Analyse UFAPEC 2008 par M-N. Tenaerts

08.08/ Société et éducation en crise d'autorité

Introduction

L’autorité à l’école, l’autorité des professeurs et surtout le «manque d’autorité» de «certains professeurs» sont des sujets qui font couler de l’encre. Les échos retentissent dans les couloirs mais aussi en dehors de l’école. Certains parents reprochent aux professeurs «de ne pas avoir d’autorité» ou encore «de se laisser marcher sur les pieds». De leur côté, les enseignants soulèvent également la problématique du pouvoir, associée à celle de l’autorité(1). Il ne s’agit pas exclusivement d’un pouvoir à exercer sur les élèves mais d’une problématique plus complexe par rapport au système scolaire dans son ensemble.

Le constat d’une autorité en crise semble toucher l’ensemble des grandes institutions. Dans sa thèse, Sylvie Deffayet(2) décline la crise de l’autorité dans les sociétés modernes en différents points : - déclin des appareils de contrôle social ; - le relâchement de l’autorité personnelle ; - la perte de vitesse de l’autorité religieuse ; - la remise en question de l’autorité de l’Etat ;- l’autorité du père au sein de la famille ; - l’autorité de l’enseignant. Il semble, en effet, que la remise en question du pouvoir et de l’autorité soit générale.

Comment définir l’autorité ?

Une des définitions les plus courantes en sociologie nous invite à remonter à l’un de ses pères fondateurs. Le sociologue Max Weber, dans Economie et société, analyse les types d’autorité et de domination qui sont pour lui, des formes de légitimation du pouvoir. Sa typologie propose trois formes d’exercice de la domination «légitime », donc acceptée, par les deux parties en présence. Premièrement, la forme «traditionnelle» qui «fait référence au respect sacré des coutumes et de ceux qui détiennent du pouvoir en vertu de la tradition(3)». Dans ce cas de figure, on détient l’autorité par tradition. Deuxièmement, «la forme «légale» qui se fonde sur la validité de la loi, établie rationnellement par voie législative ou bureaucratique(4) ». Enfin, la forme «charismatique» qui «repose sur le dévouement des partisans pour un chef en raison de ses talents exceptionnels(5) ». Il est à noter que ces trois types de domination sont liés entre eux et peuvent coexister dans un même exercice du pouvoir. Dans cette définition, la domination est liée aux qualités intrinsèques de l’individu mais également au statut qu’il occupe dans la société. Par exemple, l’ancien statut du «maître »conférait à l’époque une autorité presque certaine. Cette définition nous permet de mettre en relief le principe de domination mais elle ne prend pas en considération la relation, au cœur même de l’interaction sociale.

Plus proche de nous, le sociologue François Dubet définit l’autorité selon l’équation suivante : «L’autorité c’est le pouvoir plus la légitimité. Le pouvoir c’est la capacité de déterminer le comportement d’autrui ; la légitimité c’est le fait qu’autrui accepte ce pouvoir, trouve à la fois fondé et désirable d’obéir à ce pouvoir(6)». Hannah Arendt, philosophe américaine d’origine allemande, affine la définition de l’autorité. Pour elle, «l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition comme la force, l’oppression ou la contrainte physique : là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué(7)». Hannah Arendt poursuit son argumentation, «elle est incompatible avec la persuasion qui suppose l’égalité et procède par un processus d’argumentation(8)». En somme, pour qu’un individu, une personne, un enseignant ait de l’autorité, cela nécessite que ceux qui lui obéissent le fassent par une libre adhésion de leur part et non par un effet de contrainte, ce qui n’était pas repris dans la définition de Weber et de Dubet. L’autorité est ainsi et avant tout, d’après Boudon et Bourricaud, sociologues français, une «forme de relation entre d’une part, celui qui émet le message et d’autre part, celui qui le reçoit(9)». Le philosophe français Alexandre Kojève définit l’autorité comme «la possibilité qu’a un agent d’agir sur les autres (ou sur un autre) sans que ces autres réagissent sur lui tout en étant capables de le faire […] En agissant avec autorité, l’agent peut changer le donné humain sans subir de contrecoup, c'est-à-dire sans changer lui-même en fonction de son action(10)». Cette définition considère les individus en présence comme acteurs à part entière. Désormais, l’autorité du professeur repose sur ses compétences dans la relation, sur ses capitaux culturels et sur la reconnaissance de ceux-ci.

Approche sociohistorique

D’après le sociologue Michel Foucault, le pouvoir des sociétés modernes réside dans l’organisation minutieuse de la discipline. Du XVIIème au XVIIIème siècle, apparaît la nécessité de contrôler les populations de plus en plus nombreuses et nécessaires à l’appareil de production(11) : c’est la naissance du pouvoir disciplinaire. Autrement dit, pour le même auteur, il s’agit de «mettre sous contrôle les moindres parcelles du corps, dans le cadre de l’école, de la caserne, de l’hôpital ou de l’atelier(12) ».

Autrefois, dans le domaine de l’enseignement, la méthode pédagogique pratiquée était celle du «mode individuel». Cette méthode consiste à appeler à tour de rôle chaque élève dans le but de le faire lire pour finalement le renvoyer à sa place et faire venir un autre élève. Dans ce cas, «la discipline y est quasiment impossible puisque l’enseignant est dans l’impossibilité de mobiliser les attentions en permanence ce qui aboutit à une coercition accrue et une abondance de punitions(13)». En effet, dans l’usage de cette méthode, il apparaît impossible d’être dans une relation entre le professeur et en même temps, tous les élèves. Les autres élèves participent à la scène en tant que «spectateurs» mais ne sont pas inclus dans la relation d’autorité. Il n’était donc pas question d’autorité mais bien de domination. Celle-ci étant davantage liée au rapport de force et à la répression qu’à une relation légitimée par les deux parties en présence. En effet, pour qu’un individu ait de l’autorité, «il faut que ceux qui lui obéissent le fassent par une libre adhésion de leur part et non par un effet de contrainte(14)». Ce qui n’était donc pas le cas «du temps jadis». Si l’on reprend les termes de Hannah Arendt, on peut en conclure que cette forme d’autorité «a échoué». Elle n’aurait, pour ainsi dire, jamais existé en tant que telle.

C’est à partir des années soixante que l’on assiste, selon le philosophe Marcel Gauchet, à un moment d’affirmation critique. En effet, «le triomphe de l’individu, libéré de ses obligations archaïques de référence envers les représentants de l’ensemble comme tel, du Père au Prince(15) , et définitivement confirmé dans son droit privé d’ignorer le lien de société(16)». L’individu était tenu par les institutions qui l’enserraient et lui dictaient ses manières d’agir et de penser, il est maintenant libre de s’en défaire et d’agir lui seul pour lui-même. C’est ainsi que nous assistons à un processus de transformation dans la relation entre l’individu et la société. Selon le sociologue Jean-Claude Kaufman, «l’émergence d’un individu libre de se définir, de choisir ses orientations, de s’inventer a pour cause principale la perte d’influence des Institutions(17)». Vrancken et Maquet, tous deux professeurs en sociologie à l’Ulg, décrivent ce changement comme «l’avènement d’une société de travail sur soi où «les métiers de l’intervention »ne sont plus perçus comme détenteurs d’une vérité à révéler. Ils individualisent leurs interventions, restituent les sujets, les aident à élaborer des projets de réhabilitation d’eux-mêmes. L’usager devient un acteur de sa propre guérison, voire un quasi professionnel à accomplir le travail sur lui-même(18)». L’élève est désormais placé au cœur même de son apprentissage. C’est dans cette perspective que nous avons assisté à différentes réformes de l’enseignement (le passage de l’enseignement traditionnel au «rénové» ou encore le décret Missions(19) de 1997) qui invitent l’élève à devenir un acteur à part entière, un sujet autonome.

Le prof’ s’est fait «casser »…

Selon les enseignants, la perte de légitimité est imputable à plusieurs variables : Différentes modifications du paysage éducatif nous permettent d’expliquer les mutations opérées dans l’exercice et la compréhension du concept d’autorité(20) . Premièrement, la démocratisation de l’enseignement - où plutôt la massification - a ouvert la porte aux différentes catégories socioprofessionnelles. Ceci a conduit à un afflux d’élèves dont les parents eux-mêmes sont peu scolarisés et qui, parfois, ont vécu une relation conflictuelle avec l’école et ont tendance à la reproduire. Autrefois, seules les familles aisées avaient accès à l’Ecole et la réputation de cette dernière n’était pas à faire. Deuxièmement, la loi sur l’obligation scolaire(21) a conduit à garder les élèves plus longtemps sur les bancs de l’école alors qu’autrefois, une sélection était opérée à chaque niveau d’enseignement. Troisièmement, il existe une confrontation de plus en plus importante entre les jeunes et la culture scolaire. Enfin, la coexistence (bien que relative) de jeunes issus de milieux sociaux différents(22) . Un nouvel environnement socioculturel a franchi les portes de l’Ecole.

D’après les enseignants, il faut ajouter à cela l’entrée du droit dans l’école. Le recours à la justice est de plus en plus fréquent dans la régulation des différends. La pression exercée, de la part de certains parents, ou d’élèves eux-mêmes dans la connaissance de «leurs droits »conduit les enseignants à cette déligitimation(23) dans leur profession. «Dans la plupart des écoles, les parents ne sont pas en position de force par rapport à la direction et à la structure scolaire, à laquelle ils ne comprennent à peu près rien et sur laquelle ils n’ont guère prise. Tout se passe comme s’ils cherchaient à créer un rapport de force plus favorable au seul niveau qui leur est accessible, celui du professeur avec qui leurs enfants sont directement en contact. On est en droit de penser que l’agressivité des parents est inversement proportionnelle à leur degré de participation au sein de l’école dans le cadre d’associations de parents et de collaborations diverses(24)». En outre, «la participation est d’autant plus aisée et «naturelle »qu’est grande la proximité sociale et culturelle entre eux [les parents] et les enseignants(25)». Les parents jouent un rôle important dans la construction des représentations que les élèves ont des «professionnels de l’éducation». De là apparaît la nécessité de redonner un sens nouveau à ces rapports. Jacques Pain et Alain Vulbeau, professeurs en Sciences de l’Education à Paris X-Nanterre, introduisent le concept «d’autorisation »qui semblent davantage correspondre à ce que nous décrivons. Pour ces auteurs, «l’autorité n’est plus seulement une donnée instituée qui précède le dispositif, la structure ou l’établissement, il s’agit d’une construction, provisoire et instable, résultat d’une mise en œuvre collective(26)».

Les nouvelles pédagogies et l’autorité négociée

La crise de l’autorité apparaît comme une perte de repères, de valeurs de la société traditionnelle. Pour Thierry Pech, on peut y voir une regrettable «perte des valeurs »et vouloir à tout prix revenir au statut quo ante, mais on peut également y voir l’effet d’une démocratisation accélérée de tous les rapports sociaux et rechercher les voies nouvelles d’une autorité co-construite ou négociée(27)».

Selon Marcel Gauchet, «la pédagogie libertaire produira des personnalités anti-autoritaire(28)». Le paradoxe de l’éducation, nous affirme Marcel Gauchet, est «l’exercice de la contrainte collective au service de son contraire : la promotion de l’individu(29)». C’est grâce aux novateurs pédagogiques tels que Célestin Freinet, Fernand Oury ou encore Ovide Decroly que l’on va découvrir dans ces «méthodes actives» des formes d’autorité négociée. Dans ce système, «le maintient d’une autorité résulte alors d’une tâche collective, de l’organisation du travail et de la relation pédagogique qui leur convient(30) ».

Le décret Missions est une des confirmations des changements opérés. En effet, les objectifs généraux sont les suivants : «promouvoir la confiance en soi et le développement de la personne de chacun des élèves ; amener tous les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences qui les rendent aptes à apprendre toute leur vie et à prendre une place active dans la vie économique, sociale et culturelle ; préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures ; assurer à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale(31)». La poursuite de ces objectifs ne pourra cependant être réalisable qu’à partir du moment où les représentations de l’enseignement auront changé. D’une part en reconnaissant et acceptant l’individu comme acteur capable «d’autonomie» et d’autre part, en donnant les ressources nécessaires à l’Ecole pour œuvrer dans ce sens.
 

 

TENAERTS Marie-Noëlle

 

 

(1)VAN CAMPENHOUDT L. et al. «La consultation des enseignants du secondaire», rapport élaboré pour la Commission de Pilotage, Ministère de la Communauté française, mai 2004
(2)DEFFAYET S. (2006), «L’autorité managériale en question(s) : une recherche sur les attentes des jeunes diplômés en S.S.I.I., Université Jean Moulin, Lyon 9 (Thèse de doctorat présentée le 6 novembre 2006)
(3) «Les fondements de l’autorité »in «Autorité. De la hiérarchie à la négociation», sciences humaines n°117, Juin 2001, disponible sur le site http://www.scienceshumaines.com
(4) ibidem
(5) ibidem
(6)DUBET F. cité par GALAND B., «l’autorité à l’école », http://www.changement-egalite.be, décembre 2006
(7) ARENDT H. (1972), «La crise de l’autorité », in «La crise de la culture », Paris, p.11
(8) ibidem p.11
(9)BOUDON R., et BOURRICAUD F. (2002), «Dictionnaire critique de la sociologie, coll. Quadrige, Presses Universitaires de France, Paris, pp. 32-37
(10) KOJEVE A. (2004), «La notion de l’autorité », coll. Bibliothèques des idées, éd. Gallimard, Paris, p.58
(11)Au XVIII siècle, nos sociétés sont marquées par l’entrée dans la «révolution industrielle».
(12)FOUCAULT M. cité par FOURNIER M., «surveiller et punir. Naissance de la prison »in «Sciences humaines », n° spécial n°3, juin 2005 «Foucault, Derrida, Deleuze ».
(13)BERANGER P. et PAIN J., «l’autorité et l’école : fin de système », in «Ville – Ecole – Intégration », n° 112, MENRT, CDNP, mars 1998 (disponible sur le site http://www.cdnp.fr )
(14)GALAND B. (2006), «l’autorité et l’école », http://www.changement-egalite.be décembre 2006
(15) La référence est faite ici aux représentants de l’Eglise et de l’Etat
(16)GAUCHET M. (2002), «La démocratie contre elle-même », coll. Tel, Edition Gallimard, Paris, p.112
(17)KAUFMAN cité par MOLENAT X., «Comment agissent les institutions », in «Sciences humaines », n°181, avril 2007
(18)RANCKEN D. et MACQUET C. (2006), «la société du travail sur soi. Vers une psychologisation de la société ? Berlin in MOLENAT X., «Comment agissent les institutions», in «Sciences humaines », n°181, avril 2007
(19)Décret définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre, 24-07-1997, publié au Moniteur belge le 23-09-1997
(20) VAN CAMPENHOUDT L. et al. op. cit. p. 22
(21)Loi concernant l’obligation scolaire du 29-06-1983, publiée au Moniteur belge le 06-07-1983, chapitre 1er, article 1ier, § 1ier
(22)VAN CAMPENHOUDT L. et al. op. cit., p. 23
(23)ibidem p. 24
(24)VAN CAMPENHOUDT L. et al. op. cit. p. 26
(25)ibidem, p. 26
(26)PAIN J. et VULBEAU A., cités dans GALAND B. (2006), «l’autorité et l’école », http://www.changement-egalite.be décembre 2006
(27)PECH T. (2001), «La discipline : ennemie ou alliée du libéralisme ? L’école, cas d’école », textes en ligne, www.ihej.org , p. 5 (Institut des Hautes Etudes sur la Justice)
(28)GAUCHET M. (2002), «La démocratie contre elle-même », coll. Tel, Edition Gallimard, Paris, p.112
(29)ibidem p.115
(30)BERANGER P. et PAIN J., «l’autorité et l’école : fin de système », in «Ville – Ecole – Intégration », n° 112, MENRT, CDNP, mars 1998 (disponible sur le site http://www.cdnp.fr )
(31)Décret définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre, 24-07-1997, publié au Moniteur belge le 23-09-1997, chapitre II, article 6.

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