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Le smartphone, nocif pour la santé des jeunes ?
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18.25/ Le smartphone, nocif pour la santé des jeunes ?
Introduction
Submergés d’informations sur les dangers que représentent les écrans et les objets connectés (problèmes d’addiction, cyberharcèlement…), de nombreux parents sont préoccupés et recherchent des conseils pour accompagner aux mieux leur enfant, comme en témoigne l’affluence de parents participant aux conférences organisées par des associations de parents sur cette thématique[1]. Malgré ces inquiétudes parentales, une majorité d’enfants se voient offrir leur premier smartphone dès la fin de l’école primaire : la moitié (…) en possèdent déjà un à partir de 11 ans, et à partir de 13-14 ans, plus de 98 % des jeunes ont leur propre téléphone, avec accès à internet[2]. C’est donc avec leur smartphone en poche que la plupart des adolescents se rendent chaque jour à l’école.
En 2024, le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FW-B) a jugé qu’il était nécessaire de créer des règles communes à toutes les écoles (enseignement ordinaire et spécialisé) concernant l’usage des smartphones et des objets connectés. Depuis cette dernière rentrée scolaire (2024-2025), un décret interdit aux élèves d’utiliser de manière récréative leur smartphone dans l’enceinte de l’école et durant toute activité liée à l’enseignement qui se déroule à l’extérieur[3]. Le gouvernement motive notamment ce décret par les potentiels effets négatifs d’une utilisation excessive des outils numériques sur la concentration, les apprentissages, la santé, le bien-être (…)[4].
Mais, qu’entend-on par un « usage excessif » des outils numériques ? Et, si nos enfants sont hyperconnectés, en quoi est-ce problématique ? Dans cette analyse, en écho avec le décret d’interdiction des smartphones, nous nous intéressons aux impacts de l’hyperconnexion sur la santé physique, psychique et cognitive des jeunes.
Hyperconnexion, un phénomène sociétal
En Belgique francophone, l’enquête sur les pratiques numériques des enfants et des adolescents, menée en 2023 par Média Animation et le conseil supérieur de l’éducation aux médias (CSEM), ne fournit pas de chiffres concernant leur temps d’écran et de smartphone, mais montre que c’est en secondaire que le smartphone prend une place centrale dans le quotidien des jeunes, avec une utilisation qui s’accentue au fil des années[5].
En France, l’enquête Esteban, menée par l’agence nationale de santé publique, fournit des données chiffrées sur les temps d’écran quotidien des enfants et des adolescents, hors temps scolaire[6]. En 2015, les enfants de 6 à 17 ans passaient chaque jour en moyenne 4h11 sur un écran (télévision, ordinateur, tablette, smartphone…). De manière plus précise, le temps d’écran des 7-10 ans était de 3h07, celui des 11-14 était de 4h48, et celui des 15-17 ans était de 5h24[7]. En 2022, l’enquête de la cohorte Elfe (France), qui suit qui suit 18.000 enfants nés en 2011, fournit quelques chiffres, sensiblement plus bas, concernant ces temps d’écran quotidien, avec notamment 2h36 pour les enfants âgés de 10 ans, qui se répartissaient en moyenne par 59 minutes de télévision, 33 minutes de jeu vidéo, 29 minutes de tablette, 19 minutes de smartphone et 16 minutes d’ordinateur[8]. Ces dernières données rejoignent les constats faits en Belgique francophone sur le rapport aux écrans des enfants en âge d’école primaire, qui utilisent d’abord et surtout la télévision[9].
Le temps très important passé sur les écrans concerne aussi les adultes : selon une récente enquête (2023-2024) menée par Sciensano auprès de la population belge de plus de 15 ans, une majorité passerait en moyenne chaque jour 4 heures ou plus devant des écrans, hors du temps de travail. Ce chiffre s’élèverait à 8h ou plus pour 19,7 % des individus en Belgique[10] !
L’omniprésence dans nos vies des appareils numériques, notamment des smartphones, est une réalité. On peut parler d’un phénomène sociétal d’hyperconnexion qui n’est pas seulement lié à une recherche individuelle de divertissement, mais aussi à la nécessité de se conformer à une demande sociétale. En effet, à côté des usages récréatifs non essentiels des objets connectés, comme le jeu en ligne, il existe d’autres usages dont il est aujourd’hui difficile de se passer. De nombreux services publics (commune, SPF Finances…) et privés (banque, mutuelle…) ne sont pratiquement plus accessibles qu’en ligne. Pour les jeunes scolarisés dans l’enseignement secondaire, l’accès à des documents scolaires (devoirs, bulletins…) se fait de plus en plus via des plateformes de type Smartschool et, dans certaines écoles, les journaux de classe sont devenus exclusivement numériques[11].
Si l’usage important, voire « excessif », des outils numériques nous concernent pratiquement tous, quel que soit notre milieu socio-économique, selon la neurologue et neurophysiologiste Servane Mouton, experte des technologies numériques, la surexposition (des jeunes aux écrans) est plus fréquente dans les foyers les moins favorisés, les parents étant plus souvent mal informés, débordés ou en détresse pour des raisons diverses, et croyant faire aux mieux pour leurs enfants[12]. Pour la neurologue, convaincue des effets délétères des écrans sur la santé des enfants et des adolescents, il s’agit là d’un facteur supplémentaire d’accroissement des inégalités, qui vient s’ajouter à d’autres facteurs comme la « malbouffe » par exemple[13].
En quoi la surexposition aux écrans et l’hyperconnexion sont-elles problématiques pour la santé des jeunes ? En quoi impactent-elles leur développement cognitif, leur santé physique et psychique ? Le smartphone, qui permet d’être connecté partout et tout le temps, est-il en soi un objet dangereux ?
Hyperconnexion, des impacts sur les capacités cognitives ?
De nombreuses études montrent que, chez les bébés et les jeunes enfants (0-6 ans), dont le cerveau est en plein développement[14], l’utilisation des écrans est corrélée à des retards de la parole, du langage, à des troubles de l'interaction, à des difficultés et à des retards sur le plan psychomoteur[15], mais qu’en est-il chez les adolescents, qui passent des heures penchés sur leur smartphone ? Pour Sylvie Chokron, neuropsychologue et directrice de recherche CNRS, les méfaits des écrans sur leur santé cognitive se traduisent essentiellement par des troubles de l’attention et des troubles de la mémoire[16].
Apprendre, mais aussi mémoriser et mobiliser des apprentissages, nécessite un mode d’attention actif et « volontaire » (aussi appelé attention endogène), permettant de se concentrer sur une tâche précise en ignorant les distractions. Or, la consommation passive d’écrans ne requiert pas d’efforts et habitue l’enfant à un mode d’attention « automatique » (aussi appelé attention exogène)[17]. Constamment exposé à des stimuli extérieurs intenses (images, sons, vidéos courtes…), le cerveau s’habitue à une hyperstimulation et devient moins tolérant aux périodes de calme ou de faible stimulation, ce qui peut progressivement entrainer des problèmes de concentration, de distractibilité, et freiner le développement et le renforcement de l’attention endogène. À cet égard, certaines applications, comme TikTok, qui fonctionnent uniquement avec des contenus courts, sont particulièrement problématiques, déshabituant le jeune à se concentrer sur des contenus longs. Mais, en dehors du type d’applications, l’objet smartphone a également un rôle dans le développement d’une attention fragmentée. L’interface d’une application comme You Tube, par exemple, est différente selon le type d’appareils numériques : sur smartphone, l’interface est optimisée pour un petit écran et la navigation est conçue pour être utilisée facilement, avec les « shorts » (appellation des contenus courts sur You Tube) à portée de pouce.
En plus de ces problèmes d’attention, Sylvie Chokron constate que de plus en plus de jeunes se plaignent de troubles de la mémoire. Selon elle, ce serait lié au fait qu’avec les outils numériques, nous ne savons plus utiliser notre mémoire, ayant pris l’habitude de déléguer notre mémoire à notre téléphone ou à notre ordinateur[18].
La neuropsychologue pointe également de potentielles conséquences négatives d’une surutilisation des écrans sur la mémoire gestuelle[19], car certains processus cognitifs nécessitent d’utiliser des vrais objets dans la vraie vie[20]. Par exemple, dans l’apprentissage des lettres de l’alphabet, les écrire à la main plutôt que les taper sur un clavier permet aux enfants d’associer le mouvement de la main avec les formes des lettres, ce qui les aide à les reconnaitre et les mémoriser.
Enfin, l’utilisation de plus en plus importante des intelligences artificielles génératives (IAG) aurait également un impact sur les capacités cognitives des jeunes, tant au niveau de l’attention que de la mémoire. En écrivant un essai avec ChatGPT par exemple, l’engagement cognitif, l’effort intellectuel nécessaire pour transformer des informations en connaissance, la créativité et la mémoire (que retient-on de ce qu’on vient de rédiger ?) seraient réduits par rapport à une rédaction autonome, sans le recours à l’IA[21]. Ioan Roxin, professeur émérite à l’université Marie et Louis Pasteur de Besançon, spécialiste de technologies de l’information, parle même d’un risque d’atrophie cognitive globale et d’une perte de la plasticité cérébrale. Nous n’approfondirons pas ici davantage cette question, qui mériterait une analyse en soi[22].
Pour clôturer de manière plus optimiste sur les impacts des écrans et des nouvelles technologies sur la santé cognitive, notons que, selon des recherches sur des groupes de jeunes, les jeux vidéo et les jeux en ligne, pour autant qu’ils soient pratiqués régulièrement et de manière modérée, améliorent certaines capacités cognitives, comme les capacités attentionnelles visuo-spatiales (sur écrans), ou encore la vitesse de traitement des informations[23]. Au-delà des compétences cognitives que les jeux peuvent apporter, les jeux en ligne multijoueurs seraient aussi un espace de collaboration et de construction de liens, affirme Olivier Servais, professeur d’anthropologie et cocréateur du « Laboratoire de Recherches sur les Jeux (vidéo) et Mondes Virtuels » (Louvain Game Lab) de l’UCLouvain[24].
Hyperconnexion, des impacts sur la santé ?
Si un consensus semble exister dans le monde scientifique en ce qui concerne les impacts potentiellement nocifs d’une surexposition aux écrans sur la santé physique (troubles visuels, altérations du sommeil, maladies liées au manque d’activités physiques…), il n’en va pas de même en ce qui concerne ceux sur la santé mentale des jeunes (anxiété, dépression, problèmes d’addiction…).
Dans son best-seller Génération anxieuse (2024), le chercheur et psychologue social américain, Jonathan Haidt, estime que le déclin de la santé mentale des jeunes (la « GénZ [25]») s’explique en grande partie par la généralisation des smartphones et des réseaux sociaux dans les années 2010, ne fût-ce que par l’incidence qu’ils ont sur la diminution des temps de sommeil[26]. Le psychologue accuse les smartphones et les réseaux sociaux de favoriser une diminution des interactions sociales incarnées, essentielles au développement social et émotionnel des enfants. Passer moins de temps à jouer, parler, toucher, ou même pouvoir établir un contact visuel avec ses amis, a des conséquences négatives sur un développement humain sain, explique Jonathan Haidt, qui observe que les jeunes sont davantage anxieux[27]. Cette anxiété serait également transmise ou « contagiée » entre jeunes par les publications, que nombre d’entre eux font, sur les réseaux sociaux, exprimant leurs émotions face à un monde en déclin (guerres, crise climatique…)[28].
Candice Odgers, professeur de psychologie à l’University of California Irvine, conteste, elle, l’existence d’une causalité directe entre l’usage des smartphones et le mal-être des jeunes. De même, Amy Orben, chercheuse et directrice de programme du Digital Mental Health à l’Université de Cambridge, considère l’impact des écrans sur le malaise adolescent comme statistiquement négligeable (…)[29]. Pour elle, le lien de causalité souvent opéré entre écrans et problèmes de santé mentale pourrait être inversé : c’est parce qu’ils vivent déjà une situation de mal-être ou qu’ils sont anxieux que des jeunes ont tendance à utiliser davantage les réseaux sociaux.
Une récente étude (2024-2025) réalisée en FW-B permet d’objectiver quelque peu l’importance des problèmes psychiques rencontrés par les jeunes et d’établir une corrélation entre ce type de problèmes et le recours aux réseaux sociaux. Selon les résultats de cette étude, un quart des adolescents vivrait des problèmes psychiques importants, comme des difficultés émotionnelles (anxiété…) et des troubles de la conduite (comportements antisociaux…). Face à ces difficultés et lors de situations stressantes, si le soutien de la famille ou des amis semble essentiel, les adolescents ont néanmoins tendance à se tourner vers les réseaux sociaux, les jeux vidéo, ou la musique, des activités généralement « plus solitaires »[30]. Mais, ces activités sont-elles si solitaires ? Et, n’est-ce pas pour eux un moyen de s’échapper, et de se faire du bien ?
À entendre certains adolescents, en cas de difficultés émotionnelles ou relationnelles, les réseaux sociaux peuvent apporter une aide importante, en leur permettant de parler avec d’autres personnes[31]. Mais, qu’en est-il quand un jeune recoure à un chatbot (agent conversationnel) pour tenter de trouver du soutien, en se confiant non plus à un être humain, mais à une intelligence artificielle ? Cela soulève évidemment de nombreuses questions que nous n’avons pas l’occasion d’explorer davantage ici[32].
Le recours aux écrans, qu’il nous semble inquiétant ou au contraire positif, démontre surtout combien les jeunes, comme les adultes, ont besoin de trouver par tous les moyens une forme de réconfort et de soutien dans des situations de mal-être.
Pour l’association belge Infor Drogues & Addictions, ce sont avant tout les jeunes plus vulnérables, dont certains besoins essentiels – besoin de sécurité physique et affective, besoin de liens sociaux, besoin d’identité, besoin de gérer ses émotions - sont insatisfaits, qui sont susceptibles d’être concernés par un problème de santé mentale, comme la dépendance, liés à leurs usages numériques[33]. L’association, qui s’est exprimée en 2024 sur la question de l’interdiction du smartphone à l’école, pense que, plutôt que d’entrer dans des mesures d’interdiction, il est préférable d’adopter une logique de prévention et d’éducation, en aidant les jeunes à comprendre les enjeux de santé liés au smartphone et à se questionner sur les raisons qui les poussent à y consacrer tant de temps[34]. Ce questionnement pourrait être : pourquoi est-ce je passe tant d’heures sur les réseaux sociaux ? Quel(s) besoin(s) je cherche à remplir ?
N’est-ce pas pour répondre à leur impérieux besoin de se construire une identité, validée par leurs pairs, que de nombreux adolescents cherchent sans cesse à se faire « liker » sur des réseaux sociaux comme Instagram ? Ces réseaux ne sont-ils pas un espace idéal pour s’observer, se raconter, se comparer, se rassurer, hors du regard parental ?
Pour Séverine Erhel, chercheuse en psychologie cognitive à l’Université de Rennes 2, même si certaines recherches font état d’un faible impact des usages numériques sur une diminution du bien-être des adolescents, il s’agit d’être particulièrement attentif à certaines périodes de développement sensibles des jeunes, comme le début de la puberté et le moment du départ du domicile parental, où les jeunes sont plus souvent mal dans leur peau et en quête de validation sociale[35]. Dans ces moments-là, en tant qu’éducateur ou parent, s’intéresser aux pratiques numériques du jeune et les accompagner est important. Cette implication favorise le maintien d’une relation positive, indispensable lorsque le jeune, confronté à des difficultés, recherchera du soutien.
Le smartphone, un facilitateur des troubles addictifs ?
Des témoignages d’adolescents évoquant leur rapport au smartphone, il ressort souvent une difficulté à contrôler son temps d’écran et un regret par rapport au temps passé à scroller sur les réseaux sociaux, qui empiète sur des temps que le jeune pourrait consacrer à autre chose (sommeil, sorties, études…) : Je ne sais pas contrôler le temps sur mon téléphone. Des fois, je me dis “à 20h30 je me déconnecte”, puis à 23h au final je suis toujours dessus[36]. Les réseaux sociaux bouffent mon temps, mon énergie, c’est vraiment très chronophage[37]. (...). Des fois, quand j'ai envie d'étudier, j'ai la flemme quoi. Surtout quand je suis sur mon téléphone. La flemme d'étudier, de sortir, seulement de rester sur mon téléphone en train de chatter et tout. TikTok, Insta et tout, à la place de faire autre chose[38].
Au-delà de l’expression d’une difficulté à contrôler son temps et d’un empiètement sur d’autres activités, certains jeunes ont le sentiment d’être devenus « addict ». Ils disent avoir tout le temps besoin de leur smartphone sur eux, ils ont peur d’en être séparé[39]. D’objet désiré, le smartphone semble être devenu pour eux un objet nécessaire, indispensable : (…) Je suis accro. C'est devenu comme une drogue. On n’arrive pas à s’en détacher[40]. (…) C’est une partie de moi, c’est le prolongement de ma main, je ne peux pas m’en passer, je ne peux pas rester sans mon téléphone pendant plus de 10 minutes. J’en ai besoin[41].
Contrairement à l’addiction aux jeux vidéo, l’addiction au smartphone n’est pas un trouble comportemental reconnu par l’Organisation mondiale de la santé. Mais, le smartphone est néanmoins considéré dans le monde médical comme un facilitateur de troubles addictifs liés aux pratiques en ligne (jeux, réseaux sociaux, etc.)[42]. Cet usage problématique d’Internet[43], qui apparait en présence de facteurs de vulnérabilités individuelles (grande sensibilité au stress et à l’anxiété, symptômes dépressifs, besoins psychologiques non satisfaits), ne concernerait qu’une partie minoritaire des adolescents européens (entre 1,2 % et 4,4 %)[44]. Par ailleurs, l’impact négatif sur la santé mentale ne viendrait pas tant du temps que l’on passe sur le net que du type d’usage (ou mode d’utilisation) que l’on en a et des effets sur la vie quotidienne[45].
Pourquoi et comment le jeune utilise-t-il les réseaux sociaux ? Qu’y fait-il ? Passe-t-il son temps à scroller d’un contenu à l’autre ? Des études mettent en évidence qu’une utilisation passive des réseaux sociaux est souvent associée à une expérience problématique (on se réfugie sur les réseaux pour fuir ses émotions négatives par exemple), au contraire d’une utilisation active où l’on est engagé, à la recherche d’informations ou de soutien, ou dans la production de contenus positifs[46]. De la même manière, pour pouvoir bénéficier positivement de ses temps d’écran, être capable de trouver un équilibre entre vie en ligne et vie hors ligne est essentiel. À cet égard, ne devrions-nous pas davantage, en tant qu’adultes, revoir nos propres pratiques numériques en porte à faux avec ce que nous demandons à nos enfants ? Demander et attendre de nos jeunes qu’ils aient une vie plus équilibrée, qu’ils éteignent leur téléphone pour suffisamment dormir, faire du sport, voir des amis, lire un livre… quand nous-mêmes sommes constamment en ligne, n’est-il pas incohérent et inefficace ?
Que la dépendance ou l’addiction au smartphone soit ou non reconnue comme un trouble de santé mentale, à partir du moment où l’activité numérique d’un adolescent se met à interférer de manière importante sur sa vie quotidienne, empiétant sur ses temps de sommeil, ou encore sur ses temps d’étude ou sa vie sociale, ne faut-il pas s’en inquiéter et intervenir ?
Comme le met en évidence un avis du Conseil supérieur de la santé, L’usage des médias sociaux illustre la double nature des technologies numériques : une implication active et sociale peut renforcer le bien-être et l’expression de soi ; tandis qu’une navigation passive et comparative - notamment face à des contenus idéalisés ou nocifs – est liée à la détresse psychologique, l’insatisfaction corporelle et les symptômes dépressifs. Les algorithmes amplifient encore l’exposition à ces risques, en particulier pour les utilisateurs vulnérables. Une utilisation excessive du smartphone et des médias sociaux peut, dans certains cas, devenir problématique et affecter la santé mentale, la cognition et le fonctionnement social.[47]
Si un certain cadre semble pertinent, est-ce par des mesures d’interdiction que le jeune va apprendre à avoir un meilleur usage de son smartphone ? Ne vaut-il pas mieux apprendre aux jeunes à gérer l'usage de leur téléphone ? Interdire globalement, n'est-ce pas éluder, éviter cette question ? Et, dans le cas de ces jeunes qui disent n’être pas capables de se passer de leur smartphone, le leur interdire à l'école durant leur temps libre, sans accompagnement, n’est-il pas problématique ?
Notons que certains adolescents, inquiets de leur dépendance à leur smartphone, tentent d'apprendre à vivre sans. Ainsi Adam, 15 ans, qui passait parfois plus de huit heures par jour sur son smartphone, explique qu'il a "profité" du fait que son iPhone était cassé et qu'il n'avait pas les moyens de s'en racheter un pour vivre complètement déconnecté le temps d’un été (avec un téléphone portable à l'ancienne, sans connexion, en poche). Il témoigne de son expérience : J'observais tout différemment. Du jour au lendemain, j'ai remarqué les jolies fleurs sur le chemin de l'école (…) les premiers jours ont été très durs. Je mettais sans arrêt la main à ma poche, machinalement (…) j'espère que je tiendrai deux mois, et j'espère encore plus fort qu'après ces deux mois mon comportement aura vraiment changé. Que je n’aurai plus envie d’être tout le temps en ligne. Je suis bien décidé à supprimer les applis comme Snapchat et TikTok de mon smartphone[48]. Une telle expérience, de quelques semaines sans connexion, voire de quelques jours, n’est-elle pas une manière de prendre conscience, que l’on peut très bien vivre, par moments, déconnecté ?
Conclusion
Le gouvernement de la FW-B, estimant les conséquences de l’usage intensif du smartphone préoccupant, notamment sur le plan sanitaire, a décidé d’interdire l’usage récréatif du smartphone dans les écoles. Dans cette analyse, nous nous sommes intéressés aux liens existants entre hyperconnexion et santé des jeunes.
L’hyperconnexion, facilitée par le smartphone, est un phénomène qui nous concerne presque tous et, ce, dès le début de l’adolescence, moment où la plupart des jeunes se voient offrir leur premier téléphone portable avec accès à internet. Si on ne possède pas de données chiffrées concernant les temps d’écran des jeunes en FW-B, on sait néanmoins que l’utilisation du smartphone s’accentue avec les années, prenant progressivement une place centrale dans le quotidien des adolescents. Nombreux sont ceux qui reconnaissent avoir des difficultés à limiter le temps passé devant les écrans, au point que le numérique prend souvent le pas sur leurs autres occupations.
Les experts de la santé et des technologies numériques sont unanimes concernant les impacts négatifs de l’hyperconnexion sur la santé physique des jeunes, rapportant des troubles du sommeil, de la fatigue visuelle, etc. Un consensus semble également exister en ce qui concerne ses effets sur les capacités cognitives, avec une diminution des capacités d’attention et de mémorisation, que l’utilisation des IAG renforcerait. Mais, selon certains experts, les jeux vidéo et les jeux en ligne, pratiqués modérément, renforceraient certaines compétences cognitives.
Dans le monde médical, si le smartphone est considéré comme un facilitateur de troubles addictifs liés aux pratiques en ligne (jeux, réseaux sociaux), ces troubles, qui apparaitraient en présence de facteurs de vulnérabilités individuelles (sensibilité au stress, besoins psychologiques non satisfaits…), ne concerneraient en réalité qu’une partie très minoritaire des adolescents européens. En dehors de ces problèmes d’addiction, les conséquences de l’hyperconnexion sur la santé mentale divisent les experts. Certains attribuent la dégradation de la santé mentale des jeunes — notamment la hausse des troubles anxieux — à l’usage intensif des smartphones et des réseaux sociaux, alors que d’autres soutiennent que cet usage excessif découle avant tout d’un mal-être déjà présent. Selon ce second point de vue, plutôt que de se préoccuper de l’objet smartphone, il s’agirait avant tout d’être davantage attentif aux adolescents, d’en prendre soin, de répondre adéquatement à leurs besoins, en particulier durant des périodes de développement plus sensibles comme le début de la puberté, où ils sont plus souvent mal dans leur peau ou, à tout le moins, en recherche quant à leur identité.
Pour l’UFAPEC, étant donné les effets négatifs potentiels des objets connectés sur la santé, il s’agit d’apprendre aux jeunes, en particulier à ceux issus de milieux défavorisés, qui seraient encore plus connectés que d’autres, à en faire le meilleur usage possible. Au lieu de chercher à interdire ou à combattre les outils numériques, l’UFAPEC prône une approche éducative visant à développer chez les jeunes une autonomie numérique critique, raisonnée et mesurée. Cela implique notamment un dosage de ses temps d’écran afin de maintenir un équilibre entre activités en ligne et hors ligne (repos, activités physiques, étude, etc.), l’adoption d’une posture engagée et active sur les réseaux sociaux plutôt qu’une attitude de simple consommation, ainsi qu’une compréhension lucide du double potentiel des technologies numériques, capables du meilleur comme du pire dans la gestion du mal-être ou des difficultés personnelles.
Sybille Ryeland
[1] Au mois d’octobre 2025 par exemple, trois conférences ont été organisées par des associations de parents et des régionales de l’UFAPEC sur la thématique des écrans : « Comment être parent au temps du numérique » (lycée Martin V de Louvain-la Neuve), « Vivre ensemble dans une famille connectée » (école fondamentale du collège Jean XXIII à Bruxelles), « Nous, nos enfants et les écrans ! » (collège Saint-François d’Assise de Tubize).
[2] HURD S. et ORBAN DE XIVRY A.-C. (sous la coordination de), # Génération 2024 : les jeunes et les pratiques numériques, Média Animation, 31-05-2024, pp. 19 et 23 : https://www.csem.be/sites/default/files/2024-07/Publication%20re%CC%81sultats-GEN2024.pdf
[3] Cf. Décret relatif à l’interdiction de l’usage récréatif des téléphones portables et de tout autre équipement terminal de communications électroniques à l’école, 13-05-2025 : https://gallilex.cfwb.be/textes-normatifs/53356
Pour info. : l’utilisation du téléphone portable reste possible à des fins pédagogiques, à la demande de l’enseignant, et pour des élèves présentant un trouble d’apprentissage ou de santé nécessitant l’utilisation d’équipements de communication électroniques (élèves à besoins spécifiques).
[4] Cf. Portail de la FW-B : https://www.federation-wallonie-bruxelles.be/nc/detail-article/?tx_cfwbarticlefe_cfwbarticlefront%5Bpublication%5D=5113
[5] HURD S. et ORBAN DE XIVRY A.-C. (sous la coordination de), op.cit.
L’enquête a suivi plus de 3700 élèves de l’enseignement primaire et secondaire, provenant de 43 établissements de la FW-B, qui ont répondu à un questionnaire (sur papier et en ligne) abordant différents aspects de leur vie numérique. Le téléphone est le premier appareil utilisé par les adolescents pour l’ensemble des activités et des pratiques qu’ils réalisent via des technologies numériques (jouer en ligne, surfer sur les réseaux sociaux, etc.)
[6] Cf. Collectif, Enfant et écrans, à la recherche du temps perdu, rapport de la commission d’experts missionnée par le président de la République française, avril 2024, p. 19 : 06a9854b34d98bb3e4fbf72b2b28ed3b0dd601a1.pdf
L’enquête Esteban est la dernière étude faisant référence en France en ce qui concerne le temps moyen quotidien que les jeunes passent sur leur smartphone (et sur les écrans en général).
[7] Idem.
[8] Cf. Collectif, Enfant et écrans. À la recherche du temps perdu, avril 2024, p. 20 : https://www.elysee.fr/admin/upload/default/0001/16/06a9854b34d98bb3e4fbf72b2b28ed3b0dd601a1.pdf
[9] HURD S. et ORBAN DE XIVRY A.-C. (sous la coordination de), op. cit., p.15.
Pour les enfants, le téléphone est le deuxième appareil le plus utilisé, après la télévision.
[10] Pour un résumé de l’enquête, consulter : https://www.rtbf.be/article/et-chez-vous-comment-se-porte-votre-temps-d-ecran-ou-en-etes-vous-par-rapport-a-la-moyenne-belge-11574362
Pour info : Le temps d’écran a été évalué à l’aide d’un questionnaire auto-déclaré.
[11] Pour plus d’informations sur la généralisation de la communication numérique à l’école, lire : FLOOR A., Impact des nouvelles pratiques de communication numérique sur les relations familles-école, étude UFAPEC 2020 n°16.20/ET3 : https://www.ufapec.be/nos-analyses/1620-et3-communication-numerique.html
[12] MOUTON S., Écrans, un désastre sanitaire. Il est encore temps d’agir, Tracts Gallimard n°65, Gallimard, p. 6.
[13] Idem.
[14] La plasticité cérébrale est effective tout au long de la vie, et ce, dès le stade embryonnaire, mais l’enfance, et particulièrement les cinq premières années, est une période très importante pour le développement du cerveau, qui nécessite de vivre des expériences riches et variées et des relations qualitatives. Cf. https://naitreetgrandir.com/fr/etape/5-8-ans/developpement/developpement-cerveau-5-8-ans/
[15] L’impact des écrans sur le cerveau, podcast France Culture, 23-11-2024 : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/carnets-de-sante/l-impact-des-ecrans-sur-le-cerveau-7908242
[16] Idem.
[17] MOUTON S., op. cit., pp. 11-12.
[18] L’impact des écrans sur le cerveau, op. cit.
[19] La mémoire gestuelle, sensorimotrice ou kinesthésique désigne la capacité à mémoriser par le mouvement, le toucher, les gestes. Elle est très active chez certains individus, qui, par l’utilisation des sensations ou du mouvement, se concentrent et mémorisent mieux.
[20] L’impact des écrans sur le cerveau, op. cit.
[21] ORLIAC A., IA générative : le risque de l’atrophie cognitive, Polytechnique insights, 3/07/2025 : https://www.polytechnique-insights.com/tribunes/neurosciences/ia-generative-le-risque-de-latrophie-cognitive/
[22] Idem.
[23] ISMAILI S., Jeux vidéo, impact sociétal et cognitifs, état des connaissances actuelles et risques liés, thèse, Université de Franche-Comté, 2023, pp. 12-14 : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-04144054v1/file/ISMAILI_Samy_2023_Pharmacie.pdf
[24] Oliver Servais a consacré plusieurs années de recherche aux jeux vidéo. Il est notamment l’auteur de Dans la peau des gamers. Anthropologie d’une guilde de World of Warcraft, publié en 2020 aux éditions Karthala : https://www.uclouvain.be/fr/presse/news/l-uclouvain-dans-la-peau-des-gamers
[25] La génération Z regroupe les personnes nées environ entre 1997 et 2012.
[26] MARMION J.-F., Troubles anxieux, les smartphones dans le viseur, in Sciences Humaines, n°379, juin 2025, pp. 53-54.
[27] GANI D., Jonathan Haidt : de l’enfance du jeu à l’enfance du smartphone, Le café pédagogique, 18-03-2025 : https://www.cafepedagogique.net/2025/03/18/jonathan-haidt-de-lenfance-du-jeu-a-lenfance-du-smartphone/#:~:text=Une%20alerte%20sur%20la%20sant%C3%A9,r%C3%A9solution%20de%20conflits%2C
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[28] MARMION J.-F., op. cit.
[29] Idem.
[30] Collectif, Étude portant sur la santé mentale et le recours aux services d’aide auprès d’enfants de 8 à 18 ans, Observatoire de l’Enfance, de la Jeunesse et de l’Aide à la Jeunesse, FW-B, 2025, pp. 46-47. Pour accéder à l’étude, suivre le lien suivant : https://oejaj.cfwb.be/catalogue/oejajdetails/fiche/etude-portant-sur-la-sante-mentale-et-le-recours-aux-services-daide-aupres-denfants-de-8-a-18-ans/
Pour info. : 2.352 élèves, de la 4e primaire à la 6e secondaire, fréquentant l’enseignement ordinaire, ont été invités à répondre à un questionnaire. Pour mesurer le bien-être en particulier, un questionnaire de dépistage Strengths and Difficulties Questionnaire a été utilisé auprès des élèves (enseignement secondaire uniquement). Les résultats montrent que seuls 58 % seraient exempts de problèmes psychiques.
[31] Cf. témoignages de jeunes de l’institut technique libre d’Ath, à écouter dans l’émission Les clés. Pourquoi interdire le smartphone à l’école ? (Spéciale jeunes), La Première-Info, 18-12-2024 : https://auvio.rtbf.be/media/les-cles-les-cles-3283897
[32] Pour aller plus loin sur cette question, écouter l’émission Les clés. #medias : l’IA peut-elle devenir votre psy ? La Première-Info, 05-09-2025 : https://auvio.rtbf.be/media/les-cles-les-cles-3377308
[33] Interdire le smartphone à l’école pour mieux éduquer à son utilisation ? Infor Drogues&Addictions, 10/09/2024 : https://infordrogues.be/interdire-le-smartphone-a-lecole-pour-mieux-eduquer-a-son-utilisation/#
[34] Idem.
[35] Kammerer B., Ecrans : les grands décerveleurs ? Les Grands Dossiers, Sciences Humaines, 04/09/2024.
[37] Cf. Zoomer ! La génération Z au micro. Deux ans d’écoute de la Gen Z : extraits d’un parcours tout terrain, podcast, la Première-Info, 13-12-2024 : https://auvio.rtbf.be/media/zoomer-la-generation-z-au-micro-zoomer-la-generation-z-au-micro-3282314 .
[38] Être jeune en 2023. Perspectives d’une jeunesse aux 1000 visages, Forum des jeunes, décembre 2023, p. 89 : https://forumdesjeunes.be/wp-content/uploads/2023/12/memorandum-2023-digital.pdf
[39] Cette peur est nommée « nomophobie » (« No mobile-phone phobia »).
[40] Être jeune en 2023. Perspectives d’une jeunesse aux 1000 visages, op. cit.
[41] Les clés. Pourquoi interdire le smartphone à l’école ? (Spéciale jeunes), op. cit.
[42] Addictions comportementales, synthèse des connaissances, Observatoire français des drogues et des tendances addictives : https://www.ofdt.fr/addictions-comportementales-synthese-des-connaissances-2068
Une addiction comportementale est un trouble addictif lié à une activité ou un comportement, en l’absence de consommation de toute substance psychoactive.
[43] Plutôt que de parler d’addiction, les chercheurs préfèrent parler d’un « usage problématique » des réseaux sociaux, qui repose sur un usage compulsif et excessif des réseaux sociaux, qui interfère avec la vie quotidienne et se traduit notamment par une perte de contrôle.
Cf. ROUX C., Tous addicts aux réseaux sociaux. Vraiment ?, l’impact des écrans sur le cerveau, saison 9, épisode 3, Podcast France Culture, février 2025 : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/votre-cerveau/tous-addicts-aux-reseaux-sociaux-vraiment-3970402
[44] Idem.
[45] Dopamine, comment les applis piègent notre cerveau, émission Arte, France, 2023 : https://www.arte.tv/fr/videos/109374-000-A/dopamine-comment-les-applis-piegent-notre-cerveau/
[46] ROUX C., op. cit.
Concernant la production de contenus en ligne, l’application Lyynk, lancée en 2024 par une jeune influenceuse française, qui vise à aider les adolescents (et leurs parents) à gérer des problèmes de mal-être est exemplaire d’une utilisation active et positive des réseaux sociaux.
[47] Conseil supérieur de la santé, Les effets de l’utilisation des écrans et des médias sociaux sur les jeunes, avis 9877, 4/12/2025, résumé en français, p. 3 : https://www.hgr-css.be/fr/avis/9877/les-effets-de-lutilisation-des-ecrans-et-des-reseaux-sociaux-sur-les-jeunes
[48] CLAEYS J., Témoignages. Fini le smartphone : ces ados qui ont choisi un été déconnecté, Courrier International, 26-07-2024 : https://www.courrierinternational.com/article/fini-le-smartphone-ces-ados-qui-ont-choisi-un-ete-deconnecte_219690
