Analyse UFAPEC 2008 par M-N Tenaerts

27.08/ Approches sociologiques de la déviance

Comme nous l’avons déjà évoqué dans différentes analyses de l’UFAPEC(1) , l’image des jeunes est souvent mise à mal et les médias participent grandement à la construction de cette représentation. Les violences commises sont épinglées et jugées par l’opinion publique. La demande de places disponibles en I.P.P.J.(2) semble se faire croissante et la stigmatisation des jeunes également. Les jeunes seraient-ils plus violents aujourd’hui qu’hier ? Les jeunes ont-ils tous un potentiel de déviance ? Les questions soulevées ici seront le fil conducteur de cette analyse, l’objectif que nous poursuivons étant de comprendre les dynamiques qui amènent, à un moment ou à un autre, de poser un acte ou adopter un comportement considéré comme déviant.

Avant de pouvoir être définie comme telle, la déviance a été largement un sujet d’interrogation, sans aucun doute dans toutes les sociétés et à toutes les époques. Si on définit un comportement comme déviant, c’est qu’il existe un comportement normatif, accepté et partagé par « la norme » (Par exemple, l’homosexualité a longtemps été considérée comme déviante. La norme est dans ce cas l’hétérosexualité). Afin de pouvoir donner une définition précise des termes que nous abordons, nous proposons un détour par les différents grands courants qui ont marqué la « sociologie de la déviance ».

Approche traditionnelle de la déviance : entre inné et acquis

Les premiers scientifiques qui ont travaillé le thème de la déviance sont partis d’un postulat largement réfuté de nos jours. En effet, depuis le XVIIIe siècle, les scientifiques ont reproduit le préjugé selon lequel un individu déviant socialement ne pouvait être qu’un individu anormal biologiquement : « préjugé de l’anomalie individuelle », image de la « personnalité criminelle » : le comportement déviant est inné, il est déjà présent dans les gènes. Cette compréhension de la déviance dans ces termes a dominé le discours jusqu’au XXe siècle. Cette explication biologique atteint son apogée lors de l’entre-deux guerres avec l’eugénisme. L’eugénisme désigne le fait de « bien naître », par étendue du sens, l’eugénisme se rapporte au fait de faire naître ou empêcher de naître en référence à des types humaines normatifs. Deux exemples ont marqué l’histoire : la stérilisation massive des déviants aux Etats-Unis ; la purification biologique sous l’Allemagne nazie.

Un autre courant, considère la déviance comme la résultante d’un apprentissage. C’est la théorie de l’éducation déviante. Cette théorie est attribuée à Edwin Sutherland. Selon ce dernier, on entre dans une logique d’acquisition de comportements déviants. Pour Sutherland, « le comportement criminel est appris dans l’interaction avec d’autres personnes par un processus de communication. Une part essentielle de cet apprentissage se déroule à l’intérieur d’un groupe restreint de relations personnelles. Cet apprentissage inclut, d’une part, l’apprentissage de techniques de commission de l’infraction et d’autre part, l’adoption de certains types de motifs, de mobiles, de rationalisation et d’attitudes. »(3) Cette approche de la déviance tend à se rapprocher de la théorie actionniste en ce qu’elle considère une part de rationalité de l’individu et donc un choix stratégique de son action.

Théories actionnistes : choix stratégique des acteurs

Pour Maurice Cusson, professeur de criminologie, « pour comprendre l’action d’un individu, il faut prendre au sérieux les raisons que celui-ci invoque pour justifier de son acte »(4) . Cusson introduit la notion de rationalité chez l’acteur. Il émet par ailleurs l’hypothèse selon laquelle « la délinquance doit être vue comme un choix de vie, car le délinquant adopte le raisonnement selon lequel violer la loi lui apporte plus d’avantages que d’inconvénients. »(5) Toujours pour le même auteur, le crime apporte du plaisir à court terme mais à long terme, il conduit inéluctablement à la prison et/ou à la mort. Le mode de vie du délinquant serait fondé sur un mépris du futur et à la prédominance de l’immédiat(6) . L’acte déviant est alors « conçu comme le résultat d’une décision prise par des individus soucieux de maximiser leur satisfaction. »(7)

Théories déterministes : la société productrice de déviance

Dans ce courant déterministe, on notera notamment l’apport de Laurent Mucchieli. Pour ce dernier, « l’augmentation actuelle du sentiment d’insécurité et de la violence s’explique par deux facteurs principaux : d’une part, la crise économique et sociale (fin des Trente glorieuses, hausse du chômage et emplois précaires, particulièrement chez les jeunes) et d’autre part, le problème de représentation politique (les hommes politiques perdraient toute crédibilité) »(8) expliqueraient l’émergence d’une société violente. Pour Sébastien Roché, sociologue, les causes de la délinquance ne seraient pas uniquement d’ordre économique et social. Pour lui, « l’augmentation de la délinquance serait liée à l’essor du mode de vie individualiste : les solidarités classiques étant moins fortes qu’avant, chacun verrait autrui comme quelqu’un à utiliser. »(9) Dans cette perspective théorique, la question sous-jacente à ce débat est alors de voir pourquoi certains individus deviennent déviants alors que d’autres, dans des circonstances et dans des contextes identiques n’adoptent pas les mêmes comportements et ne partagent sans doute pas toutes les mêmes valeurs : par exemple, tous les chômeurs qui vivent en banlieue ne deviennent pas des criminels. Autrement dit, dans des conditions égales, tous les individus en présence ne vont pas transgresser les normes.

On retiendra également l’apport de Robert K. Merton dans une approche de type inégalitariste. Pour ce sociologue, les mutations engagées ce siècle dernier tiennent une place prépondérante dans l’analyse, notamment avec l’avènement de l’idéologie individualiste. Pour Merton, les inégalités sociales tiennent un rôle à ne pas négliger. D’après Mucchieli, « Merton serait le premier à comprendre l’importance du décalage entre les aspirations à la réussite sociale qu’encourage l’idéologie individualiste des sociétés modernes et la réalité des inégalités sociales (et raciales) qui, en réalité, n’offrent pas les moyens d’y parvenir à chacun. »(10) Cette idéologie individualistes étant largement diffusée par la société consumériste actuelle.

Déviance primaire et déviance secondaire

Edwin Lemert, dans les années 1950 innove l’approche sociologique de la déviance et propose une taxonomie binaire : la déviance primaire qui est relative à la transgression de la norme et la déviance secondaire qui concerne la reconnaissance et la qualification de cette déviance par une instance de contrôle social. Des auteurs tels que Erving Goffman, Howard Becker, Aaron Cicourel, … ont davantage travaillé la déviance secondaire. Ce type de déviance suppose un processus de désignation et de stigmatisation. Dans ce cadre, la déviance est un rôle endossé par celui qui est victime de la stigmatisation des autres.

Lemert a donc ouvert une voie en sociologie de la déviance « s’ils expliquent bien comment une transgression est repérée, stigmatisée par la société et intériorisée par l’individu déviant lui-même, ces sociologues ne disent généralement pas pourquoi à tel moment, dans telles conditions, tel individu ne présentant aucune singularité physique a transgressé une norme ». Il est donc important de redéfinir, dans cette perspective, les mécanismes possibles qui conduisent à poser des actes dits déviants.

La déviance

La déviance est définie généralement comme : un comportement qui échappe aux règles admises par la société. Cette catégorie est néanmoins abstraite et difficile à utiliser car elle ne permet pas de trouver un dénominateur commun à tous les comportements dits « déviants ». Les typologies varient autant que les auteurs qui se sont penchés sur le sujet.

Le déviant quant à lui désigne une personne dont le comportement s’écarte de la norme sociale admise. L’inverse de la déviance est donc la normalité ou la recherche de conformité qui tend à unifier les conduites(11) . Cette définition présente de cette manière toutefois des limites qu’il convient de préciser. En effet, la déviance ne peut pas être isolée des effets de lieux et de contexte. Le principe de contingence historique(12) nous amène à prendre avec précaution ce concept. Si la déviance existe, c’est qu’elle se rapporte alors directement à des normes qui désignent elles-mêmes des principes normatifs. Ainsi, pour qu’il y ait une situation de déviance, trois éléments doivent être réunis : l’existence d’une norme ; le comportement de transgression de cette norme et le processus de stigmatisation de cette transgression(13) .

Dans la définition de la déviance, il nous parait important d’y inclure la réflexion de Becker concernant l’usage du terme. Selon ce dernier, les groupes sociaux instituent des normes et sont considérés comme étrangers, déviants ceux qui ne respectent pas cette norme. Becker y ajoute « (…) mais l’individu peut voir les choses autrement. Il se peut qu’il n’accepte pas la norme selon laquelle on le juge ou qu’il dénie à ceux qui le jugent la compétence ou la légitimité pour le faire (…) »(14) Dans cette veine, on peut alors soulever le débat concernant l’universalité des normes édictées à un moment et à un lieu donné.

Existence d’une norme et de comportements normatifs

Les comportements déviants sont condamnés par différentes normes sociales, reconnues ou pas par le droit, partagées à des degrés divers dans les différents groupes sociaux qui composent une société à un moment donné(15) . Selon Jean-François Dortier, il est utile de distinguer les termes en présence : « une norme se distingue d’une loi en ceci qu’elle n’est pas codifiée dans un système juridique et ne fait pas l’objet de sanctions pénales. »(16) On remarque en effet que la vie sociale est organisée par des normes. Erving Goffman attire notre attention, notamment dans son ouvrage « Stigmate, les usages sociaux des handicaps » sur « les innombrables adaptations que nous réalisons pour nous conformer à ce que les personnes avec lesquelles nous interagissons attendent de nous. »(17) Les normes peuvent être implicites : Nous adaptons constamment notre façon de parler, de nous habiller, de notre façon de nous comporter dans tel ou tel groupe de référence. Elles peuvent également être explicites et prendre le statut de « règle » : Par exemple l’existence des règlements d’ordre intérieur dans les établissements scolaires, les règlements de travail, ou encore des normes familiales qui peuvent différer de par leur nature ou encore par les sanctions affligées. Selon Laurent Mucchieli, on aperçoit les normes les plus contraignantes, celles dont l’infraction entraîne une sanction juridique.

En outre, Howard Becker, dans son ouvrage « Outsiders », apporte un complément dans l’analyse « les différences dans la capacité d’établir les normes et de les appliquer à d’autres gens sont essentiellement des différences de pouvoir (légal ou extra-légal). Les groupes les plus capables de faire appliquer leurs normes sont ceux auxquels leur position sociale donne des armes et du pouvoir. Les différences d’âge, de sexe, de classe et d’origine ethnique sont toutes liées à des différences de pouvoir. »(18) Dans nos sociétés contemporaines occidentales, les institutions principales créatrices de normes sont la famille, l’Ecole et l’Etat.

Comportement de transgression de la norme

Il faut qu’il existe un comportement de transgression de cette norme. Deux courants théoriques ont analysé cette transgression. D’une part, un courant qui a comme postulat l’existence d’une personnalité criminelle. D’autre part, un courant qui propose une vision de la déviance par l’incidence de la société sur les individus. Comme Laurent Mucchieli le souligne, « les prétentions généralisantes de ces théories se heurtent à de graves objections empiriques. La théorie actionniste ne peut expliquer à elle-seule le comportement déviant et il en est de même pour la théorie déterministe. »(19)

Processus de stigmatisation

Pour être reconnu comme déviante, il faut qu’existe un processus de stigmatisation de la transgression(20) . Le groupe de référence stigmatise le comportement déviant en marquant sa désapprobation par rapport à l’acte commis ou au comportement adopté. Ce processus de stigmatisation peut conduire le groupe à exclure l’individu (par exemple par la mise à l’écart en prison). De plus, comme le démontre Everett Hughes, sociologue de l’Ecole de Chicago, « un individu qui a été appréhendé pour un seul acte déviant court le risque, par ce fait même, d’être considéré comme déviant ou indésirable sous d’autres rapports. »(21) Nous pouvons en effet, remarquer les difficultés d’insertion ou de réinsertion socioprofessionnelle des individus qui sortent de prison.

Nous notons à ce propos que les mutations opérées dans nos sociétés modernes conduisent à « pénaliser des comportements jugés autrefois comme normaux. »(22) Par exemple, certaines formes de corruptions étaient admises, le fait de fumer dans les lieux publics est maintenant réprimé par l’ordre public et moral, etc. Il peut également y avoir des comportements autrefois largement reconnus comme déviants qui trouvent aujourd’hui une certaine forme d’acceptation : l’avortement et l’homosexualité bénéficient aujourd’hui une législation qui autorise des conduites autrefois bannies.

La déviance, ainsi définie, nous permet un entendement commun des termes de référence. Elle comprend un ensemble de pratiques qui n’ont autre dominateur commun que d’être jugé, stigmatisé, mis en dehors du groupe. Les approches sociologiques présentées ici se sont penchées sur l’explication de la déviance au sens le plus large du terme. Dans une prochaine analyse, nous observerons de plus près des mécanismes concrets qui permettent de répondre à la question : « comment devient-on délinquant ? »

Marie-Noëlle TENAERTS

(1) UFAPEC, « Société et Education en crise d’autorité » ; « Les pratiques culturelles des jeunes en milieu urbain et l’incidence de la société de consommation » disponibles sur le site http://www.ufapec.be
(2) Institution publique de protection de la jeunesse
(3) SUTHERLAND E. cité par MUCCHIELI L., « Normes Interdits Déviance », in Normes Interdits Déviance, Sciences Humaines, n°99, novembre 1999
(4) MEYRAND R., « Comment devient-on délinquant ? » Article de la rubrique « Le point sur… » in « Comment devient-on délinquant », mensuel n°176, novembre 2006
(5) CUSSON M., cité par MEYRAND R., « Comment devient-on délinquant ? » Article de la rubrique « Le point sur… » in « Comment devient-on délinquant », mensuel n°176, novembre 2006
(6) CUSSON M., cité par MEYRAND R., « Comment devient-on délinquant ? » Article de la rubrique « Le point sur… » in « Comment devient-on délinquant », mensuel n°176, novembre 2006
(7) CUSSON M., « Déviance » in BOUDON R., « Traité de sociologie », 1ière Edition, chapitre 10, Presses Universitaires de France, pp. 411
(8) D’après MUCCHIELI L., « La déviance : normes et transgression, stigmatisation », in Sciences Humaines, Normes Interdits Déviance, n°99, novembre 1999, pp. 20-25
(9) ROCHE S., cité par MEYRAND R., « Comment devient-on délinquant ? » Article de la rubrique « Le point sur… » in « Comment devient-on délinquant », mensuel n°176, novembre 2006
(10) MERTON R.K. cité par MEYRAND R., « Comment devient-on délinquant ? » Article de la rubrique « Le point sur… » in « Comment devient-on délinquant », mensuel n°176, novembre 2006
(11) DORTIER J.F., « Les sciences humaines, panorama des connaissances », Editions Sciences Humaines, Presses Universitaires de France, Paris, 1998, p. 254
(12) La contingence historique signifie qu’il aurait pu en être autrement. La contingence étudie les variables qui auraient pu conduire à telle situation et pas une autre.
(13) MUCCHIELI L., « La déviance : normes et transgression, stigmatisation », in Sciences Humaines, Normes Interdits Déviance, n°99, novembre 1999, pp. 20-25
(14) BECKER H.S., « Outsiders », Métaillé, Paris, 1985, p. 26
(15) MUCCHIELI L., « La déviance : normes et transgression, stigmatisation », in Sciences Humaines, Normes Interdits Déviance, n°99, novembre 1999, pp. 20-25
(16) DORTIER J.F., « Les sciences humaines, panorama des connaissances », Editions Sciences Humaines, Presses Universitaires de France, Paris, 1998, p. 254
(17) GOFFMAN E., cité par MUCCHIELI L., « La déviance : normes et transgression, stigmatisation », in Sciences Humaines, Normes Interdits Déviance, n°99, novembre 1999, pp. 20-25
(18) BECKER S.H., « Outsiders », Métaillé, Paris, 1985, p. 41
(19) MEYRAND R., « Comment devient-on délinquant ? » Article de la rubrique « Le point sur… » in « Comment devient-on délinquant », mensuel n°176, novembre 2006
(20) MUCCHIELI L., « La déviance : normes et transgression, stigmatisation », in Sciences Humaines, Normes Interdits Déviance, n°99, novembre 1999, pp. 20-25
(21) HUGHES E., cité par BECKER H.S., « Outsiders », Métaillé, Paris, 1985, p. 55
(22) MUCCHIELI L., « La déviance : normes et transgression, stigmatisation », in Sciences Humaines, Normes Interdits Déviance, n°99, novembre 1999, pp. 20-25
 

Vous désirez recevoir nos lettres d'information ?

Inscrivez-vous !
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de Cookies pour vous proposer des publicités adaptées à vos centres d'intérêts, pour réaliser des statistiques de navigation, et pour faciliter le partage d'information sur les réseaux sociaux. Pour en savoir plus et paramétrer les cookies,
OK