Analyse UFAPEC 2009 par B. Loriers

01.09/ Les pratiques d’humiliation scolaire

Constats

Quelles causes les élèves donnent-ils à leur propre découragement scolaire ? L’humiliation subie par les élèves de la part de leur enseignant est une de ces causes, et cette humiliation fait l’objet de cette analyse.
Une enquête de Pierre Merle pointe les difficultés relationnelles que rencontrent certains profs. Son dernier livre[1] relate les résultats de cette enquête. L’auteur a demandé à 500 jeunes professeurs stagiaires de témoigner des humiliations dont ils ont été victimes ou témoins au cours de leur scolarité.
Le premier constat significatif est que la quasi-totalité d’entre eux a gardé au moins un souvenir de ce type. Si l’humiliation des élèves peut parfois porter sur leur apparence physique, les témoignages indiquent que c’est essentiellement l’échec scolaire qui est stigmatisé.
Second constat : si certaines humiliations traduisent une malveillance explicite de l’enseignant, la plupart sont plutôt inconscientes, la conséquence d’un malentendu, de l’ignorance de l’enseignant à l’égard de la manière dont ses paroles sont perçues par les élèves.
Il ne s’agit pas ici de s’intéresser aux sentiments des élèves, mais à notre système scolaire dans sa globalité qui nourrit, qui produit ces humiliations scolaires. Nous abordons ici les relations maîtres/élèves d’un point de vue sociologique.
Le sentiment d’humiliation des élèves est un problème scolaire massif, et cette analyse s’adresse à la fois aux enseignants et aux parents, mais aussi aux élèves.

Définition de l’humiliation

L’émergence des conflits suppose l’existence d’oppositions, de dissensions et de luttes identitaires préalables entre personnes. Parmi ces symptômes précurseurs[2] figue le phénomène d’humiliation. L’humiliation peut être définie comme l’agression susceptible de rabaisser une personne.
Nous parlons ici d’humiliation scolaire dans le sens d’une volonté consciente ou non chez l’enseignant, de « diminuer » un élève ou un groupe d’élèves.

Stigmatisation

Le sentiment d’humiliation chez les élèves a pour point de départ une stigmatisation chez certains enseignants de leur population scolaire.
Goffman[3] définit le stigmate comme « la situation de l’individu que quelque chose disqualifie ou empêche d’être pleinement accepté par la société ». L’observation des interactions quotidiennes entre personnel éducatif et élèves, amène à reconnaître quatre formes de stigmatisations pouvant intervenir dans le cadre scolaire[4]. La première forme, une stigmatisation tribale au sens de Goffman (ethnique au sens de Bourdieu), peut prendre les aspects du racisme. Un autre groupe de stigmatisations est propre à l’école, qui a trait à la disqualification des élèves par le personnel, sur des critères de niveau insuffisant, et de comportements inadéquats. Une quatrième forme de stigmatisation concerne enfin la disqualification que les élèves font subir aux membres du personnel sur des critères ayant trait à la virilité.
 
Pour Philippe Vienne[5], de telles stigmatisations sur des bases culturelles ne se retrouvent pas dans le seul chef des membres du corps éducatif. Un prolongement plus pernicieux de cette problématique se retrouve dans l’organisation des stages en milieu professionnel pour les élèves. 

Typologie des humiliations

 
a. Humiliation individuelle
Pierre Merle relève plusieurs violences symboliques, recensées dans son enquête[6] :
 
  • fiche de renseignements du début d’année[7]
  • rendu des copies dans l’ordre décroissant des notes
  • remarques moqueuses
  • lecture publique d’extraits « minables »
  • passage au tableau qui devient passage «  à tabac »
Un aspect particulier de la stigmatisation propre à l’école concerne les difficultés de lecture et d’écriture. Ce handicap, dévoilé en classe devant les pairs, entraîne une moquerie face à la piètre performance de l’élève, et un sentiment de honte devant l’humiliation subie, et parfois des réactions violentes, de rage, pour récupérer d’une autre manière de l’honneur et de la dignité. La lecture à haute voix devant d’autres élèves est peut-être à éviter pour certains élèves en difficulté.
 
b. Humiliation collective
Il existe aussi les humiliations collectives, où l’enseignant stigmatise la classe en plusieurs « niveaux » : les bons, les moyens et les mauvais. La constitution de ces classements peut venir d’une politique plus ou moins avouée de l’établissement scolaire.
De plus, les pratiques de ségrégation scolaire sont fréquentes et font que « les mauvais élèves » se trouvent bien souvent stigmatisés, notamment et un peu paradoxalement dans les établissements ZEP (zones d’enseignement prioritaires). Ces pratiques ségrégationnistes veulent conserver les « bonnes » classes à l’écart des plus perturbateurs.
Philippe Vienne[8] a observé dans un établissement bruxellois, que les filières d’enseignement technique, considérées comme les dernières filières nobles de l’établissement, menacées de disparition par la raréfaction du nombre d’élèves en comparaison avec un enseignement professionnel pléthorique, font l’objet d’une attention particulière en matière de qualité de la part des autorités scolaires. Ce qui signifie que les élèves repérés comme problématiques, du point de vue de leur niveau ou de leur comportement, sont plus rapidement « épurés » de ces filières, qui restent de manière ostentatoire une vitrine de l’établissement.
 
c. Humiliation régulatrice
Cette humiliation régulatrice vise à rétablir le climat de travail de la classe, à restaurer l’autorité du maître.
Pour Pierre Merle[9], ces humiliations régulatrices se distinguent des humiliations professorales ordinaires par 4 caractéristiques :
  • elle est directement une réponse à une perturbation antérieure d’un ou plusieurs élèves
  • elle est strictement liée à celui-ci ou aux sujets perturbateurs clairement identifiés
  • elle est proportionnelle au préjudice causé aux autres élèves et au maître
  • elle ne porte pas sur le niveau scolaire de l’élève qui ne constitue pas une agitation préjudiciable au bon fonctionnement de la classe.
Cette humiliation est donc maîtrisée. D’après l’enquête de Pierre Merle, ces humiliations sont peu fréquentes.  

Lien entre humiliation et inégalités sociales entre élèves ?

Pour Pierre Merle[10], le lien entre humiliation et origine sociale des élèves est très probable. D’abord, ce sont plus souvent les élèves faibles qui sont humiliés, et ceux-ci sont plus souvent d’origine populaire. Selon ce sociologue, les profs humiliants savent que les parents de milieux modestes n’iront probablement pas se plaindre.
 
Pour Philippe Vienne[11], au-delà de l’évidence première de la nécessité de récompenser le travail et la civilité de l’élève, et de sanctionner les aspects inverses, il convient de se pencher avec Pierre Bourdieu[12] sur les aspects d’ethnocentrisme de classe, qui peuvent se dissimuler sous les jugements scolaires. Bourdieu s’est toujours attaché à montrer ce qui séparait les « élus » des « exclus » de l’école, et en quoi le système confortait et reproduisait la césure en question. Bourdieu relevait la correspondance des jeunes étudiants des classes favorisées avec les attentes, souvent inconscientes des enseignants, et les exigences de l’institution, sur des aspects comme la tenue, corporelle et vestimentaire, le style de l’expression ou l’accent, en somme de petites perceptions de classe qui orientent, souvent de manière inconsciente, le jugement des maîtres. Philippe Vienne précise qu’il s’agit là d’une stigmatisation à travers le jugement scolaire, d’aspects dénigrés au sein d’une classe sociale, mais qui peuvent sembler des plus naturels, en matière de comportements et de performances scolaires, pour une autre classe sociale. La question de légitimité ressentie de ces comportements est centrale, lorsque deux systèmes de valeurs, de règles, se rencontrent et se heurtent, ils engendrent de la part des enseignants, un jugement, parfois sur une base inconsciente qui relève de cet ethnocentrisme de classe.

Quand les symboles de stigmate se transforment en symboles de prestige

L’élève qui est stigmatisé dans ses vices[13], jugé sur ses comportements délinquants, répond à ces stigmatisations en transformant les symboles de stigmates en symboles de prestige, chevronisant ainsi auprès des pairs ce qui le disqualifie parallèlement auprès des représentants de l’autorité.
Puisque l’institution scolaire méprise leur parler vrai aux accents crus et grossiers, les loubards élèvent ces pratiques langagières décriées en vertus. Il en va de même pour d’autres formes emphatiques, de gestuelle par exemple, qui dépréciées ailleurs, deviennent ainsi des modèles de conduite valorisants pour les loubards[14]. 

Explications, interprétations de l’humiliation scolaire

Comment expliquer ces phénomènes d’humiliation, quelles en sont les causes ?

Pierre Merle[15] en relève plusieurs :

 
  • Malentendus 
Le sentiment d’humiliation chez les élèves peut exister en raison de malentendus maîtres-élèves.
  • Abus de « pouvoir » 
L’école n’est pas une démocratie au sens strict, car l’enseignant bénéficie de prérogatives particulières. Les humiliations des élèves proviennent de certains abus de cette prérogative.
  • Réactions à une perte d’autorité *
Dans certains cas, les pratiques humiliantes sont une réaction à une autorité que le statut n’assure plus suffisamment.
  • Réactions à des comportements violents 
Parfois, ces comportements humiliants sont une réaction qui répond à des comportements incivils ou agressifs.
 
*Le phénomène d’humiliation est dû à une perte d’efficacité de la réglementation scolaire et d’une perte d’autorité de l’institution scolaire[16] Pour France Baie, le statut de l’enseignant a évolué. Abandonnant une place prestigieuse, l’enseignant est devenu un être ne décrochant plus le titre honorifique de « Maître». Le système scolaire perd dans son ensemble de sa légitimité. D’abord, l’école n’est plus légitimée comme seule source de savoirs. Elle subit la concurrence de la télévision, de l’Internet et des autres sphères sociales, comme les pairs et la famille, dont le jugement sur l’école n’est plus unanime. Les Nouvelles Technologies de l’Information, qui font de l’ombre aux enseignants et leur donnent du fil à retordre sont omniprésentes. En effet, le savoir est partout, Internet, les médias de plus en plus performants, la parole du parent contre celle du prof,… l’élève ne sait plus à quel saint se vouer ! Le « monopole » des enseignants s’est brisé… On le constate, les savoirs enseignés ont en outre connu une certaine inflation et un renouvellement rapide engendrant chez les enseignants une relative incertitude sur ce qui vaut d’être enseigné..
 
D’autre part, selon Pierre Merle([17], le diplôme s’est dévalorisé : en France, quelqu’un qui avait terminé ses études secondaires dans les années 1950 (5% d’une génération) avait accès à la catégorie des cadres. Aujourd’hui, 63% d’une génération passe le bac, et n’ont pas grand chose. Finalement, on demande aux élèves de supporter plus longtemps les contraintes de l’école, mais celle-ci ne leur donne pas plus de reconnaissance en échange. 

Responsabilité de l’institution scolaire

Certains sociologues de l’école attribuent une responsabilité de l’institution scolaire dans la violence et l’humiliation scolaire. Pour Pierre Merle, « le sentiment de rabaissement, de droits non respectés, occupe une place centrale, sinon première, dans la démobilisation scolaire »([18].
François Dubet[19] analyse ces humiliations comme « une révolte des vaincus, dans un système scolaire qui valorise l’excellence et méprise les plus faibles ».
Notre système scolaire est encore trop souvent basé sur le fait que certains élèves ont un don. Ceux qui ne n’ont pas reçu ce don sont plus facilement jugés « crétins ». Si au contraire les enseignants pensent que chaque élève a le droit d’apprendre, ils vont établir une vraie relation pédagogique pour que l’élève ait envie d’apprendre. Si l’élève est faible, c’est peut-être parce qu’il n ‘a pas appris…

Conditions pour faire reculer le phénomène

Pour Pierre Merle([20], les sentiments d’humiliation des élèves seront diminués lorsque leurs droits seront davantage respectés dans l’institution scolaire. Pour y parvenir, il faut nécessairement que les règlements intérieurs des établissements organisent les obligations et les droits des élèves de manière détaillée.
Parallèlement, l’auteur ajoute que d’un point de vue pédagogique, le respect et l’encouragement des élèves sont des pratiques beaucoup plus efficaces que l’humiliation pour assurer leurs progrès scolaires. Les recherches sont concordantes sur ce point : l’estime de soi est une condition essentielle pour la progression scolaire. Les élèves dégoûtés sont mal partis pour s’intégrer dans la société.
Pierre Merle ajoute que « le développement des droits des élèves n’est pas une solution magique, seulement un moyen d’actions parmi d’autres. Le professeur, par exemple, est aujourd’hui bien seul face aux agitations scolaires dont les origines sont multiples et culturelles. Si un diplôme apportait davantage un emploi, les élèves faibles deviendraient plus studieux ».
 
Cécile Carra[21]  ajoute que le climat scolaire dépend aussi de la manière dont les enseignants traitent les parents, qu’ils ne leur renvoient pas systématiquement la responsabilité des problèmes. Un bon climat scolaire dépend aussi de l’investissement des enseignants et des parents dans l’éducabilité des TOUS les enfants.

Conclusion

L’institution scolaire ne doit pas être pensée uniquement comme un lieu de transmission de savoirs, sur fond de culte de la performance, mais comme un meilleur espace de socialisation.
La relation prof-élèves devrait être moins basée sur une autorité arbitraire, mais davantage sur une plus grande compréhension, quand on sait combien les sentiments d’injustice et de rabaissement sont des facteurs d’explication majeurs de la violence scolaire.


 

Bénédicte Loriers
Analyse UFAPEC 2009

 

 


[1] MERLE Pierre, L’élève humilié. L’école, un espace de non-droit ?, PUF 2005.
[2] PELISSIE Jean-Robert, Le phénomène de l’humiliation en milieu scolaire. Ses manifestations, son influence sur l’affirmation des identités sexuées. L’esprit du temps, 2003.
[3] GOFFMAN E., Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975.
[4] VIENNE Philippe, au-delà du stigmate : la stigmatisation comme outil conceptuel critique des interactions et des jugements scolaires, éducation et sociétés n°13, 2004.
[5] VIENNE Philippe, id.
[6] MERLE Pierre, L’école humilié. L’école, un espace de non-droit ?, PUF, 2005.
[7] Les enseignants qui humilient vont se méfier logiquement des professions « importantes », des parents, des familles qui seront capables de se défendre.
[8] VIENNE Philippe, id.
[9] MERLE Pierre, Peut-on enseigner sans humilier ? in revue Sciences Humaines n°165, novembre 2005.
[10] MERLE Pierre, Peut-on enseigner sans humilier ? in revue Sciences Humaines n°165, novembre 2005.
[11] VIENNE Philippe, id.
[12] BOURDIEU Pierre, L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture, Revue française de sociologie, VII, 1966.
[13] BOURDIEU Pierre, L’ordre des choses, Entretien avec deux jeunes gens du nord de la France, Actes de la recherche en sciences sociales, 1991.
[14] MAUGER G. et FOSSE-POLLIAK Cl. , Les loubards, actes de la recherche en sciences sociales, 1983.
[15] MERLE Pierre, L’élève humilié. L’école, un espace de non-droits ?, id.
[16] BAIE France, Le malaise des enseignants dans le secondaire : un iceberg provoqué par des tensions humaines ?, étude UFAPEC 2008.
[17] MERLE Pierre, Une société a l’école qu’elle mérite, interview ARTE, 9 septembre 2005.
[18] MERLE Pierre, L’élève humilié. L’école, un espace de non-droits ?, id.
[19] DUBET François, Ecole, la révolte des vaincus ? in revue Sciences Humaines, Hors-série n°47, janvier 2005.
[20] MERLE Pierre, Peut-on enseigner sans humilier ? id.
[21] CARRA Cécile, Violences à l’école primaire. Les expériences des enseignants et des élèves, Questions pénales, vol. XIV, n°4 , 2006.

 

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