Analyse UFAPEC 2008 par M-N. Tenaerts

34.08/ Les marquages corporels

 

 Le schéma corporel est dépositaire de toute une vision du monde social,
de toute une philosophie de la personne et du corps propre
Bourdieu

 

Introduction


Le phénomène de marquage corporel se développe de plus en plus, incluant maintenant les jeunes, et ce, depuis l’adolescence. Le tatouage et le piercing font désormais partie des modes actuelles. Autrefois signes d’appartenance, d’adhésion à un groupe social bien défini, ils semblent, selon David Lebreton, devenir plutôt l’expression de démarches individuelles et choix de chacun(1) . Il est à noter également que ces marquages corporels sont interdits dans certaines écoles et vivement déconseillés sur le marché du travail, et plus spécifiquement dans les fonctions liées à la représentation. L’objectif de cette analyse est de donner des pistes de réflexion par rapport à un phénomène qui s’étend alors que la société dans son ensemble semble prononcer un discours plutôt négatif dans l’acceptation de ces pratiques. L’UFAPEC, soucieuse de donner des clés de compréhension aux parents, se donne comme fil conducteur de répondre dans cette analyse aux questions suivantes : Pour quelles raisons les jeunes se marquent-ils ? Ou encore, pour quoi veulent-ils se démarquer ?

Emergence de phénomènes culturels

Les marquages corporels sont apparus dans nos sociétés contemporaines dans une volonté de dérision des conventions sociales et des apparences physiques et vestimentaires. Ce phénomène culturel a émergé vers le milieu des années 1970. Selon Lebreton, « à l’inverse d’une affirmation esthétique, il importe plutôt de traduire une dissidence brutale avec la société britannique […] Le corps est une surface de projection dont l’altération dérisoire témoigne du refus radical des conditions d’existence d’une certaine jeunesse. »(2) Le corps devient l’expression d’une contestation. Mais Lebreton va plus loin dans son étude quand il affirme que « la haine du social se retourne en une haine du corps, qui symbolise justement le rapport à autrui. »(3) C’est donc dans un rapport entre l’individu et la société que le marquage corporel trouve son essence.

En outre, pour Lebreton, les significations attribuées au mouvement lors de son émergence sont loin de celles qu’il faut étudier aujourd’hui : « Les marques corporelles connaissent un succès grandissant, elles échappent aux officines marginales du sadomasochisme, du fétichisme et du mouvement punk, absorbées par ce qu’il est désormais convenu de nommer les ‘tribus urbaines’ et pénètrent l’ensemble de la société par l’intermédiaire de la haute couture, notamment les mannequins […] »(4) Dans ces propos, nous retrouvons d’une part un principe de conformisme qui tente de répondre à des impératifs stéréo-typiques, notamment véhiculés par les publicités. D’autre part, nous observons un principe émanant de la stratégie identitaire : Chacun veut être différent et se distinguer de la masse. En effet, pour Lebreton, « La marque contemporaine est individualisante ; elle signe un sujet singulier dont le corps n’est pas relieur à la communauté et au cosmos comme il l’était dans nos sociétés où l’homme cherchait à se dissoudre dans le groupe ; elle est, à l’inverse, une affirmation de son irréductible individualité.(5) »


Affirmer son identité, son unicité 
 

Alors que le temps passé à s’occuper de son corps ne cesse de croître, des idéaux féminins ou masculins s’affichent de manière omniprésente dévoilant « les objectifs » à atteindre. Le souci de se conformer à un idéal corporel devient de plus en plus prégnant. Cependant, la conformité ne semble plus être au goût de tout le monde à l’heure actuelle, et plus particulièrement chez les jeunes. D’après certaines théories, les marquages corporels, étant douloureux, constituent un ingrédient majeur dans la métamorphose personnelle. Ils ne sont pas la symbolique d’un rite de passage mais bien une construction identitaire. Ainsi, pour Lebreton, le choix d’une marque corporelle manifeste une initiative personnelle. Elle ne relève pas d’une évidence culturelle, d’une cosmologie socialement vivante, mais d’une appropriation personnelle.(6) » Autrement dit, toujours selon le même auteur, « la marque corporelle affiche l’appartenance à soi. Elle traduit la nécessité de compléter par une initiative personnelle un corps insuffisant à lui-même à incarner l’identité personnelle.(7) »

Pour Georges Vigarello, le déclin des grandes institutions, telles que l’Eglise et l’Etat, qui conféraient autrefois une identité à l’individu, doit être pris en compte dans l’analyse. Pour lui, « la transcendance s’est rabattue dans l’univers intérieur et dans l’espace du corps (raids, sports extrêmes, rave parties) avec leurs consommations et leurs transes multiples, constituent autant de manières d’explorer le corps au-delà de ses limites : l’illimité du corps prend le relais des anciennes transcendances(8). » Le corps devient ce que nous sommes, il est le support direct de ce que nous sommes, en l’occurrence de notre identité. Dès lors, le corps devient un support que l’on customise(9) dans toutes les possibilités. Comme le démontre Lebreton, « L’idée implicite que le corps est un objet malléable, une forme provisoire, toujours remaniable, pénètre les jeunes générations. Celles-ci grandissent dans une ambiance intellectuelle qui voit le corps inachevé et imparfait, dont l’individu doit compléter la forme avec son style propre »(10)
Supports de sens et de relations sociales

Pour Lamer, le tatouage et le piercing se situent dans l’ordre des signes. Ainsi, d’après une analyse sémiologique(11) , les signes comportent à la fois du sens mais aussi font référence à des valeurs(12) . La visibilité de ce signe, selon cette auteure, inscrit l’individu d’emblée dans le domaine relationnel. Dans cette veine, d’après Lebreton, le corps est devenu le support d’expression narcissique mais aussi une clé d’intégration sociale. La mode adoptée, les accessoires portés, le style donné sont autant d’indices qui permettent de décoder un semble de signes : « Le signe tégumentaire(13) est désormais une manière d’écrire métaphoriquement dans la chair des moments clés de notre existence sous une forme ostentatoire ou discrète dans la mesure où sa signification reste énigmatique aux yeux des autres et le lieu plus ou moins accessible à leur regard dans la vie courante.(14) » Lamer définit le corps de la manière suivante : « en tant que constituant principal de l’individualité, est à la fois le support, le message et le récepteur des messages sociaux. Il est le lieu d’échanges continus entre l’individu et la collectivité. S’y inscrivent tout autant les marques extérieures d’appartenance sociale que celles plus permanentes des inscriptions tégumentaires.(15) »

Pour Fournier, on assiste donc à un changement dans la conception de notre corps : « D’objet, notre corps serait devenu sujet, centre de toutes nos attentions, mais aussi, reflet incontournable de ce que nous sommes.(16) » Le corps est l’interface entre nous et les autres. Il est le support direct de notre identité et chaque individu dévoile ou non ce qu’il souhaite aux yeux des « autres ». Comme le signale Bourdieu, les caractéristiques corporelles sont perçues et traitées selon des ‘catégories’ de perception et des systèmes de classement sociaux qui ne sont pas indépendantes de la distribution entre les classes sociales des différentes propriétés ». Dit autrement, l’appartenance sociale et culturelle influe d’une part sur notre comportement et sur les normes attitudinales mais aussi sur la perception que nous avons des autres.

Effectivement, les regards se tournent ou se détournent devant une personne marquée corporellement. La norme sociale actuelle semble légitimer les piercings chez les jeunes, mais seulement sous certaines formes. Quand les piercings deviennent « trop nombreux » sur les surfaces visibles du corps, ils sont désapprouvés par l’opinion public. Il en est de même pour les tatouages. En outre, les marquages corporels sont d’autant mieux acceptés chez les jeunes, les étudiants et les individus issus du monde artistique que les autres franges de la population.

Il existe ainsi des groupes ou des sous-cultures où les signes tégumentaires sont davantage présents que dans le reste de la population. Ils démontrent ainsi une certaine appartenance, sinon spécifiquement à un groupe en particulier, ils en partagent peut-être les signes et valeurs. Pour Lebreton, « Ils sont aussi des modes d’affiliation à une communauté flottante avec une complicité qui s’établit d’emblée entre ceux qui les partagent. Ils sont aussi les attributs d’un style plus large traduisant l’adhésion à une communauté urbaine particulière. » Cela se révèle d’autant plus vrai quand on observe les signes tégumentaires qui sont souvent corrélés avec des styles musicaux et des sous-cultures particulières.

En paraphrasant Lebreton, il nous semble intéressant d’inclure la réflexion suivante en guise de conclusion : « Si parfois le conflit d’interprétation à propos des marques demeure, il est lié aux références divergentes des générations. Les aînés restent encore imprégnés de l’ancienne association entre marques corporelles et stigmates, là où les plus jeunes y voient plutôt l’adhésion passionnée à une classe d’âge.(17) » Nous sommes ainsi passés d’une logique de conformisme à une logique de surenchère esthétique, révélatrice d’une identité personnelle mais aussi d’un conformisme orienté notamment par l’espace médiatique. Les jeunes d’aujourd’hui seraient donc, davantage que nos aînés, enclins à s’affirmer dans la particularité.
 

 

TENAERTS Marie-Noëlle
Sociologue, chargée d’études et d’analyses
 

 

(1) LEBRETON D., « Tatouages et piercings…Un bricolage identitaire ? » in « Le souci du corps », Sciences Humaines, n°132, novembre 2002
(2)LEBRETON D., ibidem
(3)LEBRETON D., ibidem
(4)LEBRETON D., ibidem
(5)LEBRETON D., ibidem
(6)LEBRETON D., op.cit.
(7)LEBRETON D., ibidem
(8)VIGARELLO G., « Tiens-toi droit », in « Le souci du corps », Sciences Humaines, n°132, novembre 2002
(9)Que l’on transforme pour devenir personnel
(10)LEBRETON D., « Tatouages et piercings…Un bricolage identitaire ? » in « Le souci du corps », Sciences Humaines, n°132, novembre 2002
(11)Etude des signes
(12)LAMER S.A., « Graffiti dans la peau. Marquages du corps, identité et rituel », in Religiologiques, n°12, 1995, pp. 149-167
(13)Tégumentaire : relatif au tissu qui recouvre l’organisme
(14)LEBRETON D., op.cit.
(15)LAMER S.A., « Graffiti dans la peau. Marquages du corps, identité et rituel », in Religiologiques, n°12, 1995, p. 152
(16)FOURNIER M., « Le corps, emblème de soi », in « Le souci du corps », Sciences humaines n°132, novembre 2002
(17)LEBRETON D., op. cit.
 

Vous désirez recevoir nos lettres d'information ?

Inscrivez-vous !
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de Cookies pour vous proposer des publicités adaptées à vos centres d'intérêts, pour réaliser des statistiques de navigation, et pour faciliter le partage d'information sur les réseaux sociaux. Pour en savoir plus et paramétrer les cookies,
OK