Allocations d’études : la réforme ne peut travestir la réalité

10 juillet 2023

La ministre de l’Enseignement supérieur Valérie Glatigny a initié une réforme des allocations d’études qui sera selon toute probabilité très rapidement concrétisée par sa successeuse. Un projet de réforme fondamental, mais un projet problématique en l’état.

La Ministre annonce vouloir accorder une allocation d’études “entière” à toutes les personnes situées sous le seuil de pauvreté, et au-delà, garantir que les frais d’études n'entraînent aucune personne à se retrouver sous ce même seuil. Des intentions ambitieuses. Nos organisations saluent la volonté d’assumer que les coûts d’études ne peuvent plonger aucune famille dans la précarité, comme la sortie envisagée d’une logique d’allocation d’études accordée par paliers, qui génère aujourd’hui des effets de seuils. Bien sûr, la Fédération Wallonie-Bruxelles ne pourra résorber seule la précarité que de nombreuses personnes aux études subissent. Mais elle peut en tout cas éviter que le coût des études ne génère de la précarité. Cependant, selon les informations dont nous disposons, pour rentrer dans les clous budgétaires, le cabinet emploie une méthodologie que nous ne pouvons accepter, qui conduit à une sous-estimation de la pauvreté et une sous-estimation du coût réel des études.

La Ministre voudrait définir un “seuil de pauvreté composite” qui serait fixé à 78% du seuil de pauvreté monétaire 2023

Le projet de réforme souhaite recourir à la notion de “seuil de pauvreté monétaire”, une mesure européenne officielle de la pauvreté[1], à laquelle se réfèrent la Belgique et nos principaux instituts de statistiques (Statbel, Iweps…).

Mais la méthodologie proposée diffère de cette approche européenne et prend des libertés face à la situation inflationniste actuelle. D’abord, au lieu de prendre en compte l'ensemble des revenus en Belgique, il est proposé de construire un seuil composite pondérant la médiane des revenus à Bruxelles et celle en Wallonie. De façon contraire à la réglementation européenne, en excluant du calcul les revenus les plus hauts, on tire ainsi artificiellement la mesure de la pauvreté vers le bas. Ensuite, alors que le calcul des ressources des ménages serait indexé, le seuil pour avoir droit à une allocation d'études complète, lui, ne serait pas indexé à l'année en cours, alors que nous avons vécu une période d’inflation importante.

Conséquence : artificiellement, le seuil de pauvreté tel que réinterprété passerait de 1480 euros[2] à 1160 euros par mois pour l'année 2023. Un monde de différence, et autant de personnes réellement en pauvreté et pourtant, qui ne bénéficieraient pas d’une allocation d’études complète !

La Ministre voudrait fixer dans la loi une estimation des coûts directs des études… qui n’atteindraient pas 36% des coûts réels des études pour un koteur, 24% des coûts réels des études pour un navetteur.

La méthode choisie pour fixer dans un arrêté une estimation des coûts directs des études, non seulement ne prendraient pas en compte nombre d’entre eux,  mais en plus conduirait à une sous-estimation systématiquement de ceux-ci.

Alors que les différentes études qui ont été faites approximaient ces coûts selon qu’on soit navetteur ou koteur - et avant la période d’inflation que nous avons connue - aux alentours de 4000 à 10 000 euros par an[3], dans le projet d’arrêté, le coût des études serait chiffré à entre 960 et 3600 euros par an.

Ainsi, le projet à l’étude estime à 2800 euros une année en kot alors que l’étude BDO-Sonecom (2019) l’estimait avant inflation à 4500 euros. De même, il ne serait pas négligeable d’estimer les coûts “logement” pour des étudiant·e·s restant en famille, considérés jusqu’ici à 0 euro ! Ces personnes-là perdraient, en moyenne, près de 20% d’allocation par rapport aux conditions actuelles. Ensuite, les frais de matériel, équipement, culture, sport sont estimés par la Ministre à 650 euros et ne semblent pas reprendre les frais de matériel informatique et de connexion wifi, alors que l’étude précitée les estimait avant inflation à 1430 euros. Enfin, aucune estimation de frais n’est incluse pour les supports de cours qui ne sont pas gratuits pour les boursiers en vertu des règles de gratuité[4].

La situation pour le secondaire est similaire : le coût de l’internat pour les élèves internes est fixé à 2500 euros qui sont ensuite arbitrairement divisés par deux, alors qu’il a été fixé pour le secondaire ordinaire en 2023-2024 à 2810 euros[5]. Les frais de petit matériel, manuels scolaires, de photocopies, de matériel de gym, de piscine sont divisés par deux voire trois par rapport aux estimations existantes ou aux plafonds légaux[6][7]. La réforme n’estime aucun frais informatiques, alors qu’ils sont massifs en secondaire, ne prévoit aucun frais liés aux excursions et voyages scolaires, n’aborde pas la question de l’équipement pour l’enseignement qualifiant, et ne prévoit aucun frais pour le coût du cartable et du plumier.

D’autres éléments de cette réforme suscitent l’inquiétude. Ainsi, l’intention affichée par la Ministre d'exiger des étudiant·e·s à bas revenus de d’abord ouvrir un dossier au CPAS avant le traitement d’un dossier de demande d’allocation d’études serait directement en contradiction avec la loi concernant le droit à l’intégration sociale, qui organise l’inverse[8]. Dans le cas d’un refus d’octroi du revenu d’intégration, il nous revient que la Fédération Wallonie-Bruxelles envisagerait même d’exiger du CPAS de l’étudiant·e·s ou de l’élève de justifier les raisons de ce refus, au risque de ne pas avoir droit à son allocation, ce qui est contraire au secret professionnel protégé par le Code pénal et la loi organique des CPAS[9]. Dans le même sens, il ressort de nos informations qu’en cas de non introduction d’une demande auprès du CPAS, le ou la jeune se verrait refuser l’octroi de l’allocation d’études, ce qui constituerait un recul de ses droits sociaux. Enfin, reporter la “charge” de l’enquête à propos des revenus sur ces institutions publiques croulant déjà sous les dossiers d’aide, sans accord du secteur, n’est pas acceptable.

Dès février, les associations qui avaient pu assister à une présentation intermédiaire des travaux relatifs à la future réforme à venir avaient alerté sur des problèmes méthodologiques, et offert leur expertise. Devant la volonté du cabinet d’avancer avant le début des vacances parlementaires, elles tirent l’alarme et appellent à une réforme  basée sur la réalité. Si les allocations d’études doivent pouvoir éviter la précarité et la pauvreté aux familles et aux jeunes, il faut qu’elles évaluent correctement le coût des études et la pauvreté.

Nous appelons le gouvernement :

  • Á temporiser et à ne pas prendre de position durant l’été
  • Á revoir sa méthodologie pour correspondre aux standards statistiques STATBEL et EU-SILC et pour évaluer avec sérieux le coût réel des études
  • Á garantir le caractère résiduaire de l’aide et de l’intégration sociale
  • Á organiser une concertation avec le secteur associatif pour évaluer correctement et justement les coûts des études.
  • Á lutter concrètement contre le non-recours aux droits sociaux dans le cadre des allocations d’études.
  • Á réévaluer et mettre les moyens nécessaires à l'octroi rapide d'allocations d'études répondant vraiment aux besoins des étudiants.

 

Christophe Cocu, Ligue des familles

Christine Mahy, Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté

Nicolas De Kuyssche, Forum - Bruxelles contre les inégalités

Emila Hoxhaj, Fédération des Étudiant·e·s Francophones (FEF)

Edgar Szoc, Ligue des Droits Humains

Benoît Jadin et Moritz Lennert, Changement pour l'égalité (CGé)

Jean-Pierre Coenen, Ligue des Droits de l’Enfant

Logan Verhoeven, Comité des Elèves Francophones

Véronique De Thier, Fapeo

Bernard Hubien, Ufapec

Khalid Zian, Fédération des CPAS bruxellois - Brulocalis

Luc Vandormael, Fédération des CPAS wallons - UCVW

Céline Nieuwenhuys, Fédération des Services Sociaux

Nel Van Slijpe, Jeunes CSC

 

 

[1] Il s'agit des statistiques de l’UE sur le revenu et les conditions de vie (EU-SILC), dont la méthodologie est réglementée par le Règlement 2019/1700. Voir : https://ec.europa.eu/eurostat/fr/web/microdata/european-union-statistics-on-income-and-living-conditions

[2] Seuil de pauvreté le plus récent (2022), basé sur les revenus 2021, indexés suivant l’indice santé à l’année en cours.

[3] https://fef.be/2011/12/01/cout-et-qualite-des-etudes-superieures-lenquete-de-la-fef-2011/

https://www.enseignement.uliege.be/cms/c_9059359/fr/cout-des-etudes

https://sonecom.be/cases/etude-sur-les-conditions-de-vie-des-etudiants-de-lenseignement-superieur-en-federation-wallonie-bruxelles/

[4] En vertu du décret du 19 juillet 2010 relatif à la gratuité et à la démocratisation de l'enseignement supérieur, les supports de cours de type syllabi sont gratuits pour les boursiers. Mais d’autres supports de cours très coûteux, par exemple, un code de droit, ne sont pas couverts tant que le législateur ne s’est pas accordé sur une définition extensive de la notion de supports de cours.

[6] https://liguedesfamilles.be/article/ou-est-passee-la-gratuite-scolaire

[7] Circulaire 7136 du 17 mai 2019 - Mise en œuvre de la gratuité scolaire au niveau secondaire

[8]  Loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l'intégration sociale, art. 3, 6°

[9] Code pénal, art. 458 et s.
Loi organique du 8 juillet 1976 des centres publics d'action sociale, art. 36 et 50.

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