Analyse UFAPEC novembre 2017 par A. Floor

21.17/ Facebook ou le nouvel album de photos de famille : bonne idée ?

Introduction

Quoi de plus normal que de photographier nos enfants ? Le temps passe vite et nous voulons conserver des souvenirs de tous ces moments passés avec eux. Cela fait bien longtemps que les parents immortalisent les moments clé de la vie de leur progéniture. Les photos étaient alors soigneusement rangées dans un album et montrées à l’entourage familial ou amical. A présent, avec le boom des réseaux sociaux, la première dent, les premiers pas, les premières vacances, etc., sont publiées sur Facebook, Instagram ou tout autre réseau social, et visibles par un nombre indéterminé de personnes qui dépasseront de très loin le cercle familial ou amical restreint. Nos enfants une fois devenus grands seront-ils aussi fiers que nous, leurs parents, de voir leurs exploits affichés sur la toile ? Il est évidemment difficile de demander l’autorisation de publication à un bébé ou à un jeune enfant. Même si nos intentions sont louables, nous pouvons cependant nous poser les questions suivantes : jusqu’où aller dans la diffusion des photos de nos enfants ? Quelles sont les règles à respecter et les risques encourus ? Même si un parent a paramétré son compte dans les règles en termes de sécurité, rien ne lui garantit que d’autres ne partageront pas à tort et à travers les photos familiales. Montrer des photos de soi-même ne devrait-il pas rester un choix de tout un chacun ? D’un autre côté, cette publication de photos entretient le lien avec des personnes de la famille ou des amis éloignés géographiquement. Nous sommes dans la société de l’image et de l’instantané, pourquoi se priver de ce fabuleux canal de communication ?

Sharenting

Le fait de partager les photos ou le quotidien de son enfant sur les réseaux sociaux est tellement courant qu'un mot-valise a été créé pour le désigner, il s'agit du sharenting[1] (mot valise qui associe sharing (partage) et parenting (parental)). Dans une étude de 2010 parue aux Etats-Unis, les chercheurs dévoilent que plus de 90 % des bébés américains de 2 ans ont déjà une existence en ligne[2] : Aux Etats-Unis, une grande majorité des enfants de 2 ans - plus de 90 % d'entre eux- ont déjà une existence en ligne. Beaucoup d'enfants font même leur entrée dans le monde des réseaux alors qu'ils sont encore dans le ventre de leur mère, via les échographies[3].

Pour l'expert en vie privée Michel Walrave, professeur à l'Université d'Anvers, le sharenting est fréquent et est une forme de comparaison sociale, une façon de montrer combien les parents se débrouillent bien avec leur progéniture. Au-delà de cette vitrine, il ajoute qu'Internet peut aussi être utile pour demander des conseils au sujet de l'alimentation, du sommeil ou des troubles de comportement de leurs enfants.

Les mères le font plus souvent que les pères. En soi, c'est positif. Autrefois, les jeunes parents pouvaient se renseigner uniquement auprès de leurs parents ou de leurs proches. Aujourd'hui, ils disposent d'un réseau large de contacts qui peut les aider. C'est important quand les jeunes sont peu sûrs d'eux. Ces conseils peuvent être rassurants quand les enfants sont plus âgés et traversent une puberté difficile[4].

Pour Yann Valleur, psychologue clinicien français spécialiste des comportements face au numérique, partager des photos de ses jeunes enfants dans la vie réelle ou sur internet est tout à fait normal. Les parents sont fiers de leur progéniture et ils veulent la montrer. C'est ce que l'on peut appeler l'expression du besoin individuel de narcissisation des parents[5]. Pour lui, le problème n'est pas l'usage des réseaux sociaux ; il ne s'agira pas pour lui d'interdire ces publications, mais plutôt de les réguler. L’équilibre pour le parent, c’est de savoir satisfaire son besoin narcissique, sans oublier de protéger ses enfants. Ce que, visiblement, certains adultes ne réussissent pas à faire. Une des raisons de cet échec est sûrement un manque de connaissances et une absence de maîtrise des réseaux sociaux, déclare Yann Valleur. Il déplore le manque de connaissances des parents face aux réseaux sociaux en rappelant qu'une fois la photo postée sur Facebook, elle n'appartient plus à son auteur. Et il souligne l'attention à porter à la nature des photos publiées. Il rappelle combien il est primordial de ne pas publier de photos dans des positions trop intimes : Il y a donc des parents qui publient des centaines de photos de leur bébé, dans des positions plus ou moins intimes, les rendant ainsi visibles par le plus grand nombre. Photos "sur le pot", pendant une sieste, à la sortie de la douche... Il y a clairement un sentiment d’humiliation pour ces enfants. Le regard fier du parent qui peut donner confiance en l’enfant a ici été remplacé par un regard intrusif et voyeuriste[6]. Pour lui, l'enfant doit rester le maître de son image une fois devenu jeune adulte : montrer des photos de soi doit rester un choix, un acte sur lequel la personne concernée à la mainmise[7].

 Que dit la loi ?

Le droit à l'image (élaboré tant par la jurisprudence que sur la base de la doctrine) est un droit selon lequel toute image d'une personne mais également l'utilisation de cette image requièrent le consentement de la personne représentée[8].

Il faut savoir que, dans les faits, ce droit à l’image est perpétuellement bafoué sur les réseaux sociaux. A l'heure actuelle, il n'y a jamais eu de procès en Belgique à ce sujet (exception faite des célébrités). Que se passe-t-il quand il s’agit de bébés ou d’enfants en bas-âge ? Un mineur ne disposant pas de la capacité de discernement ne peut pas donner seul un consentement et est représenté par ses parents qui ont la responsabilité civile et parentale de leur enfant, comme l'explique Caroline De Geest de la commission de la vie privée : Pour les enfants, c’est évidemment difficile. Le législateur part du principe qu’ils doivent donner leur autorisation dès qu’ils possèdent suffisamment de discernement. C’est un terme juridique vague, mais on part du principe que l’enfant doit avoir au moins entre 12 et 14 ans[9].

Pour un mineur disposant de la capacité de discernement, non seulement les parents, mais également le mineur lui-même, doivent donner leur consentement : Même si le mineur est jugé « apte au discernement » (après 14 ans), l’autorisation écrite et signée des représentants légaux de l’enfant est nécessaire pour la diffusion ou la publication d’une image, même dans le journal de classe. Notons cependant qu’un jeune peut ouvrir un compte Facebook à partir de 13 ans (ce seuil fait lui-même l’objet de débat, certains souhaitant le porter à 16 ans)[10].

Et si les parents publient des photos sans demander l'accord ou sans respecter le refus de leur enfant ? Eric Delcroix, spécialiste des réseaux sociaux et de l'identité numérique interrogé par Le Monde, pense que l'on pourrait à l'avenir se trouver face un grand nombre de dépôts de plaintes d'enfants pour motif de publication de photos par leurs parents. Certains enfants attaqueront leurs parents sur le Web dans une dizaine d'années. C'est certain. Là, il est trop tôt pour que cela arrive car les réseaux sociaux ne sont pas assez vieux. Les parents ont du mal à percevoir le côté négatif de leurs actes[11].

Les dérives

Certains parents utilisent leurs enfants comme étendards de leurs propres convictions idéologiques. On peut se demander si ces idées défendues le seront encore par ces enfants devenus jeunes adultes. Cette identité numérique risque de leur coller à la peau. Aux Etats-Unis, on a vu apparaître un nombre impressionnant de photos d'enfants vêtus de t-shirts portant l'inscription "Hillary for prison". Sur une carte de Noël humoristique devenue virale, on peut voir une famille de Louisianne dans une drôle de mise en scène. La mère et les deux filles sont bâillonnées alors que le père et le fils sont en arrière-plan libres. Le père demande la paix sur terre en rançon contre la libération de sa femme et de ses filles. Cette carte a déclenché beaucoup de commentaires dans tous les sens et fera partie de l'empreinte digitale pour ses enfants, empreinte créée par les parents. Pour Stacey Steinberg, professeur de droit en Floride, les parents ne sont pas malveillants ni pervers mais plutôt inconscients :  "En général, les parents qui partagent ne sont pas dans la perversité, mais ils n’ont pas pris en compte le potentiel de diffusion et la longévité des informations qu’ils postent"[12]. Rappelons tout de même que beaucoup d'employeurs « googelisent » les noms des candidats[13].

Pour Michel Walrave, professeur à l’Université d’Anvers, il est également important de protéger la vie privée de ses enfants : Mais il y a d’autres risques. Un enfant peut être harcelé à cause d’une photo censée être drôle. Si on publie des photos de ses enfants à la sortie de l’école ou du lieu où il fait du sport, on donne une idée de ses habitudes et des endroits qu’il fréquente. Quand la situation se dégrade entre des parents divorcés, ces informations peuvent être utilisées pour ennuyer l’autre partenaire s’il ne respecte pas ses accords.

Et puis, il y a aussi des risques plus immédiats liés au sharenting :

  • partager le nom et la date de naissance d’un enfant sur Facebook peut permettre à quelqu’un de lui voler son identité – ou de se l’approprier, dans l’espace numérique ;
  • publier des informations sur les déplacements quotidiens peut les mettre en danger ;
  • les photos intimes (et déshabillées) peuvent quant à elles être récupérées pour des usages criminels[14].

D’autres spécialistes nuancent ces risques en déclarant que le danger de voir les enfants devenir victimes de pédophiles est nettement plus élevé dans l’entourage direct que sur le net. Jean-Marc Manach, journaliste spécialiste des questions de surveillance et de vie privée, explique que le nombre de violences sexuelles dues à l’exposition de soi sur le Net est infime, en comparaison du nombre d’agressions sexuelles (notamment dans les sphères intrafamiliales) auxquelles les jeunes peuvent être confrontés dans leur vraie vie[15]. Maryse Rolland, porte-parole de Child Focus, refuse de diaboliser Internet. Il est juste nécessaire d'apprendre aux jeunes et aux parents à mieux utiliser la toile. C'est un outil pratique lorsqu'on s'en sert avec précaution. Pour l'instant, nous n'avons pas fait de campagne de sensibilisation alertant sur les dérives des publications sur les réseaux sociaux. Car, comme je vous l'ai dit, nos rapports annuels ne pointent pas vraiment ce phénomène du doigt[16].

Ce phénomène de sharenting pourrait par ailleurs encourager l'émergence de comportements narcissiques chez l'enfant d'après Alain Gerlache. Des études montrent que cette exposition dès le plus jeune âge est particulièrement dommageable pour les filles. Leur image est souvent sexualisée de façon précoce parce que ça participe de la culture de la promotion de soi par le nombre de clics[17].

Comment aussi apprendre à nos enfants à bien gérer leur image sur les réseaux sociaux si en tant que parents nous n’avons pas su le faire ? Justine Atlan, directrice de l’association e-Enfance, met en garde les parents contre leur usage narcissique des réseaux sociaux, il risque, selon elle, de se retourner contre eux : Si on surexpose médiatiquement notre enfant dès son plus jeune âge, on se met en porte-à-faux vis-à-vis de l’apprentissage qu’on lui inculquera plus tard sur l’usage du numérique, qui est justement de ne pas se surexposer[18].

Comment faire pour bien faire ?

Pour Olivier Bogaert, expert en cybercriminalité, les parents ont à faire preuve de discernement et à évaluer le bien-fondé de publier telle ou telle photo de leur enfant sur internet : La question que chaque parent devrait se poser avant de publier toute photo : "Est-ce une plus-value de publier cette photo pour mon enfant ?" Il ne faut pas que la publication à outrance prenne une allure narcissique : on ne met pas en scène ses enfants uniquement par plaisir[19]. Il rappelle également qu’en signant les conditions d’utilisation de Facebook, la personne accorde le droit d’utiliser ses photos.

Prendre garde à la nature des photos publiées, aux informations qui les accompagnent, les partager dans un cercle privé sont trois consignes de vigilance énoncées par la chercheuse Fatima Azziz, qui travaille sur la représentation numérique : Partager les photos dans un cercle privé en changeant les paramètres de confidentialité, ne pas les “tagger” pour éviter une trop grande visibilité, ne pas accompagner les photos d’adresses et publier des photos lambda[20].

Olivier Bogaert attire l’attention sur le commentaire associé à la photo. Il peut sembler anodin mais il revêt aussi toute son importance car toute photo peut être indexée par des moteurs de recherche. Par exemple, si vous indiquez à côté de la photo de votre enfant une légende telle que "Antoinette en maillot ou en tutu de danse", cette légende pourrait entrainer l’apparition de la photo dans des environnements plus douteux. Il conseille d’ailleurs de recourir à des réseaux sociaux sécurisés qui garantissent la sauvegarde des données privées : Famicity est un exemple de réseau social familial[21].

Stacey Steinberg, professeur de droit en Floride, souhaite que l’Académie américaine des pédiatres publie une charte à destination des parents qui inclut un droit de veto à partir de 4 ans. Discuter avec les enfants du choix des photos, de la manière de les publier, des personnes à qui les montrer permet aussi, selon lui, de développer chez les jeunes enfants un esprit critique et le goût du dosage[22].

Pour Bruno Humbeeck, psychopédagogue, il est essentiel d’éduquer nos enfants au fait qu’ils sont propriétaires de leur image. Pour lui, il faut déjà demander à un enfant de 4 ans l’autorisation de le prendre en photo pour le sensibiliser au fait que son image lui appartient et n’appartient pas à celui qui a pris la photo : Dans d’autres cultures, on accepte le fait que la photo appartienne à celui qui est dessus et pas à celui qui prend le cliché. Par exemple, je suis allé au Bénin récemment et là-bas, lorsque vous prenez une photo d’un enfant, vous lui montrez ce cliché. Il sourit et il vous dit ensuite si vous avez le droit ou non de garder cette photo. C’est comme ça. Ils ont l’impression qu’on enlève une partie d’eux lorsque vous prenez une photo, c’est donc tout à fait normal que l’enfant vous permette ou non de garder cette photo[23].

Yann Valleur, psychologue clinicien spécialiste des comportements face au numérique, est catégorique sur le fait que le net n'a pas à devenir un album de photos de famille : Sur la toile, chaque photo partagée devient potentiellement visible et réutilisable par tous. C'est donc une chose de poster des photos de soi, ça en est une autre que d'exposer une personne sans son consentement. D'autant plus quand cette personne est celle que nous nous devons de protéger[24]. Lorsqu'il publie des photos de ses filles, il choisit des clichés d'elles qui ne relèvent pas de leur intimité, les visages ne sont pas reconnaissables et elles sont souvent de dos.

Dans un billet publié en janvier 2017, la journaliste de France Inter informe que Facebook vient de mettre en ligne un guide de démarrage à l'usage des parents : Si vous ou votre adolescent possédez un compte personnel, nous vous avons préparé quelques liens, conseils et astuces pratiques pour vous aider à tirer pleinement parti de votre expérience et veiller à ce que votre enfant utilise Facebook de façon optimale[25].

Conclusion

Publier des photos de nos enfants en ligne participe de la volonté de partager et de communiquer avec notre entourage proche et peut aussi contribuer à renforcer les liens avec des membres de la famille qui habitent loin. Revenir à nos albums photos d’antan n’est évidemment pas une solution, cependant il y une véritable réflexion à mener sur ce qu’on poste, comment, pourquoi et avec quels paramètres de confidentialité. Pas question de céder aux sirènes du narcissisme en faisant de nos enfants des objets de valorisation ou des porte-drapeaux idéologiques.

Ce qui est publié reste et pourrait être mal utilisé ; cela façonne les identités numériques, narcissiques, psychologiques de nos enfants, soyons-en conscients. En publiant les photos de nos enfants à bon escient, nous avons beaucoup à leur apprendre sur la notion d’intimité, de vie privée et la gestion de son image et de celle des autres. Avoir des discussions en famille sur ce qu’on poste, comment, pourquoi, participe à la responsabilisation et au développement d’un esprit critique auprès de nos enfants alors que les frontières entre intimité et extimité se déplacent aujourd’hui dans notre société et incitent de nombreuses personnes à dévoiler leur vie privée.

C’est la relation parent-enfant qui se joue dans ce partage apparemment anodin de photos, mais c’est aussi la relation de notre enfant avec le monde extérieur.

 

 

Anne Floor

 


[1] Définition du Collins: “the habitual use of social media to share news, images, etc. of one’s chodren”. https://www.collinsdictionary.com/dictionary/english/sharenting

[2] http://www.businesswire.com/news/home/20101006006722/en/Digital-Birth-Online-World

[7] ibidem

[10] Jean Blairon, Isabelle Dubois, Jacqueline Fastrès, Jérôme Petit et Laurence Watillon, « Les âges irrités de la majorité », p.5, Intermag.be, Analyses et études RTA asbl, janvier 2016, URL : www.intermag.be/547

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