Analyse UFAPEC Novembre 2024 par A. Floor

17.24/ Les outils numériques pour les EBS : de mieux en mieux acceptés dans les écoles ?

Introduction

Dans une analyse[1] rédigée en mai 2017, nous faisions le constat que c'était un vrai parcours du combattant pour les familles que d’outiller d'un ordinateur ou d'une tablette à l'école leur enfant rencontrant des difficultés importantes en lecture ou écriture. Les obstacles étaient nombreux : l'appréhension des directions et des enseignants, les différents coûts financiers et la fracture numérique dans notre société, le manque de structures d'accompagnement à la maîtrise de l'outil numérique et des logiciels, le regard des autres et le souhait de ne pas se différencier. L'acceptation de cet aménagement numérique recevait donc un accueil disparate en fonction des établissements scolaires, voire des enseignants au sein d'une même école. Nous avions également relevé combien manquait cruellement l'absence de cadre légal définissant clairement les modalités de mise en place des aménagements raisonnables. Il n’existait pas non plus, en mai 2017, d'organe de recours pour les parents qui recevaient lettre morte à leur demande d'aménagements raisonnables.

Qu'en est-il à présent en 2024 ? Quels sont les effets de l'entrée en application en septembre 2018 du décret dit "aménagements raisonnables" ? Y a-t-il une évolution des mentalités vers une meilleure compréhension de l'utilité des outils numériques pour contourner les problèmes d'automatisation de l'écriture ou de la lecture ? Quels ont été les impacts de la pandémie et de l'enseignement hybride ou à distance sur cet aménagement numérique ? Quels sont les obstacles qui subsistent ? Les questions du coût financier, de l'accompagnement des élèves pour la maîtrise minimale de l'outil et des logiciels d'aide, de l'évaluation en version numérique seront traitées dans une analyse suivante, complémentaire à celle-ci.

Globalement, les retours de terrain sont assez positifs : avoir un élève à besoins spécifiques (EBS) avec une tablette ou un ordinateur dans sa classe relève moins de l'exception qu'en 2017. Les portes des écoles sont plus ouvertes. Cependant, les élèves restent parfois confrontés à une absence de collaboration qui rend l'usage de l'outil numérique quasiment impossible. Certaines écoles ne mettent pas en place les conditions minimales pour que l'outil numérique soit efficient ; le transfert des notes de cours, des documents de travail, des évaluations au format numérique est en effet absolument indispensable. Comme d'autres associations qui sensibilisent à la mise en place de l'outil numérique pour les EBS dans les écoles, l'UFAPEC est souvent interpellée sur ces questions. Avant d'arriver en classe avec sa tablette ou son ordinateur, l'élève a investi beaucoup de temps et d'énergie pour maitriser son outil et les logiciels d'aide. En pouvant l'utiliser en classe, l'élève gagne en autonomie et en confiance en soi, car il lui sert de "secrétaire", de "graphiste", de "correcteur", de "lecteur". Il est ainsi nettement moins dépendant de l'aide individuelle de l'enseignant. Soutenir l’élève à besoins spécifiques dans sa capacité à s’outiller, à acquérir de l’autonomie dans ses apprentissages et à contourner ses difficultés, ne fait-il pas partie de la philosophie d'une école inclusive ?  

Évolution des mentalités et outil numérique

La "crise covid", avec le développement dans l'urgence de l'enseignement hybride et à distance, a entrainé une ouverture générale vers l'enseignement au et par le numérique. En parallèle, les plateformes[2] utilisées par les écoles se sont développées. Ce sont autant de pas qui facilitent la vie de tous les élèves, mais représentent aussi une énorme avancée pour le quotidien des EBS.

Nous avons interrogé deux associations actives dans la sensibilisation et la formation aux outils numériques pour les élèves à besoins spécifiques : l'APEDA[3] (association belge pour les personnes en difficulté d'apprentissage) et Cœur à Corps. En 2021, l’APEDA a créé un pôle d’expertise sur les outils numériques qui permettent de compenser les troubles d’apprentissage dans le cadre scolaire. Ce pôle offre des formations[4] à destination du monde de l’enseignement ou des thérapeutes. Cœur à Corps[5], elle, accompagne les enfants à besoins spécifiques dans la mise en place de l’iPad à l’école et organise des formations à l'attention des professionnels et des adultes qui gravitent autour de l'élève à besoins spécifiques.

Sophie Leclère, créatrice et formatrice à Cœur à Corps, observe une évolution à la fois positive et négative pour les EBS avec un outil numérique : Les écoles sont super open à l'utilisation de l'outil numérique, mais les enseignants ne font pas toujours tout sur le terrain pour que ça se passe bien. Et cela, c'est un vrai frein au déploiement.[6] Elle nous partage l'exemple d'élèves arrivés en 1e secondaire et qui, encore quinze jours après la rentrée, sont obligés de scanner eux-mêmes tous les documents de cours alors que les photocopieurs actuels permettent d'imprimer en parallèle les documents papier et de les mettre sur une clé USB. L'essor des plateformes numériques est aussi un vrai plus pour la transmission des documents à la condition que la connexion Wi-Fi dans l'école soit stable. Ce qui n'est pas toujours le cas. Si l'élève doit télécharger le cours en classe, si le Wi-Fi ne suit pas, il est coincé. Il faudrait qu'il puisse télécharger la veille les documents ou les recevoir le jour même via une clé USB. Cela nécessite une démarche d'anticipation supplémentaire pour les enseignants qui n'ont pas que cet élève en difficulté dans leur classe et qui ne sont pas toujours conscients de l'importance pour l'élève de recevoir ses documents au format numérique.

Sophie Leclère constate une réelle disparité entre les écoles : il y a des écoles où cela roule tout seul, où c'est vraiment intégré dans le fonctionnement de l'école et d'autres où on est encore à Cro-Magnon. Différence qu'elle explique par un état d'esprit : une acceptation du droit de l'enfant à être différent. Selon elle, il ne faut pas être un enseignant "pro" de l'informatique pour accompagner un élève avec tablette ou ordinateur en classe. Ce qui joue, c'est la philosophie de l'école et qu'il y ait un projet collectif, des relations d'entraide entre les enseignants et de passation des informations d'une année à l'autre. Elle souligne que les enseignants les plus ouverts sont ceux qui sont touchés de près par le trouble d'apprentissage (via leur enfant, un enfant d'ami ou de la famille) ou qui ont vécu une situation qui leur a ouvert les yeux durant leur carrière. Je vois des scénarios où le professeur était complètement fermé et puis un jour, il croise la route d'un petit loulou sur tablette et il l'accompagne jusqu'à l'obtention de son CEB. Cela a changé sa mentalité : il n'est plus le même qu'au début de l'année. Il a évolué et est nettement plus ouvert en juin. Il faut cependant une certaine prédisposition à se remettre en question, explique-t-elle.

Hélène Dewaerheijd, responsable des bénévoles à l'APEDA, reçoit peu de retours positifs quant à l'évolution de l'outil numérique pour les EBS dans les écoles. Cela ne veut cependant pas dire grand-chose, car les personnes appellent l'APEDA quand il y a une question et non pas quand tout va bien[7], précise-t-elle. Cependant, de son expérience personnelle avec son fils, elle a pu observer une nette prise de conscience de l'école quant à l'utilité de l'outil numérique. Les appels reçus à l'APEDA concernent majoritairement deux types de situations : les parents rencontrent des obstacles à la mise en place globale de l'outil numérique à l'école ou alors ils recherchent des thérapeutes spécialisés dans l'outil numérique.

Selon l'APEDA, la plupart du temps, l'école est ouverte sur le principe, mais il n'y a pas de suivi pratico-pratique : problème dans la communication des documents surtout en primaire, question de l'accessibilité du Wi-Fi ou Wi-Fi très instable, manque d'encouragement et de suivi pour que l'élève utilise bien son ordinateur et soit dans les conditions pour travailler. En secondaire, les documents sont bien souvent partagés à tous les élèves via les plateformes numériques.

Caroline Henrion, orthopédagogue et responsable du pôle d'expertise à l'APEDA, observe aussi une sensibilisation globale des enseignants par rapport à l'intérêt du numérique. L'enseignement distanciel ou hybride a fait évoluer les mentalités ; les enseignants se sont rendu compte que c'était un outil utile pour les EBS, déclare-t-elle. L'APEDA augmente d'ailleurs d'année en année le nombre de formations à destination des enseignants via les organismes de formation pour le réseau catholique (IFEC) ou inter-réseaux (IFPC) afin de les sensibiliser à l'intérêt du numérique pour leurs élèves à besoins spécifiques. L'association organise aussi des formations à l'attention des pôles territoriaux[8] et a suivi, durant un an, un pôle territorial sur la question du numérique pour les EBS.

En 2017, l'APEDA a mis sur pied NumaBib, une e-bibliothèque constituée des versions numériques des manuels scolaires adaptés (manuels de référence, cahiers d’exercices, etc.) utilisés dans l’enseignement obligatoire fondamental et secondaire. Elle est destinée aux élèves présentant des troubles spécifiques d'apprentissage attestés par un professionnel et fréquentant une école en Fédération Wallonie-Bruxelles. Céline Bernard, responsable de cette e-bibliothèque, nous explique que la covid a provoqué un essor au niveau des plateformes en ligne des maisons d'édition. Ces plateformes en ligne existaient déjà avant, mais le confinement a dopé l'offre. Les enseignants ont davantage utilisé ces supports et renvoyé vers ces exercices en ligne durant la période de confinement. Les manuels scolaires sont d'ailleurs de plus en plus augmentés : contenus audio, vidéo, exercices supplémentaires en ligne. De manière générale, il y a de plus en plus d'éducation au numérique et cela a pu lever des freins auprès de certains enseignants encore réticents ou craintifs, déclare Céline Bernard. Elle observe également une augmentation de 25 à 30 %[9] de demandes de manuels scolaires au format numérique chaque année. Cette demande croissante est cependant à nuancer : elle ne représente en effet qu’une partie des élèves à besoins spécifiques qui utilisent leur outil numérique en classe, car les enseignants de la Fédération Wallonie-Bruxelles recourent beaucoup moins aux manuels scolaires que ceux du nord du pays[10].

L’existence de ces manuels scolaires numériques change cependant la donne et facilite la prise en main de l’outil numérique par l’élève. Il arrive en classe avec son journal de classe et ses manuels sur sa tablette ou son ordinateur. S’il maitrise ses logiciels, il est directement dans le bain, il peut annoter dans son manuel, réaliser ses exercices à l’écran. Ce qui est compliqué pour les élèves, c’est quand l’enseignant vient avec son propre cours constitué d’apports de sources différentes : photocopies de différents manuels, captures d’écran, insertions diverses, etc., ou des feuilles manuscrites sur papier quadrillé. Tout est à scanner et la lecture vocale est mise en difficulté. Il y a une sensibilisation et une formation à réaliser auprès des (futurs) enseignants sur la présentation de leur cours. Il n’est pas nécessaire d’être un pro de l’informatique, une mise en page brute, basique suffit en utilisant la police de caractères Verdana 14, préconise Sophie Leclère. À la question des ingrédients pour une utilisation optimale de l’outil numérique en classe, la formatrice répond que cela se passe bien quand l'enfant maîtrise son outil, quand l'enseignant sait qu'il doit fournir du PDF et qu'on est dans la bienveillance et le respect de chacun.

Le décret AR

Grâce au décret dit "aménagements raisonnables" (AR) de décembre 2017, qui entrait en vigueur à la rentrée de septembre 2018, les modalités de concertation et de mise en œuvre des aménagements raisonnables pour les EBS scolarisés dans l'enseignement ordinaire fondamental et secondaire ont été précisées. L'explication claire des démarches, la possibilité de faire appel au service des AR[11] à la direction générale de l'enseignement obligatoire, la mise en place de procédures de conciliation et la création de la commission de recours peuvent à présent servir de levier aux parents, notamment pour l'introduction de l'outil numérique en classe. Il y a donc une nette évolution par rapport à la situation de 2017 où il régnait un certain flou du cadre légal (appellations diverses du public concerné, caractère raisonnable de l'aménagement, pas de pouvoir contraignant de la loi, abus…).[12] Cette clarification des procédures par décret soutient également les directions dans leur volonté de convaincre les enseignants à se former et à avancer sur la voie de l'inclusion. Ce décret donne également de la légitimité aux actions et interventions des pôles dans les écoles ordinaires.

Un élève qui vient avec son outil numérique en classe a besoin de recevoir les supports de cours, les évaluations en PDF. Sans cela, sa tablette ou son ordinateur ne lui sert pas à grand-chose. La mise en place de l'outil numérique doit nécessairement être préparée et discutée lors d'une réunion de concertation et explicitée dans un protocole aménagements raisonnables. Or ces réunions n'ont lieu bien souvent que pour les élèves avec des profils "lourds" faute de temps et de moyens humains disponibles. Aussi, bien souvent, le protocole est rédigé (quand il est rédigé) sans réunion préalable et soumis à la signature des parents. Et si les parents ne sont pas d'accord ou se retrouvent face à une école qui n'enclenche ni réunion ni protocole, le parcours du combattant commence. Nous recevons de nombreux appels de parents désemparés car ils ont reçu un accord verbal de mise en place d'aménagement et dans la réalité leur enfant se retrouve "un peu abandonné" avec son outil numérique et devant courir derrière les supports. Malgré l'existence de procédures de conciliation et de recours auprès d'une commission en cas extrême, nous constatons sur le terrain que beaucoup de parents rechignent à aller au bout du processus en grande partie par peur des représailles pour leur enfant.

Conclusion

Pour les élèves qui éprouvent des difficultés  importantes de lecture ou d'écriture, les outils numériques comme la tablette et l'ordinateur, avec les logiciels d'aide adéquats, aident à dépasser leur incapacité à automatiser les tâches de bas niveau comme recopier correctement du tableau, lire rapidement sans plus passer par le déchiffrage, prendre note au vol, etc. La tablette ou l’ordinateur leur sert de secrétaire afin qu'ils puissent se consacrer aux tâches de haut niveau comme synthétiser un texte, résoudre un problème, rédiger un argumentaire et donc accéder aux apprentissages comme les autres et gagner toujours plus en autonomie et confiance en soi.

Les termes aménagements raisonnables, élèves à besoins spécifiques sont entrés dans les mentalités. L'accessibilité des manuels scolaires en version numérique via NumaBib est une avancée à saluer tant elle facilite le quotidien des élèves. Le décret est globalement connu ; aussi observe-t-on moins de refus explicites de mise en place des aménagements. Les parents se retrouvent cependant parfois confrontés à des situations où l'ordinateur et la tablette semblent acceptés, mais où l'enseignant n'en comprend pas bien l'utilité ou ne perçoit pas la nécessité pour l'élève d'avoir accès à des cours et évaluations au format numérique.

De 2017 à 2024, l'UFAPEC observe une évolution très positive vers l'acceptation, au sein des écoles, de l'outil numérique pour les élèves à besoins spécifiques. Il reste néanmoins à continuer un travail de sensibilisation des équipes éducatives et de formation des futurs enseignants aux enjeux et ingrédients nécessaires pour que l'outil numérique puisse être efficient. Il sera aussi essentiel de donner vraiment la possibilité aux enseignants de se rendre en formation ; ils doivent, en effet, être remplacés pour s'y rendre et cela c'est bien souvent le nerf de la guerre. Ils ont aussi beaucoup d'autres défis à relever, notamment avec la mise en place du tronc commun. Cependant, si l'élève se mobilise en se formant et ose se singulariser en venant en classe avec un ordinateur ou une tablette, il est essentiel, pour l'UFAPEC, que toutes les conditions soient réunies pour que le jeune acquière de plus en plus d'autonomie et de confiance en lui pour la suite de son parcours scolaire. 

 

Anne Floor

 


[1] FLOOR A., L'outil numérique en classe comme support pour les élèves à besoins spécifiques : le jeu en vaut-il la chandelle ?, analyse UFAPEC, mai 2017. https://www.ufapec.be/nos-analyses/0717-besoins-specifiques-ordis-en-classe.html

[2] Exemples de plateformes collaboratives: Smartschool, Happi, Itslearning…

[6] Interview réalisée par Anne Floor le 12 septembre 2024.

[7] Interview réalisée le 10 septembre par Anne Floor.

[8] Un pôle territorial est une structure attachée à une école d’enseignement spécialisé. Il est composé d’une équipe pluridisciplinaire de minimum 15 enseignants, éducateurs, logopèdes, kinés, tous spécialisés dans les troubles de l’apprentissage ou dans le soutien au handicap. Leur mission : aider et accompagner les enfants à besoins spécifiques et leurs professeurs dans l’enseignement ordinairehttps://pactepourunenseignementdexcellence.cfwb.be/mesures/les-poles-territoriaux/

[9] En 2018 : 1.176 titulaires d’un compte numabib, 2.088 en 2019, 3.316 en 2020, 4.737 en 2021, 6.201 en 2022, 7.939 en 2023.  https://www.apeda.be/layout/uploads/2024/03/Rapport-dactivite-2023-avec-compression.pdf

[10] Benoît Dubois, directeur général de l’Association des éditeurs francophones belges (Adeb) et ancien patron des éditions Averbode, évoque un chiffre d’affaires pour le livre scolaire francophone en 2023 d’un peu moins de 25 millions d’euros, chiffre trois fois inférieur à ce qu’on pourrait attendre si le marché était aussi développé qu’en Flandre. https://www.lesoir.be/618316/article/2024-08-27/pourquoi-le-secteur-du-livre-scolaire-belge-est-en-pleine-revolution

[12] FLOOR A., L'outil numérique en classe comme support pour les élèves à besoins spécifiques : le jeu en vaut-il la chandelle ?, analyse UFAPEC, mai 2017, p. 5. https://www.ufapec.be/nos-analyses/0717-besoins-specifiques-ordis-en-classe.html

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