duponchelle et de Kathy Sépulchre à nous partager leur vécu. C’est aussi la raison pour laquelle Jenna Duponchelle a crée l’ASBL Mutisme sélectif en Belgique francophone. Derrière cela, il y a aussi la volonté que, non seulement le trouble puisse être diagnostiqué, mais qu’il le soit le plus tôt possible. D’une part parce que l’enfant qui vit cette anxiété au quotidien le vit mal et ne peut pas se déployer pleinement, mais aussi parce qu’il va mettre en place de plus en plus de stratégies pour « survivre » dans ce contexte obligé. Certes, certains lèvent ce trouble par eux-mêmes et il existe, on l’a vu, des niveaux et des expressions très diverses. Mais combien d’enfants non diagnostiqués devenus aujourd’hui adolescents ou adultes vivent tant bien que mal avec leur trouble ? Impossible de le dire. Quelle part d’entre eux grossissent les chiffres du décochage scolaire ? Du suicide ? Impossible de le dire. Les stratégies de retrait qu’ils ont mis en place les invisibilisent très certainement, du moins en partie. Alors, parlons-en et développons dès que possible, dans un partenariat constructif entre l’enfant, les parents et l’équipe éducative (sans oublier, le cas échéant, les professionnels de la santé), la mise en place de processus permettant à l’enfant de surmonter ce trouble tout à fait spécifique de l’anxiété.
Michaël Lontie
[1] Refus de manger certains aliments, voire même refus de boire ou de manger quoi que ce soit.
[2] Émission inconsciente, involontaire d’urine, généralement durant le sommeil mais pas nécessairement, à un âge où l’enfant est sensé ne plus avoir de tels accidents.
[3] Parue dans sa version la plus récente en français en 2015 (2013 en anglais), le DSM-5 est la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, et des troubles psychiatriques. Cet ouvrage aborde les addictions, la schizophrénie, les troubles du spectre de l’autisme, les troubles anxieux, le trouble bipolaire, les troubles de la personnalité, le trouble du déficit de l’attention…
[4] https://www.mutismeselectif.be/. Cette ASBL est toute récente et a été créée par Jenna Duponchelle, que nous avons rencontrée pour cette analyse. Ses contacts avec des structures similaires en France et en Flandre l’ont aidée dans l’appréhension et dans la prise en main progressive de la problématique vécue par son enfant dès son arrivée en accueil, en janvier 2021. Elle n’a pas voulu que ce combat en reste là et elle œuvre aujourd’hui à faire connaître ce trouble pour aider les enfants à travers une meilleure information de leurs parents et de leurs enseignants. Elle nous a été d’une aide précieuse pour réaliser cette analyse.
[5] Pour en savoir plus sur les facteurs de risque, lire BAGNARD, T., Les mobilisations individuelles des parents d’enfant vivant avec un mutisme sélectif, Mémoire de Master 2, École des Hautes Études de Santé Publique, Université de Rennes 1 & 2, 2020, pp. 4-5 : https://documentation.ehesp.fr/memoires/2020/m2enjeu/tanguy_bagnard.pdf.
[6] Ceci mériterait de faire l’objet de recherches spécifiques dans le futur.
[7] Cf. BAGNARD, T., Ibidem, p. 5.
[8] Cf. par exemple : AUBRY, C., PALACIO-ESPASA, F., « Le mutisme sélectif : étude de 30 cas », in La psychiatrie de l'enfant, . 46(1), 175-207. https://doi.org/10.3917/psye.461.0175. Lire aussi : JOUBAUD, C., « Mutisme sélectif chez les enfants de migrants : l'impact de l'isolement maternel », in Le Journal des psychologues, 255(2), 63-67. https://doi.org/10.3917/jdp.255.0063.
[9] La thérapie cognitivo-comportementale d’exposition progressive consiste à commencer par des situations moins stressantes et en progressant vers des situations de plus en plus difficiles. Source : https://www.mutismeselectif.be/pistes-de-solution.
[10] Prénom d’emprunt.
[11] Décret relatif à l'accueil, à l'accompagnement et au maintien dans l'enseignement ordinaire fondamental et secondaire des élèves présentant des besoins spécifiques, 7 décembre 2017 : https://gallilex.cfwb.be/sites/default/files/imports/44807_000.pdf.
