Analyse UFAPEC 2008 par J. Feron

21.08/ L’école aide-t-elle à réduire la fracture numérique ?

 Introduction

«On ne peut guère douter du fait que les nouvelles technologies constituent aujourd’hui l’un des principaux ressorts du développement social. Elles déterminent dans une large mesure la position et les conditions de vie des personnes(1) .»
On a beaucoup entendu parler de la fracture numérique, dans la presse et les médias et majoritairement en évoquant les personnes âgées ou d’âge moyen, les immigrés et les personnes peu instruites comme publics à risques.
Etonnamment, les gens vivant sous le seuil de pauvreté, n’ont que très rarement étés pris en compte comme groupe à risques en tant que tel. Pourtant on peut légitimement penser que les familles vivant dans la pauvreté cumulent les difficultés dans ce domaine et sont donc en première ligne pour rester des « info-pauvres »(2) .

Dans cette analyse, nous nous intéresserons plus particulièrement aux enfants issus de ces milieux défavorisés et de leurs familles face au problème de l’appropriation des nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC), car ce sont eux, qui sont concernés par l’école et l’enseignement que l’on y prodigue, plus que les adultes qui sont concernés, eux, par un autre type d'instruction.

L’école comme instrument de réduction des inégalités sociales est donc au cœur de cette analyse. En effet, pour l’UFAPEC, quel meilleur outil que l’école gratuite et obligatoire peut-on espérer pour vaincre cette différence entre les enfants d’hier, ceux d’aujourd’hui et de demain, qui ne sont déjà plus les enfants d’Internet, mais ceux des multimédias ?

Faits

1. En 2006, 57% des ménages possèdent un ordinateur en Belgique et 54% des ménages ont une connexion Internet.
2. Cette même année, 1 personne sur 7 en Belgique est en dessous du seuil de pauvreté (14,7 %). Plus de la moitié (51,4 %) sont des familles avec enfants. C’est à dire, pour un ménage de 2 adultes et 2 enfants, subsister avec moins de 1805 € par mois(3) .
3. 850 € est le prix minimum du package Internet pour tous(4), mesure gouvernementale destinée à ce que tous les publics puissent s’équiper en informatique.

Enjeux

Aujourd’hui, la possession d’un ordinateur peut être jugée essentielle pour faire des études, et surtout, la tendance actuelle est une demande accrue de l’école en matière de travail et d’apprentissage à faire sur ordinateur, via Internet ou non.

Les chiffres de connexion pour 2007 sont en hausse; 60% des ménages ont une connexion Internet pour 67% ayant un pc (5). Mais avec la crise actuelle, le nombre de ménages en difficultés augmentent et l’on va donc voir se creuser toujours plus profondément l’écart de la fracture numérique!

Définitions

  • La fracture numérique a une dimension matérielle : dans ce premier sens, elle renvoie à un déficit en termes de moyens, d’équipements et d’accès. Ce premier niveau est aussi désigné comme étant la fracture numérique au premier degré.
  • La fracture numérique a aussi une dimension intellectuelle et sociale : (…)c’est-à-dire : le manque de maîtrise des compétences et connaissances fondamentales pour l’usage des TIC et l’exploitation de leurs contenus ainsi que le manque de ressources sociales pour développer des usages qui permettent de négocier une position sociale valorisante au sein des univers sociaux fréquentés.

Le premier aspect est la condition nécessaire de toute appropriation technologique, le second celui de l’acquisition d’usages complètement autonomes et efficaces des TIC. Ces deux aspects constituent la fracture numérique au second degré. Cette notion désigne ainsi une sorte de fracture dans la fracture qui se crée, une fois que la barrière de l’accès est surmontée, au niveau des modes d’usages qu’ont les utilisateurs, non seulement de la technologie, mais aussi des services et contenus accessibles en ligne. (6) »

Problématiques clés

Le problème de la fracture numérique nécessite donc des solutions plus pointues qu’il n’y paraît. Le fait de permettre une accessibilité aux TIC et à Internet en particulier ne suffit pas ; ce n’est pas parce qu’une personne est connectée, qu’elle passe de l’autre côté de la barrière numérique. Il faut qu’elle puisse en avoir un usage motivé et compétent.
Les inégalités sociales découlant de la fracture numérique du second degré sont donc bien plus difficiles à combattre car il s’agit dès lors de cerner et d’agir sur l’accès aux compétences, et aux connaissances débouchant sur un usage autonome et efficace qui permette de faire face aux difficultés rencontrées dans les pratiques et de négocier une position sociale valorisante. (7)

Les populations vivant dans la pauvreté cumulent les difficultés à devenir usagers des TIC. L’Institut Flamand de Recherche sur les questions scientifiques et technologiques, le viWTA (vlaams instituut voor Wetenschappelijk en Technologisch Aspectonderzoek) (8) qui a effectué une étude sur la question en 2007 (9), regroupe ces difficultés en plusieurs seuils à franchir :

1. Appréhensions aux TIC et démotivation

Voir les possibilités, les utilités personnelles que peuvent offrir les TIC constituent un premier obstacle pour les personnes vivant dans la précarité, car a priori ce n’est pas dans les priorités d’un ménage. En outre, il faut vaincre les appréhensions liées aux « machines » et à l’univers électronique, souvent très mal connu ou lié à des expériences négatives et dévalorisantes, bref, une stigmatisation supplémentaire de leur sentiment d’incompétence.

La curiosité des enfants pour ces appareils et des utilisations en classe peuvent aider à dépasser des difficultés de ce type auprès des élèves. Pour cela, il est important que l’école soit équipée de matériel performant qui permette aux enfants de se familiariser avec des outils actuels (et pas du matériel lent et déclassé), qu’ils aient tous la possibilité de manipuler eux-mêmes les machines et qu’ils bénéficient d’un accompagnement adapté. Or 41,5% des jeunes n’utilisent jamais Internet à l’école, et 35,3% ne le font que rarement. (10)

2. Coût de l’équipement (difficile à évaluer)

20,9% des personnes pauvres déclarent ne pas posséder d’ordinateur par manque de moyens financiers, contre 4,3% du reste de la population qui invoque cette raison (11). Un des éléments essentiels concernant le coût est la difficulté d’évaluer celui-ci. Outre l’achat du matériel (ordinateur, écran, clavier, etc.) il y a aussi les frais périphériques : des consommables, des logiciels, une formation, les réparations en cas de panne, une connexion Internet, des protections (anti-virus, anti-spam,…), et même la consommation d’électricité pour les ménages contraints au minimum…

Encourager l’utilisation de logiciels libres à l’école limite un des problèmes financiers aussi bien pour les élèves que pour les établissements mais pose d’autres difficultés comme ceux de la compatibilité par exemple.

Le viWTA suggère pour les élèves issus des populations précarisées, une mise à disposition à domicile de matériel (portable) de l’école, ce qui offrirait en plus, un support et une maintenance accessibles. En effet le simple fait d’avoir accès aux machines de l’école (même en dehors des heures de cours), ne suffit plus aux élèves pour assurer les demandes de travaux sur ordinateur. En plus de stigmatiser ces enfants, le fait d’être dépendant des horaires d’accès aux classes équipées de machines pose des problèmes de mobilité (si le bus est déjà parti ou si on co-voiture par ex.) et de récréations limitées, entre autres.

Il faut aussi prendre en compte le prix de la connexion Internet. En avril 2008 un magazine télévisé du service public (12) dénonçait le prix exagéré des abonnements Internet dans notre pays, dû au monopole d’accès au réseau que détient Belgacom et au manque de volonté politique de réguler la situation.

3. Apprentissages et connaissances d’utilisation

Comme on l’a vu, un apprentissage aux TIC, au mieux une formation sont indispensables pour dépasser la fracture du second degré.

  • Pour un public vivant dans la pauvreté, les pré-requis implicites à cette formation - une bonne connaissance des acquis fondamentaux comme la lecture et l’écriture - sont déjà un frein. Les publics fragilisés souffrent souvent d’un illettrisme important, d’un niveau général de scolarité faible et de vécus souvent difficiles avec l’école (13). Les formations et les formateurs doivent donc être adaptés.
  • Ensuite, il s’agit aussi d’intégrer des connaissances sur l’univers des TIC et de son fonctionnement en général. En effet, l’absence d’accès aux TIC fait rater des opportunités à des gens déjà fragilisés, mais tout en ayant un accès à Internet, encore faut-il être au courant des « ficelles » pour se créer des ouvertures, savoir où trouver de l’aide, des outils en ligne, ...

«En 2007 plus qu’auparavant, l’auto apprentissage (la pratique) ou l’apprentissage sur le tas avec l’aide d’autres personnes (collègues ou amis) sont les principaux modes d’acquisition des connaissances en TIC (14).»

« Globalement, les pauvres apparaissent surtout plus isolés. Les pauvres sont plus nombreux à n’avoir jamais de contact avec des amis ou des membres de la famille et à ne pas pouvoir compter sur l’aide d’autres personnes. (15)»

  • Enfin, il s’agit de rester à niveau dans sa connaissance des TIC. Les technologies sont dans une telle frénésie d’évolution, que l’utilisateur doit s’adapter en permanence aux nouveautés et aux changements au niveau des applications comme du matériel. L’exemple en est frappant avec le gsm, qui il y a quelques années encore servait essentiellement à téléphoner et qui est aujourd’hui un appareil photo, agenda, réveil, lecteur MP3, connecté sur le net, etc.

« (…) la pleine maîtrise des TIC n’est jamais définitive. L’évolution des TIC est permanente, et les compétences sociotechniques nécessaires à leur maîtrise sont, de même, en transformation continue. (…)Ces compétences plus transversales n’appartiennent pas au registre des compétences numériques. Elles renvoient aux dimensions plus large de “l’apprendre à apprendre” – ceci permet à l’usager de se former à bon escient, en tant voulu, pour maintenir, dans la durée, son niveau de maîtrise des TIC – ainsi qu’à d’autres compétences sociales qui lui permettent de s’inscrire dans une démarche de formation tout au long de la vie. » (16)

Nous voyons donc bien, que l’école ne peut aider à résorber la fracture numérique que si elle forme les élèves à acquérir eux-mêmes les compétences nécessaires. Or l’utilisation des ordinateurs et plus spécifiquement d’Internet à l’école est loin d’être fréquent. L’enquête internationale Médiappro sur l’utilisation d’Internet par les adolescents le démontre : « l’école ou les lieux publics sont largement boudés. Trois jeunes sur quatre déclarent ne jamais y utiliser Internet. (17)»
Les espaces publics numériques (EPN) peuvent apporter un bon « coup de pouce » de formation. Ce sont des points d’accès gratuits à Internet et à la manipulation d’ordinateurs avec des animateurs –formateurs qui accompagnent les utilisateurs dans leurs besoins, leurs projets, leurs apprentissages.
« Sorte de tremplin, les EPN peuvent donner une première impulsion à la fois à l’inclusion numérique et à l’inclusion sociale de ces personnes [les publics éloignés des TIC]. (18) »

Cependant, il reste un gros travail pour y attirer les publics visés. De plus, un tel service nécessite un nombre étendu d’antennes de très grande proximité. Enfin, l’encadrement étant essentiel et spécifique, les statuts et conditions de travail des employés demandent une amélioration.

4. Pression sociale

Le dernier seuil est lié à la pression sociale que subissent les familles vivant dans la pauvreté. Cette pression est très durement ressentie par les familles. Le fait est qu’elle provient de toutes parts. De l’école d’abord, celle que les enfants subissent vis-à-vis de leurs condisciples et des demandes des enseignants (pour la recherche d’information et/ou la réalisation de travaux), puis qu’ils transmettent à leurs parents, renforçant chez les uns et les autres le sentiment d’inégalité. Des entreprises commerciales, ensuite, avec la multiplication des offres en ligne qui n’ont pas d’autres alternatives (banque ou compagnie d’assurances virtuelles par exemple) ou les sollicitations permanentes dans la publicité et les médias, renvoyant sans cesse à des sites Internet. Enfin, les administrations elles-mêmes sont toujours plus tournées vers les services en ligne (19), pour la recherche d’un emploi, sans parler de la nouvelle carte d’identité électronique, qui paraît totalement inutile aux gens précarisés.

Cette pression est importante, et si le ménage y cède, c’est le risque de surendettement. « Il existe peu de solutions matérielles et financières ciblées sur les situations de pauvreté. (20) »

Conclusion

« Les TIC dans l’enseignement illustre parfaitement l’enchevêtrement complexe des mécanismes d’exclusion sociale en raison desquelles il est très difficile, pour les gens vivant dans la pauvreté, de franchir le fossé qui les sépare du reste de la société (et cela, dans le cadre d’un système qui devrait précisément rendre possible une promotion sociale, en d’autres termes, mettre fin à la pauvreté générationnelle). » (21)

« Le niveau de revenu et surtout le niveau d’éducation restent des variables déterminantes dans les inégalités d’accès à Internet (22).»
L’école doit donc être le lieu d’ouverture, d’apprentissage et de nivellement des différences particulièrement dans le cas d’Internet et donc des ordinateurs, mais aussi des TIC de façon globale.

Pour cela il lui faut être doublement vigilante : demander des réalisations, de la recherche d’information sur ordinateur et/ou via Internet, ou noter des travaux sur la présentation informatisée est devenue chose courante. Pourtant, l’école ne se donne pas encore les moyens d’inclure les pratiques TIC dans le quotidien des élèves, et c’est donc le plus souvent à la maison que les choses se passent.

L’école utilise aussi de plus en plus les moyens électroniques (e-mail, sms, …) pour communiquer avec les parents. Si ces systèmes ont des avantages, ils mettent également certains parents de côté, sans même que les directions en aient réellement conscience. Il faut être attentif à ce que les écoles gardent des canaux de communication accessibles à tous les parents, tant que l’équipement informatique et la connexion Internet ne sont pas reconnus comme des biens insaisissables (23).

Le viWTA recommandait au Parlement flamand des mesures pour que tous les enfants scolarisés puissent bénéficier d’un ordinateur à domicile pour la durée de leurs études, avec un professeur de référence, une assistance personnalisée et un service de maintenance. C’est dans cette voie et en faisant converger toutes les mesures dans le même sens que l’on pourra permettre à l’ensemble des citoyens une e-inclusion nécessaire au XXIe siècle.

Julie Feron
 

(1)Rapport « viWTA Recommandations. Pauvreté et technologie. » publié à l’occasion de la Fête de l’Internet – Digitale Week 2008. Rapport original édité par la viWTA, Vlaams  Parlement, 1011 Brussel. Editeur responsable de la version néerlandophone : Robby Berloznik, directeur viWTA, Vlaams Parlement, 1011 Brussel
(2)«Ceux qui demeurent privés des contenus et des services que ces technologies [numériques de l’information] peuvent rendre. » P. Brotcorne et G. Valenduc in Construction des compétences numériques et réduction des inégalités. juin 2008.
(3)SPF Economie – Direction générale Statistique et Information économique. « La pauvreté en Belgique. » oct. 2008. Chiffres 2006 (revenus 2005) les plus récents pour la Belgique et l’UE, bien avant la crise actuelle donc…
(4)« Internet pour tous » est une mesure du gouvernement fédéral de 2006 qui offrait un équipement informatique, une connexion Internet et quelques heures de formation pour 850€ ou 990€.
(5)SPF Économie - Direction générale Statistique et Information économique. «La fracture digitale se résorbe : 10% de ménages en plus sur la toile. » oct 2007DIRECTION ESS
(6)BROTCOME P. et VALENDUC G. « Construction des compétences numériques et réduction des inégalités. Une exploration de la fracture numérique au second degré. » Etude de la Fondation Travail-Université pour le SPP Intégration Sociale. Juin 2008
(7)BROTCOME P. et VALENDUC G. Op.cit.
(8)Organisme indépendant et autonome, lié au Parlement Flamand qui mène des recherches sur les conséquences sociales liées au développement scientifiques et technologiques.
(9)VRANKEN J., VANDENBOSCH H., WINDEY S., « Aan de onderkant van de technologische samenleving. Armoede en technologie. » Bruxelles, viWTA, mai 2007, 152 p.
(10)Enquête Médiappro menée fin 2005, début 2006 auprès de 941 jeunes de 12 à 18 ans en Communauté française de Belgique. http://www.media-animation.be/IMG/pdf/Mediappro-Belgique-ResultatsEuropeens.pdf
(11)SPF Economie « La pauvreté en Belgique. » op. cit.
(12)Reportage de CRICKX J. et LEMY P. « Pourquoi payons-nous Internet plus cher ? » diffusé le 16/04/08 à la RTBF dans le magazine « Question à la une ».
(13)JL. VAN KEMPEN. « L’école et les familles de milieux populaires, un malentendu profond ? » Analyse UFAPEC 2008.
(14)SPF Économie. «La fracture digitale se résorbe : 10% de ménages en plus sur la toile ». Op. cit.
(15)SPF Economie. « La pauvreté en Belgique ». Op. cit.
(16)BROTCOME P. et VALENDUC G. Op.cit
(17)Enquête Médiappro. Op. cit.
(18) « Les espaces publics numériques, un outil d’intégration social » in La Lettre Emerit n°55 2008 Trimestriel de la Fondation Travail-Université.
(19)taxe on web offrait jusqu’à l’an dernier, une réduction d’impôts aux déclarations rentrées via Internet
(20)VALENDUC G. « Informatique et pauvreté » in la lettre Emerit n°54. juin 2008
(21)Rapport « viWTA Recommandations. Pauvreté et technologie. » op.cit.
(22)BROTCOME P. et VALENDUC G. Op.cit
(23)Une proposition de loi a été déposée sous la législature 2003-2007 , Proposition de loi modifiant le Code judiciaire, en ce qui concerne la saisie de biens meubles, déposée par M. Jan Steverlynck, Objets nécessaires aux études, à la formation professionnelle et à la profession, dont l'ordinateur.
 

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