Analyse UFAPEC 2009 par M-N. Tenaerts

07.09/ Culture(s) ou la théorie de la légitimité culturelle

Introduction

Les « Génies en herbe »[1] nous dévoilent tant de choses qu’ils connaissent… Mais tout cela est-il appris dans le cadre de leur scolarité ? Ils exposent une ‘culture générale’ dans un affrontement entre certaines écoles. S’agit-il d’un savoir issu de la formation théorique et pratique dispensée dans nos établissements de la Communauté française ? Cette culture, que l’on estime toujours comme étant « La » culture générale est-elle connue de tous ? Apprendre à reconnaître un Modigliani, un Picasso ou un Rubens, lire « Le Père Goriot » de Balzac, « Le Rouge et le Noir » de Stendhal pour ne citer ce que l’on appelle les classiques, est-ce le rôle de l’école ou celui de la famille ? 

 
Que nous faut-il savoir pour réussir dans les études ou dans la société de manière plus générale ? Le constat d’une inégalité d’accès à la culture pose question mais que nous faut-il savoir en termes de savoirs légitimes ou plutôt, qu’est-ce que la légitimité culturelle ? Alors que la culture générale conduit abusivement à considérer une seule et une même culture pour tous, il nous parait intéressant de nous pencher sur les mécanismes sous-jacents à cette prétendue homogénéisation.

 

Des cultures qui se confondent

La notion de culture est ancrée dans un passé que Geneviève Vinsonneau qualifie de civilisationnel et hiérarchisant[2]. Elle entend par là que la culture était autrefois perçue comme des degrés d’évolution dans lesquels l’homme avançait dans son rapport à la nature (utilisation et transformation de la nature pour améliorer son quotidien).
Parmi les différents courants de l’anthropologie moderne, c’est au XIXe siècle, qu’apparaît, dans les milieux intellectuels allemands, le terme originel de kultur, fondé sur les connaissances scientifiques, artistiques, philosophiques, religieuses, différenciaient les productions culturelles, de sorte à reconnaître à chaque peuple sa spécificité, envisageant chacun dans la singularité de son histoire, passée, présente et à venir. Ce sont les premiers à avoir envisagé la culture du point de vue du relativisme qui, par ailleurs, est devenu un courant de pensée. Le relativisme culturel postule « la discontinuité entre les cultures, chacune réalisant une figure unique parmi les possibilités comprises dans l’ensemble de l’humanité »[3]. On observe ainsi deux sens d’un même concept. A la fois, la culture comme mode de compréhension et de perception du monde qui nous entoure, autrement dit de notre rapport à la nature (on ne mange pas de la même façon en Chine et en Suisse) et la culture comme distinction grâce à des particularismes issus de cette perception du monde (distinction des cultures grâce à des appellations spécifiques : selon la région, les pays, etc.)[4]. C’est donc de la confrontation de ces deux termes que nait l’ambigüité de définir une culture légitime dans une société que l’on qualifie de multiculturelle.
 
Dans ce cadre, Claudine Friedberg distingue le savoir légitime du savoir populaire. Pour Friedberg, la différence tient précisément dans la distinction entre le singulier et le pluriel. La science a une vocation universelle tandis que les savoirs populaires sont localisés dans le temps et dans l’espace[5]. La culture est ainsi issue des savoirs universels, ce qui lui confère le statut de légitime. Dans son ouvrage « La culture des individus, dissonances culturelles et distinction de soi », Bernard Lahire apporte des compléments d’analyse à propos de cette légitimité culturelle :
 
« Toute sociologie de la légitimité culturelle a […] une propension légitimiste, qu’il faudrait d’ailleurs appeler domino-centriste, dans la mesure où il regarde le monde à travers les catégories de perception et d’évaluation des groupes culturellement dominants. On a affaire à une sociologie des inégalités, et donc des distances à l’égard des formes culturelles dominantes. Ceux qui ne possèdent pas « les codes » ou qu’ils sont éloignés des œuvres et institutions culturelles légitimes dominantes sont donc définis par (et réduits à) leur « pauvreté culturelle ». Par ce point de vue de connaissances, sans qu’on puisse décrire ou analyser leurs pratiques, leurs goûts, leurs expériences. Cette sociologie est même assez fréquemment mono-légitimiste, parlant de « culture légitime » au singulier, alors même que les légitimités culturelles les plus dominantes (soutenus par les élites et les institutions les plus prestigieuses) n’ont parfois de validité que dans les limites de petites zones de l’espace social […]»[6].
 
Pour ce sociologue, il convient donc d’analyser les pratiques sous le prisme du relativisme culturel, à l’intérieur même d’une société donnée.
 
Si l’on revient quelques instants à l’analyse de Geneviève Vinsonneau, on remarque que la culture, qu’elle soit savante ou populaire, légitime ou vulgaire selon les termes, se transmet par processus et apprentissages non neutres. Pour elle, « l’individu subit un modelage au cours de son enculturation. « L’appropriation de la culture n’est pas une opération passive : l’incorporation des éléments de la culture est sélective et l’individu y réagit en devenant lui-même acteur et producteur de culture. La culture ne se transmet pas mécaniquement ; elle fait l’objet d’un traitement par les sujets qui s’en emparent et la transforment en la véhiculant (…) »[7] Chaque étape dans la transmission peut en modifier certains éléments. En effet, l’insistance peut être faite pour un élément plutôt qu’un autre et donc privilégier ce même élément au détriment d’autres (exemple pour les transformations langagières, les glissements sémantiques[8], etc.)
On remarque donc, dans l’appropriation un traitement par l’individu des valeurs, des informations reçues. Dans toutes les sociétés, il existe des instances éducatives qui ont ce rôle implicite ou explicite de transmission de l’héritage culturel. Dans nos sociétés contemporaines, cette transmission se fait via deux instances principales de socialisation que sont l’école et la famille. Pourtant, le « partage » des apprentissages – qu’ils soient de l’ordre des savoirs, des savoir-faire et des savoirs-être - entre l’école et la famille est flou et leurs sphères d’intervention le sont tout autant. Les responsabilités qu’elles ont chacune se confondent et se perdent dans leur confrontation.
 
La démocratisation culturelle, comprise comme la démocratisation des biens et des services culturels, comme ouverture de l’école à toutes les franges de la population, etc. a contribué largement à la diffusion de la culture et à créer ce que l’on appelle la culture de masse. La référence y est souvent faite dans des termes péjoratifs en prenant en exemple les chaines de divertissement, les musiques commerciales, etc. Les termes sont ainsi toujours en opposition : celle qui est populaire, pour les masses et celle qui permet de se distinguer et qui est dès lors considérée comme davantage légitime.

Approche sociohistorique de la culture de masse

La culture de masse est apparue dès le milieu du XIXè siècle avec principalement les transformations de la presse et du monde de l’édition mais également du spectacle. Alors que Gutenberg voyait dans l’imprimerie la solution de rapidité et d’efficacité pour produire un plus grand nombre d’ouvrages afin de satisfaire les besoins d’un nombre de plus en plus croissant d’érudits, il faut attendre quelques siècles plus tard pour amorcer de plus belles, les voies de la démocratisation culturelle et de la culture de masse.

 
En effet, les années 1830 sont marquées par des changements non négligeables : - l’abaissement du prix des journaux et apparition du roman-feuilleton amorcent les prémisses de la culture marchandise. Xavier Molénat soulève la critique qui a été adressée par les élites à ce sujet : « le roman feuilleton est accusé de tous les maux : nivellement et donc abaissement de l’art, démobilisation politique, immoralité »[9]. Dans le journal « La mode », publié en 1844, Molénat relève les lignes suivantes : « au lieu de s’adresser à l’élite des intelligences, on ne s’adressera plus qu’aux instincts de la foule, non pour les corriger mais pour les satisfaire »[10].
Dans le monde de l’édition, un nouveau format est créé, ce qui permet d’obtenir des livres à meilleur marché ; l’invention de la photographie permet un essor spectaculaire de l’image. Dans la seconde moitié du XIXè siècle, l’embellie économique de la fin du second empire conduit à une élévation modeste du niveau de vie : les kiosques de Louis Hachette fleurissent d’abord dans les gares en ayant pour objectif de diffuser des livres bon marché. Dominique Kalifa observe l’insertion de plus en plus grande des industries culturelles dans les circuits économiques et financiers du capitalisme moderne[11]. Enfin, dans les années 1900, nous assistons à ce que l’on appelle le temps des masses. Le temps libre est acquis pour toutes les classes sociales.
 
C’est ainsi qu’en plusieurs siècles, une large part de la population a accédé à une certaine forme d’accès à la culture, même si l’idée de départ était loin de celle de Rousseau et de Condorcet qui voyaient « l’idée d’un savoir libératoire qui puisse rendre le sujet souverain »[12]. En outre, les savoirs se sont multipliés, les techniques ont connu un élan considérable, le progrès et l’innovation ont largement contribué à changer le rapport des individus entre eux et de leur propre rapport au monde.

La légitimité culturelle ?

Dans leur ouvrage « le savant et le populaire », Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, tous deux sociologues, mettent en évidence deux types de biais fréquents dans l’analyse de la prétendue culture savante et son corollaire, la culture populaire. Pour ces auteurs, le populisme convient à désigner une « forme paradoxale de mépris de classe à l’égard des dominés. Le populiste oublie les rapports de domination qui font de la culture populaire une culture dominée, sans cesse rappelée à son rang inférieur dans les hiérarchies de légitimité ». Dans ce cadre, et toujours pour les mêmes auteurs, « le misérabilisme conduit à voir dans la culture des pauvres qu’une pauvre culture. »[13] Dans cet ouvrage, les deux sociologues insistent sur le relativisme à adopter dans la confrontation de la culture savante et de la culture populaire. Pour eux, « la culture populaire n’est pas, à tout moment, hantée par la comparaison avec la culture légitime. En outre, Roger Girod nous renseigne quant à l’état actuel des connaissances de la population adulte : l’écart entre les connaissances apprises et les connaissances réelles est important[14]. Les connaissances « restantes » dépendent avant tout de leur utilité. Autrement dit, c’est du sens et de l’utilité des connaissances dont il est question dans la société, mais en est-il de même à l’intérieur de l’institution scolaire ?

 
La sociologie contemporaine, empreinte des apports bourdieusiens se partage entre deux courants : la théorie de la domination culturelle et la théorie du relativisme culturel. La deuxième approche pouvant constituer un complément d’analyse à la première. Les catégories distinguées autrefois (légitime-illégitime) se confondent de plus en plus, même si, selon Bernard Lahire, « le système scolaire a réussi historiquement à imposer une représentation et une organisation codifiées des valeurs scolaires, associées aux différents titres qu’il délivre »[15].

 

Marie-Noëlle Tenaerts
Sociologue, chargée d’études et d’analyses
 

 

Désireux d’en savoir plus ?
Animation, conférence, table ronde... n’hésitez pas à nous contacter,
Nous sommes à votre service pour organiser des activités sur cette thématique.
 

[1] Emission RTBF qui invitait les écoles à se mesurer autour de questions de culture générale
[2] VINSONNEAU G., « Le développement des notions de culture et d’identité : un itinéraire ambigu », in « Carrefours de l’éducation », n°14, février 2002, pp. 2-20
[3] VINSONNEAU G., « Le développement des notions de culture et d’identité : un itinéraire ambigu », in « Carrefours de l’éducation », n°14, février 2002, pp. 2-20
[4] Pour aller plus loin dans la définition, voir « les pratiques culturelles des jeunes en milieu urbain ou l’incidence de la société de consommation », étude UFAPEC 2008
[5]FRIEDBERG C., «Les savoirs populaires sur la nature », in « Sciences Humaines », Hors-Série n°24, « La dynamique des savoirs », mars-avril 1999  
[6] LAHIRE B. « La culture des individus, dissonances culturelles et distinction de soi », Poche, La découverte, Paris, 2006, pp. 66-67
[7] VINSONNEAU G., « Le développement des notions de culture et d’identité : un itinéraire ambigu », in « Carrefours de l’éducation », n°14, février 2002, pp. 2-20
[8] Mots qui changent de sens
[9] MOLENAT X., « Une culture néfaste ? » in « Sciences Humaines », », mensuel n°170 « Qui a peur de la culture de masse ? », avril 2006
[10] MOLENAT X., « Une culture néfaste ? » in « Sciences Humaines », mensuel n°170 « Qui a peur de la culture de masse ? », avril 2006
[11] KALIFA D., « L’invention de la culture de masse », in « Sciences Humaines », mensuel n°170 « Qui a peur de la culture de masse ? », avril 2006
[12] FOURNIER M., « L’école peut-elle encore transmettre des savoirs ? », in « Sciences Humaines » mensuel n°120, « L’enfant. De la psychologie à l’éducation », Octobre 2001
[13] MOLENAT X., « Les dilemmes du savant et du populaire », in « Sciences Humaines », mensuel n°170 « Qui a peur de la culture de masse ? », avril 2006
[14] GIROD R., « Que reste-t-il de nos connaissances ? », in « Sciences-Humaines », Hors-série n°24 « La dynamique des savoirs », mars-avril 1999
[15] LAHIRE B. « La culture des individus, dissonances culturelles et distinction de soi », Poche, La découverte, Paris, 2006, p. 67

 

Vous désirez recevoir nos lettres d'information ?

Inscrivez-vous !
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de Cookies pour vous proposer des publicités adaptées à vos centres d'intérêts, pour réaliser des statistiques de navigation, et pour faciliter le partage d'information sur les réseaux sociaux. Pour en savoir plus et paramétrer les cookies,
OK