Analyse UFAPEC septembre 2019 par A. Floor

17.19/ Être un enfant aidant proche d’un parent en souffrance psychique et élève : un duo impossible ?

 Je reste aujourd’hui avec cette image, ma mère c’était du beurre mou. Aujourd’hui je dirais peut-être nuage, un bon brouillard… on va s’appuyer dessus, et en fait ça tombe

Alice[1]

Introduction

Une partie importante de la population belge est à un moment donné de sa vie concernée par des problèmes psychiques. Et si ces personnes sont aussi parents, comment cela se passe-t-il avec leur enfant ? Dans l'analyse "Enfant de parent en souffrance psychique, est-ce encore tabou ?", nous avons vu que les enfants étaient parfois tenus à l'écart et peu pris en considération par les soignants de leurs parents. Ils perçoivent que ce dont souffre leur parent est tabou et qu'il vaut mieux ne pas en parler. Les écoles ne sont pas toujours mises au courant du fait que certains de leurs élèves assument, dans ces situations-là, beaucoup de tâches du quotidien habituellement dévolues aux parents. Dans le cadre des maladies psychiques, les enfants vont aussi apporter un soutien psychologique du mieux qu'ils peuvent. Comment cette situation hors du commun et chaque fois unique va-t-elle impacter leur scolarité ? Quel devrait être le rôle de l'école dans ce cadre-là ? Comment prendre en compte cette problématique tout en respectant la vie privée et le principe de confidentialité ?

Définitions

Alors qu’ils sont enfants, adolescents ou jeunes adultes, ils apportent de l’aide quotidienne à une maman, un papa, une sœur, un frère en situation de dépendance à la suite d’un accident, d’une maladie physique ou mentale, d’un handicap ou de consommation d'alcool ou de drogues.[2] On les surnomme les jeunes aidants proches.

Nous entendons le terme souffrance psychique au sens large tel que l'envisagent les deux auteurs du livre « Grandir avec des parents en souffrance psychique », Cathy Caulier[3] et Frédérique van Leuven[4]. Elles réunissent dans les termes parents en souffrance psychique des cas très divers comme des dépressions ponctuelles, des burn-out, des situations chroniques…

Quelques chiffres

D’après une étude, commandée par Céline Fremault (cdH), Ministre bruxelloise de l’aide aux personnes et menée en mai 2017, dans six écoles secondaires bruxelloises, avec un échantillon de 1401 élèves de 12 à 25 ans, il y aurait trois élèves aidants proches par classe à Bruxelles, ce qui équivaudrait à un pourcentage de 14,1 % d’élèves qui seraient jeunes aidants proches[5]. Ce pourcentage est plus élevé en Région de Bruxelles-Capitale que dans les autres régions du pays.

Selon la Mutualité chrétienne, un aidant proche fait économiser en moyenne 1.197 euros par mois à la société[6].

Au niveau des données, pour l’année 2014, l’administration générale de l’Aide à la jeunesse signale des interventions pour 25.990 jeunes, soit 67,7 % des jeunes en difficulté ou en danger. Plus d’un tiers de ces jeunes sont pris en charge en raison des difficultés personnelles de leurs parents, ce qui représente 9.318 jeunes, soit 36 % des jeunes en difficulté ou en danger pour lesquels un motif d’intervention est encodé. Parmi ces jeunes, deux sur cinq, soit 43,46 % (4.050 jeunes), se trouvent en difficulté ou en danger en raison des problèmes psychologiques de leurs parents et trois sur dix, soit 30,10 % (2.805 jeunes), sont confrontés à des parents souffrant d’un problème d’assuétude, essentiellement de l’alcoolisme et, dans une moindre mesure, des problèmes de toxicomanie[7].

Comme près d'un tiers[8] de la population belge sera concerné à un moment donné de sa vie par des troubles psychiques, tout le monde sera touché de près ou de loin et le milieu scolaire n'y échappera pas, que cela soit par le biais des élèves eux-mêmes ou de leurs parents, grands-parents, fratrie… Quel devrait être le rôle de l'école dans ce cadre-là ?

Et l'école dans tout ça ?

  • La solitude et l’isolement

Pour que le milieu scolaire soit informé, il faut d'abord que l'état de santé du parent ait été pris en charge par un aidant extérieur et que des mots aient été posés en présence de l’enfant ou du jeune sur le trouble dont souffre le parent. Mais, même si l’enfant sait ce qui touche son parent, il va souvent garder le silence à l’école, il ne sait pas bien comment partager son expérience si particulière.

Il y a des gens qui ont réussi à se contenter d’une seule personne, à essayer de lui être fidèle et à avoir des enfants, un labrador, un jardin, une baie vitrée…puis tout va bien ! Mais on ne sait pas, ça peut péter un jour… mais eux ne comprennent pas des gens comme ma mère, ou même des gens comme moi, qui ont un parcours particulier… Ils ne comprennent pas…[9]

Le jeune va aussi s’isoler et éviter les invitations à la maison de peur du regard des autres sur l’état du parent. Il va même refuser les invitations chez les autres, car il sait qu’il ne pourra pas les inviter à son tour.

  • Paroles de ministres

La situation des jeunes aidants proches doit tous nous préoccuper. Elle réclame de l’énergie et les enseignants ne sont pas toujours formés, attentifs à l’impact que cela peut avoir sur le cursus scolaire de ces jeunes… Il est donc nécessaire de répondre adéquatement aux besoins des élèves qui nécessitent une attention particulière de manière durable ou passagère, en ce compris les jeunes aidants proches. Nous devons aider ces enseignants à détecter les problèmes que les élèves gardent pour eux et à identifier les remèdes à y apporter. Jean-Claude Marcourt[10].

Bien entendu, certains enseignants se sont déjà retrouvés face à des élèves dans cette situation. Mais, cette situation étant rarement évoquée, et compte tenu du nombre important d’acteurs gravitant autour de l’école, il est difficile d’identifier le problème et déterminer comment un enseignant peut soutenir le jeune. Marie-Martine Schyns[11].

  • Rôle d’information et de prise en compte à priori des besoins des aidants proches

L'école est un espace qui est obligatoirement fréquenté par des enfants et des jeunes qui vivent parfois des situations très difficiles dans leurs familles. Au-delà de sa mission première d'enseignement, l'école doit aussi prendre en compte l’environnement social de l’élève afin d’assurer à chacun des chances égales d’insertion sociale, professionnelle et culturelle (article 11 du décret Missions). Il est dès lors important que chaque école intègre la dimension du jeune aidant proche dans le projet d'établissement scolaire, comme le propose l‘ASBL Jeunes & aidants proches. Afficher aux valves de l'école et dans le journal de classe les relais possibles (CPMS, SPSE, ligne Ecoute-Enfants, AMO, ASBL Jeunes aidants proches) et identifier clairement au sein de l'équipe éducative une personne référente Jeunes Aidants proches permettent d'aiguiller au mieux l'élève concerné. 

  • Mise en œuvre d’aménagements pédagogiques

Les élèves aidants proches sollicitent en priorité un soutien pour leur scolarité. Différents aménagements pédagogiques pourraient être mis en place en fonction de la situation familiale. Notons par exemple une plus grande tolérance pour les retards (jeune qui doit faire la toilette et habiller son parent) ; des délais supplémentaires pour la remise de travaux, la prise de conscience d’éventuelles difficultés financières ; le développement de projets de tutorat entre élèves ; une tolérance si l'élève est déconcentré, car préoccupé par l’état de santé d’un parent ; l’assurance que ses notes de cours soient en ordre et un soutien pour les mettre en ordre… Pourquoi ne pas étendre le statut d’élève à besoins spécifiques à cette catégorie d'élèves jeunes aidant proches ?

  • Priorité aidant proche pour les inscriptions en première année secondaire

Pour permettre à ces jeunes de mieux concilier leur aide à la maison et leur parcours scolaire, il faudrait modifier le décret inscription en incluant une priorité pour ces élèves jeunes aidants proches. En facilitant ainsi l’inscription d’un élève jeune aidant proche dans une école proche de son domicile, on tient compte du fait que ce jeune est dans une situation familiale où sa présence est un appui indispensable pour toute la famille.

  • Adaptation de l'accessibilité de l'école

Dans certains cas, ce seront les frère ou sœur qui assisteront aux réunions de parents en lieu et place des parents. Il sera alors important de leur réserver un accueil adapté et les soutenir dans cette démarche qui permet de maintenir le lien avec la famille. Il est aussi important que les enseignants adoptent une flexibilité dans les moments de rendez-vous avec les parents.

  • Rôle d'alerte

Nous avons vu précédemment à quel point il est important que l'enfant soit entendu et reconnu quand il évoque ce qu'il vit avec son parent. Selon Cathy Caulier, il le fera le plus souvent de manière métaphorique. J'ai été impressionnée dans les rencontres avec les enfants, les familles, déclare-t-elle, de l'aisance avec laquelle les enfants, si on écoute les enfants, si on écoute leur langage, leur langage qui est un langage très spécifique qui est un langage métaphorique corporel, ont beaucoup plus de facilité à nous en parler.[12]

J'ai le souvenir de ça ! De la cour de récré, de la prof à qui j'ai dit : "Ma maman, elle est comme du beurre !" - "Etudie tes maths, hein ! J'ai honte de le dire, mais…regarder l'enfant que j'étais, et voir à quel point je n'ai pas eu une personne qui aurait pu voir … Mais il y en avait cent ! Qui n'ont pas vu ! Qui n'ont rien fait ! Qui n'ont pas vu une psychotique. Qui n'ont pas vu cette enfant là ça ne va pas, il y a quelque chose qui ne va pas… Mais c'est pas grave, changez-la d'école, et qui se sont débarrassés de moi comme ils pouvaient … jusqu'à l'hôpital. (…) La prof m'aurait dit oui, ça aurait été vraiment nickel, même si elle m'avait dit : "ne le dis à personne". J'aurais été forte d'un secret ! Vraiment ! Et d'ailleurs, toute ma vie, j'ai cherché des gens. Des gens partout. Une personne idéale, un prof, une personne qui m'avait l'air maternelle., j'ai vraiment cherché des gens solides, pas dupes, qui auraient peut-être même pu être agressifs face à mes parents s'il avait vraiment fallu, très intelligents, très cultivés.[13]

L’ASBL Jeunes & aidants proches présente aussi sur son site des outils[14] pour guider les adultes référents afin de détecter plus facilement ces jeunes aidants proches, pour les soutenir, tout en respectant leur vie privée et leur désir de confidentialité.

  • Rôle de tuteur de résilience

L'enseignant peut jouer, sans le savoir, un rôle extrêmement important dans la vie de ses élèves qui soutiennent eux-mêmes leur parent. Il sert alors d'élément de référence, de stabilité.

La comédienne qui animait notre groupe d'adolescents leur avait demandé d'apporter un objet qui leur tenait particulièrement à cœur. (…) Un jeune homme avait amené un stylo, offert par son directeur d'école, qui avait perçu sa situation. J'avais été frappée de constater comment pour ces jeunes, une seule rencontre, un seul moment avec un adulte qui comprend, semblaient pouvoir être un point d'arrimage qui fait date[15].

Frédérique van Leuven a observé combien des personnes extérieures qui ont fait preuve de compréhension sont essentielles dans le parcours de ces jeunes : Et quand les enfants, devenus adultes, témoignent de ce qui les a aidés justement à grandir, à vivre et à survivre à travers tout ça, c'est très souvent la figure de personnes auxquelles on n'aurait pas pensé à priori, notamment des personnes comme les beaux-parents, parfois une famille d'accueil, parfois des personnes dans des lieux élargis, dans le monde associatif, dans le milieu scolaire. Toutes ces personnes auxquelles on ne pense pas sont parfois les plus importantes pour les enfants parce qu'elles vont assurer une continuité[16].

  • Respect de la confidentialité et non stigmatisation

Les préjugés restent encore très vivaces vis-à-vis des maladies mentales : paresse, manque de volonté, incompétence parentale… L'élève aura besoin d'un cadre rassurant et non jugeant à l'école. Bien souvent, il cachera sa situation par peur des conséquences comme l'explique Bénédicte Loriers, chargée d'études et d'analyses à l'UFAPEC. Une des grandes difficultés qui apparait dans cette problématique est le droit à la vie privée, le secret que de nombreux jeunes aidants proches veulent préserver par rapport à leur assistance. Ce silence a souvent pour explications une certaine honte, la peur de jugement des voisins, des amis, la peur aussi pour le jeune de ne plus pouvoir vivre sous le même toit que son parent, ce qui parfois peut devenir un véritable drame. [17]

Il arrive que, dans un souci de bien faire, les intervenants tentent de protéger le jeune d'une charge qu'ils jugent trop lourde pour ses épaules. Ce faisant, ils se trompent de cible, car les jeunes aidants proches ont besoin d'un soutien concret pour vivre leur scolarité au mieux (retards et absences plus facilement acceptés, plus grand délai dans la remise des travaux, encouragement, aides financières…).

Les enfants nous disent combien les petites phrases souvent entendues (dans le champ de la maladie psychique uniquement), "Ce n'est pas à toi de faire ça… Tu n'es pas le médicament de ton parent" sont insupportables, car elles constituent une double peine : elles dévalorisent à la fois l'enfant qui fait de son mieux, et son parent qu'il tente de défendre. Par contre, les enfants insistent sur leurs besoins essentiels : aide à la scolarité souvent perturbée, et nécessité d'aménager des aides en famille et du soutien pour eux quand vient le moment pour eux de s'émanciper et d'entamer des études. [18]

Conclusion

Les enfants et les jeunes qui soutiennent des parents en souffrance psychique ont besoin d’être reconnus et écoutés tout en préservant leur désir de confidentialité. La peur d’être séparé de la famille et la stigmatisation sont encore plus grandes quand il s’agit d’un trouble psychique.

En mettant sur pied des mesures en amont comme l’intégration de la dimension d’aidant proche dans le projet d’établissement ou l’affichage des services d’aide pour jeunes aidants proches ou la sensibilisation de toute la communauté éducative à ce phénomène, l’école est alors proactive et accueillante pour les élèves concernés et leurs familles.

Un nouveau statut pour les aidants proches a été adopté en Commission des Affaires Sociales le 3 avril 2019, mais ce statut ne concerne que les personnes majeures ou mineures émancipées. Ce nouveau statut qui entrera en vigueur dès ce 1er octobre 2019 prévoit entre autres la possibilité d’un congé Aidant Proche d’un à six mois, avec assimilation pour le calcul de la pension pour les personnes majeures. Mais pour les aidants proches mineurs qui sont soumis à une obligation de fréquentation scolaire, qu'est-ce qui est prévu ?

La Coordination des ONG pour les Droits de l'Enfant dénonce aussi l'absence de prise en compte des droits de l'enfant : S’agissant des mineurs aidants proches, encore une fois, c’est l’ensemble de leurs droits qui est touché, et principalement le droit à l’éducation (art. 28 de la Convention) ainsi qu’au repos et aux loisirs (art. 31)[19].

Pourquoi le monde de l’enseignement n’avancerait-il pas lui aussi dans l’information et la sensibilisation auprès des écoles en publiant une circulaire (officialisant des adaptations de leur scolarité) et en soutenant les projets des différentes associations soutenant les jeunes aidants proches ? Les élèves aidants proches sollicitent en priorité un soutien pour leur scolarité. Différents aménagements pédagogiques pourraient être mis en place en fonction de la situation familiale. Pourquoi ne pas étendre le statut d’élève à besoins spécifiques à cette catégorie d'élèves jeunes aidant proches ? Rappelons également que le partenariat famille-école est essentiel dans les situations évoquées plus haut. Cependant il se doit de rester discret et respectueux des familles.

 

 

Anne Floor

 


[1] Témoignage dans https://cdn.uclouvain.be/public/Exports%20reddot/formationcontinue/documents/Frederique_VAN_LEUVEN.pdf p.29

[2] Définition issue de la brochure Jeunes Aidants Proches éditée par l’ASBL Jeunes & aidants proches. https://www.jeunesaidantsproches.be/copie-de-pour-les-professionnels

[3] Psychologue, psychothérapeute systémique au service de Santé Mentale de Saint-Gilles (Bruxelles) et de Louvain-La-Neuve, formatrice à l’approche systémique.

[4] Psychiatre au centre Psychiatrique Saint-Bernard à Manage et dans l’équipe mobile de crise de la région du centre (Belgique), doctorante à l’université de Mons, membre du centre de recherche en inclusion sociale

[8] B. VAN GORP, PhD B. VYNCKE, MSC J. VERGAUWEN, MA T. SMITS, PhD T. VERCRUYSSE, PhD E. VROONEN, Instituut voor Mediastudies, KU Leuven, op.cit, p. 10.

[9] F. VAN LEUVEN, Vivre avec des parents psychiques : paroles de jeunes sur la maladie mentale d’un parent, p. 9.

[10] Vice-président et Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et des Médias, séance du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, le 25 octobre 2016.

[11] Ministre de l’Éducation, séance du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, le 4 octobre 2017.

[12] Grandir avec des parents en souffrance psychique : retranscription de l’émission « Tendances 1e du 31/07/2017.

[13] F. VAN LEUVEN, Vivre avec des parents psychiques : paroles de jeunes sur la maladie mentale d’un parent, p. 10.

[15] Ibidem, p. 10.

[16] Grandir avec des parents en souffrance psychique : retranscription de l’émission « Tendances 1e du 31/07/2017.

[17] B. LORIERS, Les jeunes aidants proches ont-ils les mêmes chances d’insertion sociale que les autres jeunes ? UFAPEC, 10.18. http://www.ufapec.be/nos-analyses/1018-jeunes-aidants-proches.html

[18] F. VAN LEUVEN, « Paroles de parents en souffrance psychique autour de l’hospitalisation » in l’Observatoire n° 97, 2018, pp. 34-39.

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