Analyse UFAPEC 2008 par M-N Tenaerts

25.08/ Des jeunes et des déviants

 Les dégradations de l’espace urbain, les actes inciviques que dénoncent les TEC ou la SNCB, la mise en place de politique sécuritaire, le développement des appareils de contrôle (exemple des caméras qui se multiplient dans l’espace urbain), les graffitis, les « tags » etc. sont autant d’indicateurs qui dévoilent un espace en tensions permanentes. Loin de se fier aux stéréotypes et des représentations sur les jeunes dans l’espace urbain, l’UFAPEC pose la question de savoir quels sont les incitants, dans un contexte donné, qui poussent les jeunes (ou non) à commettre des actes de déviance.

Loïc Wacquant propose un développement d’intérêt dans son ouvrage « Parias urbains, ghetto, banlieue, Etat ». Dans cet ouvrage, il tente de comprendre les raisons qui ont amené les jeunes, à un moment ou à un autre, à se « révolter » dans l’espace urbain. Il donne une description fine des dynamiques en présence dans « la ville ». Pour Wacquant, les jeunes agissent avec des raisons qui vont bien plus loin que celles que les médias évoquent.

Selon ce sociologue, « une analyse fine du déclenchement, du déroulement et de la composition des désordres collectifs causés par les jeunes déshérités des villes d’Europe et des Etats-Unis durant les quinze dernières années montre que loin d’être l’expression irrationnelle d’une incivilité impénitente ou d’un atavisme(1) pathologique, ces désordres constituent une réaction (socio) logique à une violence structurelle massive déclenchée par un train de transformations économiques et sociopolitiques qui se sont renforcées mutuellement. »(2) Wacquant fait référence ici aux mutations opérées dans nos sociétés occidentales, notamment au niveau de l’Etat providence et de l’exacerbation des inégalités sociales et économiques. « Ces changements se sont traduits par une polarisation de la structure des classes qui, combinée à la ségrégation ethnique, a abouti à une dualisation des métropoles qui frappe de large pans de la main-d’œuvre déqualifiée d’obsolescence économique et de marginalité sociale. »(3)

Sébastien Roché apporte un complément d’analyse, afin de comprendre la déviance, il est nécessaire de prendre en considération une mutation de grande envergure dans nos sociétés contemporaines. Le passage d’une forme de solidarité à la dissolution progressive des relations, sur fond d’individualisme, contribue à la hausse des taux de criminalité. Pour Roché, « il faut non seulement appréhender les dimensions économiques et sociales mais également prendre en compte l’essor du mode de vie individualiste. L’atomisation de la société invite les individus à remettre plus facilement en cause les interdits et l’autorité en général. »(4). Cette violence (d’en haut autrement dit la violence structurelle qui s’impose à l’individu) dénoncée par Wacquant a trois composantes majeures, « trois forces qui se combinent sur fond d’un creusement généralisé des inégalités »(5) :

  • Premièrement, le chômage massif, chronique et persistant qui, pour tout un pan de la classe ouvrière, se traduit par la déprolétarisation et la diffusion de la précarité apportant dans leur sillage tout un cortège de privations matérielles, de difficultés familiales et de dérives personnelles.
  • Deuxièmement, la relégation dans des quartiers en déshérence au sein desquels les ressources publiques et privées diminuent au moment même où la chute sociale des familles ouvrières et l’installation des populations immigrées intensifient la compétition pour l’accès aux biens collectifs. Troisièmement, la stigmatisation accrue dans la vie quotidienne comme dans le discours public, de plus en plus étroitement associée non seulement à l’origine sociale et ethnique mais aussi au fait d’habiter dans des quartiers dégradés et dégradants. »(6)

En outre, Wilson, dans « Les oubliés d’Amérique » propose un développement selon une logique autre qu’agrégative ou ségrégative(7) . Les quartiers peuvent devenir « résiduels » de populations précaires : quand un ménage parvient à une certaine ascension, économique et sociale, il quitte le quartier pour se rapprocher du centre. Les quartiers résiduels sont des lieux où les logements sont les moins chers, les avantages de ce quartier sont moindres qu’ailleurs, l’offre de biens et de services est quasi inexistante, etc. Le quartier est désormais porteur d’une étiquette socio économique et révélateur des disparités rencontrées dans la ville et de l’inégale répartition des populations dans l’espace.

Le regroupement par quartier de personnes semblables amène à observer la ville et plus particulièrement le quartier en tant qu’élément « symbolique » et « identificatoire ». Les quartiers sont des espaces d’appartenance, à l’échelle la plus locale. Il n’est pas rare, à l’heure actuelle de voir, sur des blogs, sur des tags ou encore des graffitis, des codes postaux en guise de signes d’appartenance.

Pour Maurice Cusson, professeur de criminologie, en plus des difficultés économiques que vivent les ménages résidant dans ces quartiers, il convient d’ajouter dans l’analyse la dimension sociale : « Ces zones soufrent manifestement d’un défaut d’intégration sociale, ce qui est perceptible dans la solitude de ses habitants et dans leur mobilité »(8) . On remarque en effet, un cumul de situations pour les habitants de ces quartiers : la relégation et l’isolement en périphérie des villes rend plus difficile l’accès au marché du travail. De plus, les infrastructures de mobilité sont en général réduites. La proximité qu’offre en principe l’espace urbain est une distanciation constante entre les mieux dotés des moins bien dotés (en capitaux économiques, sociaux, culturels, etc).

Pour Loïc Wacquant, « le quartier devient un agrégat de familles pauvres piégées au bas de la structure de classe. »(9) Pour les sociologues de l’Ecole de Chicago, le délinquant était « agi » par des déterminismes sociaux : le chômage, la misère, l’exclusion « créaient la délinquance. »(10) Mais cette théorie n’explique pas pourquoi tous les individus issus de ces quartiers ne deviennent pas délinquants. Pour Maurice Cusson, on peut être pauvre et chômeur et ne pas être délinquant. Mais la délinquance mène inexorablement au chômage et à la pauvreté car on se coupe de ses amis, de sa famille et de sa profession.

Maurice Halbwachs, sociologue français, pose la question de l’existence d’une corrélation entre la criminalité et l’espace urbain. Pour lui, il existe effectivement un véritable rapport entre l’urbanisation et la criminalité : « la fréquence des crimes varie en raison directe de la taille des villes. Il apporte toutefois une nuance : « on trouve des quartiers qui ont de très fortes concentrations de jeunes délinquants et de criminels et certains quartiers périphériques qui ont des taux comparables à ceux des zones rurales »(11) . Si l’on considère toutefois que les taux de criminalité les plus élevés en Belgique ne représentent pas les villes les « plus grandes », il faut alors chercher d’autres facteurs à l’origine des désordres urbains. Duprez et Kokoreff s’intéressent à des facteurs tels que le chômage, la précarité, l’échec scolaire, la relégation, le racisme, etc.(12) afin d’expliquer la présence et le développement de la criminalité dans certaines « aires de délinquance », selon la terminologie employée par Maurice Cusson.

Déviance des jeunes

Afin de comprendre la crise des banlieues (en France en novembre 2005), Gérard Mauger s’est intéressé aux permanences et aux changements subis ces dernières décennies. Il observe chez les jeunes des permanences telles que le recours à la violence physique, la recherche de l’affrontement et l’affirmation de la valeur de virilité. Toutefois, des changements considérables modifient les rapports des jeunes : bouleversements qui affectent les conditions de vie des classes populaires, montée en masse du chômage de masse, transformation du système scolaire, dévalorisation du travail manuel, nouvelles formes de ségrégation résidentielle, etc.

Les effets de la conjoncture se marquent ainsi chez les jeunes. La société dans laquelle ils grandissent a considérablement changé par rapport à celle de leurs parents et a des impacts non négligeables sur le développement de leurs trajectoires identitaires. Pour le célèbre criminologue Travis Hirschi, la délinquance juvénile découle de l’affaiblissement du lien qui devrait en principe unir l’adolescent à la société »(13) . Durkheim avait posé les bases de cette réflexion dans la « théorie du contrôle social ». Pour lui, une intégration sociale insuffisante libère l’individu de l’influence socialisante de son entourage, ce qui affaiblit sa motivation à fournir l’effort nécessaire pour respecter les normes sociales »(14)
Selon Becker, les normes sont des moyens de guider l’action des individus en fonction de valeurs. Pour ce sociologue américain, « les valeurs s’avérant […] inadaptées pour orienter l’action dans ces situations concrètes, les groupes sociaux élaborent des normes spécifiques qui sont mieux adaptées aux réalités de la vie quotidienne. Ces normes sont dérivées des valeurs, qui jouent ainsi le rôle de principes ultimes »(15) . Dès lors, la définition de valeurs de Talcott Parsons, également sociologue américain, nous apporte un complément d’analyse : « on peut appeler ‘valeur’ un élément d’un système symbolique qui sert de critère pour choisir une orientation parmi les différentes possibilités qu’une situation laisse par elle-même ouvertes. »(16) Les valeurs étant vagues et inefficaces dans la confrontation à des situations concrètes, les normes servent alors de « guides » dans la conduite des actions des membres d’une société donnée.

Aspirations et désirs… d’en haut

Robert K. Merton est le premier à comprendre « l’importance du décalage entre les aspirations à la réussite sociale qu’encourage l’idéologie individualiste des sociétés modernes et la réalité des inégalités sociales (et raciales) qui, en réalité, n’offrent pas les moyens d’y parvenir à chacun. »(17) Il développe ainsi, avec des auteurs tels que Lloyd Ohlin, l’idée d’une frustration comme mécanisme général qui pousserait à adopter des conduites dites déviantes. Pour ces auteurs, on remarque une importance du sentiment d’injustice subie, chez les délinquants et les criminels.

Philippe Bourgeois, dans la même veine que Pierre Bourdieu, affirme que « c’est le contexte socioculturel qui crée en partie les gangs. Il suppose également qu’à la base de cette économie parallèle se trouve un raisonnement rationnel. Certains habitants inventent des stratégies alternatives de production de revenus. En Belgique, les coûts liés à l’entrée dans le monde du travail (transports, habits, présentation, crèche pour les enfants, etc.) se révèlent, pour un public de faible qualification, plus élevés que la perception d’allocations de chômage ou de revenus d’intégration et des aides qui y sont liées.

Entre « engagement » et effets de contexte

Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, la déviance est perçue en lien direct avec les normes et d’après un modèle normatif. Ces normes (et ces valeurs) s’apprennent principalement lors de la socialisation primaire et secondaire de l’individu. Becker émet l’hypothèse d’une désaffiliation progressive et d’une conduite déviante qui aurait tendance à se développer au fur et à mesure que les liens avec et dans la société s’amenuisent.
Pour Howard Becker, « on peut considérer l’histoire normale des individus dans notre société comme une série d’engagements de plus en plus nombreux et profonds envers les normes et les institutions conventionnelles. »(18) Autrement dit, comment l’individu concerné parvient-il à échapper aux conséquences de ses engagements dans le monde conventionnel. Becker soutient l’hypothèse selon laquelle l’individu peut avoir évité d’une manière ou d’une autre de nouer des alliances avec la société conventionnelle (pas de réputation à soutenir, pas d’emploi, etc.)(19)

Dans une autre hypothèse, la déviance est rendue possible notamment par un effet de contexte. Un individu peut être amené à adopter une conduite déviante parce qu’il en a l’occasion. Pour Maurice Cusson, il existe un effet de contexte à ne pas négliger, celui de « la situation ». Elle est ici conçue comme « l’ensemble des circonstances extérieures qui précèdent et qui entourent immédiatement la commission d’un acte déviant et qui rendent cet acte plus ou moins réalisable, plus ou moins profitable ou plus ou moins risqué ». Trois facteurs permettent de définir la situation : l’opportunité, soit la convergence à un moment et en un lieu donnés, les circonstances matérielles favorables à l’exécution d’un acte déviant ; le marché, soit le prix des biens et des services associés à une activité déviante ; l’organisation sociale soit l’influence sociale telle que l’influence des pairs.

En outre, la psychologie sociale nous rappelle trois mécanismes d’influence qui ne sont pas à négliger dans l’approche de la déviance. En effet, on appelle l’effet « Ash » ou « la conformité au groupe » qui peut influencer l’individu à agir d’une façon ou d’une autre. Le groupe peut exercer un certain poids sur l’opinion d’un individu en exerçant une « pression à la conformité ». L’expérience de Milgram quant à elle nous renseigne sur le processus de soumission à l’autorité. Par diverses expériences, Milgram estime le degré de soumission et d’obéissance des individus. Enfin, les apports de Bandura et l’expérience vicariante permettent de comprendre le poids des modèles proposés par l’entourage, c'est-à-dire l’opportunité d’observer un individu (similaire à soi-même) effectuant ou exécutant une action donnée.(20) En effet, pour Becker, l’influence des pairs et des expériences mêmes de la déviance tiennent un rôle dans l’adoption de conduites déviantes. Selon Becker, « c’est au cours d’interactions avec des déviants plus expérimentés [que la personne] apprend à prendre conscience de nouveaux types d’expériences et à les considérer comme agréables. Ce qui a fort bien pu n’être qu’une impulsion fortuite qui incitait à essayer quelque chose de nouveau, devient un goût durable pour quelque chose de déjà connu et expérimenté. »(21)

Les jeunes sont amenés à poser des choix au cours de leurs échanges, apprentissages, de leur scolarité… L’existence d’un modèle normatif peut conduire les jeunes à adopter ces normes et ces valeurs. Mais, par des effets de contexte ou encore d’opportunité, ils peuvent être amenés à adopter des conduites déviantes. L’espace urbain permet de nombreuses rencontres, le développement d’économies parallèles, l’anonymat, la diffusion de responsabilités, la rencontre d’une multitude d’individus, de toutes les origines socioéconomiques etc. Dans cette analyse, nous avons tenté de mettre en lumière les mécanismes générateurs de déviance : influence des pairs, conditions socioéconomiques, opportunités, etc. Il est évident que le seul fait de vivre en ville ne conduit pas à adopter des conduites déviantes et le seul fait d’être jeune non plus. Il est nécessaire de se prémunir de généralisations médiatiques hâtives et donc par essences, erronées.

Marie-Noëlle Tenaerts

(1)Atavisme : qualifie, dans les sciences sociales, certaines résurgences.
(2)WACQUANT L., « Parias urbains, ghetto, banlieues, Etat », Collection la Découverte, Poche, 2006, pp. 29-30
(3)WACQUANT L., « Parias urbains, ghetto, banlieues, Etat », Collection la Découverte, Poche, 2006, pp. 29-30
(4)MEYRAND R., « Comment devient-on délinquant ? » article de la rubrique « le point sur… » Sciences humaines « Comment devient-on délinquant ? », n°176, novembre 2006
(5)WACQUANT L., « Parias urbains, ghetto, banlieues, Etat », Collection la Découverte, Poche, 2006, pp. 29-30
(6)WACQUANT L., « Parias urbains, ghetto, banlieues, Etat », Collection la Découverte, Poche, 2006, pp. 29-30
(7)Voir l’analyse UFAPEC : Agrégations et ségrégations sociospatiales
(8)CUSSON M., « Déviance », in BOUDON R., « Traité de sociologie », 1ière Edition, Presses Universitaires de France, ch. 10, Paris 1992, p. 421
(9)WACQUANT L., « Parias urbains, ghetto, banlieues, Etat », Collection la Découverte, Poche, 2006, pp. 187
(10)MEYRAND R., « Comment devient-on délinquant ? » article de la rubrique « le point sur… » Sciences humaines « Comment devient-on délinquant ? », n°176, novembre 2006
(11)CUSSON M., « Déviance », in BOUDON R., « Traité de sociologie », 1ière Edition, Presses Universitaires de France, ch. 10, Paris 1992, p. 420
(12)DUPREZ D. et KOKOREFF M., « Introduction. Les émeutes urbaines : comparaisons internationales », in « Déviance et société », Volume 30, 2006/4, pp. 429-430
(13)CUSSON M., « Déviance », in BOUDON R., « Traité de sociologie », 1ière Edition, Presses Universitaires de France, ch. 10, Paris 1992, p. 420
(14)CUSSON M., « Déviance », in BOUDON R., « Traité de sociologie », 1ière Edition, Presses Universitaires de France, ch. 10, Paris 1992, p. 411
(15)BECKER H.S., « Outsiders », Métaillé, Paris, 1985, p. 154
(16)PARSONS T. cité par BECKER H.S., « Outsiders », Métaillé, Paris, 1985, p. 153
(17)MERTON R.K., cité par MUCCHIELI L., « La déviance : normes, transgression et stigmatisation », in Sciences Humaines, n°99, novembre 1999, pp. 20-25
(18)BECKER H.S., « Outsiders », Métaillé, Paris, 1985, p. 50
(19)BECKER H.S., « Outsiders », Métaillé, Paris, 1985, p. 52
(20)DORTIER J.F., « Les sciences humaines, panorama des connaissances », Editions Sciences Humaines, Presses Universitaires de France, Paris, 1998, p. 255
(21)BECKER H.S., « Outsiders », Métaillé, Paris, 1985, p. 53

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