Analyse UFAPEC 2008 par J. Feron

31.08/ Comprendre les fractures numériques du 1er et du 2sd degrés

Introduction

La fracture numérique est une notion apparue dans les années 90(1) avec l’avènement d’Internet et son utilisation élargie dans le grand public. L’expression de fracture numérique ou fracture technologique a été reprise et utilisée par les médias à toutes les sauces. Or cette notion a évolué et s’est révélée après analyse, beaucoup plus complexe qu’il n’y paraissait, mettant en perspective des enjeux de société importants comme discriminations et démocratie ou encore l’influence grandissante des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC ou TIC) et particulièrement d’Internet, dans la vie sociale.

Cette analyse met en lumière ce qu’est la fracture numérique, et quelles en sont les différentes facettes.

Enjeux

Il n’y a plus guère de doute dans le fait que l’utilisation et la maîtrise des TIC sont des enjeux de position sociale importants. Les gouvernements et l’Europe ont bien compris que la réduction de la fracture numérique est un enjeu démocratique de taille. Pour preuve, les divers plans et mesures mis en place pour essayer de diminuer celle-ci : Plan Multimédia à Bruxelles (depuis 1998), Cyber-écoles / Cyberclasse en Wallonie (depuis 1998), Plan national d’action contre la fracture numérique (2005), Internet pour tous (2007), e-Europe 2005, Plan d’Action i2010,...

Arriver à déterminer avec le plus de précisions possibles quels sont les mécanismes de cette fracture est indispensable pour être conscient des difficultés à surmonter et pour mener des actions qualitatives pendant la durée nécessaire.

Définitions

Le terme générique choisi dans cette analyse est ‘fracture numérique’ et englobe toute expression équivalente comme fracture digitale, fracture technologique ou autre, qui parle du décalage qui existe entre les personnes qui utilisent ou n’utilisent pas ou peu, les TIC.

Souvent dans l’esprit du grand public, les TIC sont associés à Internet et il peut y avoir confusion. En effet, Internet est le symbole de la société de l’information et il y a une raison à cela : « Il y a quelques années encore, l’informatique était le pivot des TIC ; Internet en était une des applications (…) [Aujourd’hui] c’est Internet qui est devenu le pivot des TIC. L’informatique, le multimédia, la téléphonie mobile, l’imagerie numérique gravitent autour d’Internet.(2) »
On le voit, Internet est à présent le point de passage obligé concernant les TIC, même s’il en existe de nombreuses autres applications. C’est pourquoi dans le cadre de cette analyse, c’est d’Internet essentiellement dont il sera question.

Il est entendu que nous parlons ici de fracture numérique dans la société belge, européenne, voire occidentale. En aucun cas ne sont abordés ici les mécanismes d’une fracture numérique Nord-Sud avec les pays en voie de développement qui nécessite d’autres approches sur d’autres plans.

Problématiques particulières

Il est important de distinguer ce que cette fracture a de spécifiquement ‘numérique’. Car si elle n’est que la résultante d’inégalités socio-économiques bien connues, c’est sur le niveau de pauvreté qu’il faut agir essentiellement.
«Le manque d’accès aux réseaux numériques peut aussi créer de la pauvreté, générer des inégalités spécifiquement liées à l’absence d’accès à l’Internet ou d’usage des TIC.(3) »

Au niveau des usages également, il est utile de se demander quelles sont les caractéristiques numériques des problèmes rencontrés.
« Y a-t-il des problèmes spécifiques rencontrés dans l’utilisation d’Internet ou relèvent-ils d’un rapport cognitif à tout objet technique ? N’utiliser que le courrier électronique ou aller toujours sur les mêmes sites, alors que tant d’autres possibilités s’ouvrent, n’est-il pas un comportement de même nature qu’appuyer toujours sur le même bouton d’une machine à laver qui comporte 38 programmes différents ?(4) »

« De nombreuses études montrent ainsi que de multiples facteurs se combinent aux variables sociodémographiques traditionnelles (statut socio-économique, niveau d’éducation, âge, sexe, etc.) pour influencer l’engagement (ou non) des individus dans les TIC. S’approprier pleinement les TIC et leur contenu – c’est-à-dire en avoir un usage motivé et efficace – est bien une dynamique complexe, qui requiert de nombreuses ressources d’ordre tant matériel que mental, social et culturel.(5) »

Une fracture multidimensionnelle

«Le sentiment général est que la notion [de fracture numérique] a du sens, mais peu de contenu. Peu de contenu car elle en a trop. Sous couvert de ‘la’ fracture numérique, sont en effet, mélangées des inégalités différentes, soit par leur nature, (sociale, géographique), soit par leur ‘localisation’ (firmes ou familles par exemple pour la dimension sociale, échelle géographique pour la dimension spatiale). Il est ainsi plus judicieux de parler ‘des’ fractures numériques.(6) »

C’est en 1998(7) que pour la première fois une distinction est faite entre d’une part, les inégalités dans l’accès aux TIC et d’autre part les inégalités dans les connaissances et les compétences parmi les individus connectés.

Début des années 2000, de nombreux chercheurs continueront à dire qu’il faut nuancer le concept et modifier la vision manichéenne de la fracture numérique en deux groupes : les nantis (have) et les démunis (have not) de l’information(8) . Cette perspective critique met l’accent sur le caractère multidimensionnel du concept de fracture numérique.

Il ne suffit donc pas d’être connecté pour passer de l’autre côté de la barrière numérique contrairement aux croyances générales comme le montre une annonce de la Direction générale Statistique et Information économique en octobre 2007 : la fracture digitale se résorbe : 10% de ménages en plus sur la toile.

1. Fracture du premier degré

La fracture numérique au premier degré concerne la dimension matérielle de celle-ci. On parle ici de déficits en termes de moyens, d’équipements et d’accès. Dans ce cas, la distinction est claire entre deux groupes : ceux qui ont accès aux TIC et ceux qui en sont dépourvus. En 2006, 57% des ménages possèdent un ordinateur en Belgique et 54% des ménages ont une connexion Internet(9) . La fracture du premier degré est une fracture nette et quantifiable.

Cependant, disposer d’un accès à Internet par exemple, n’en garantit pas une pratique pleine et entière, c'est-à-dire, autonome et efficace, pouvant ainsi déboucher sur des bénéfices pour son utilisateur. « (…) il devient vain de penser que la seule démocratisation de l’accès aux TIC, et à Internet en particulier, soit synonyme de plus d’égalité(10) . »

C’est pourquoi le concept de fracture numérique du second degré est apparue.

2. Fracture du second degré

La fracture numérique du second degré concerne les clivages qui se créent parmi les utilisateurs en fonction des types d’usages qu’ils font, non seulement des technologies, mais aussi des services et des informations accessibles en ligne. C’est une sorte de ‘fracture dans la fracture’ dont la dimension n’est plus matérielle, mais intellectuelle et sociale.

« la question clé devient alors non plus l’accès inégal aux ordinateurs, mais bien les manières inégales dont les ordinateurs sont utilisés. »(11)

Dans la fracture du second degré, on parle alors des compétences et des connaissances nécessaires au maniement et au profit des TIC.
Ces compétences numériques se répartissent en trois niveaux : les compétences instrumentales, structurelles (ou informationnelles) et stratégiques.

  • « Les compétences instrumentales : elles ont trait à la manipulation du matériel et des logiciels.
  • Les compétences structurelles ou informationnelles : elles concernent la nouvelle façon d’entrer dans les contenus en ligne, c’est-à-dire chercher, sélectionner, comprendre, évaluer, traiter l’information.
    Van Dijk(12) a introduit une distinction entre les compétences informationnelles formelles et substantielles. Les premières sont relatives au format, les secondes au contenu de l’information.
  • Les compétences stratégiques : elles concernent l’aptitude à utiliser l’information de manière proactive, à lui donner du sens dans son propre cadre de vie et à prendre des décisions en vue d’agir sur son environnement professionnel et personnel.

Les compétences stratégiques, tout comme les compétences informationnelles substantielles, ne sont pas totalement nouvelles ; leur besoin se faisait déjà sentir avec les médias écrits et audiovisuels, mais les médias interactifs en ligne en accentuent l’importance et l’urgence de les maîtriser. Les auteurs cités s’accordent sur une sorte de hiérarchie des compétences numériques : les compétences instrumentales sont un pré-requis à la construction des compétences informationnelles, qui soutiennent, à leur tour, les compétences stratégiques.»(13)

Enfin, il faut aussi se pencher sur le réseau social, professionnel et personnel qui joue un rôle clé dans l’appropriation des technologies numériques.
« Dès lors, le fait de se trouver en marge des circuits sociaux, tant éducatifs que professionnels, se révèle être un facteur d’exclusion numérique considérable.»(14)

Pour finir, l’enjeu est d’analyser en quoi les trajectoires d’usages différenciés débouchent sur des inégalités et donc, de comprendre quelle est l’influence (grandissante) des TIC sur la vie socio-économique.

Quelles inégalités ?

«Tout d’abord, les inégalités constatées ne sont-elles pas les étapes nécessaires de tout processus de diffusion ? Commençant par un point, il finit par gagner tous les autres. La fracture numérique ne serait alors qu’une forme d’expression de l’épaisseur temporelle du processus de diffusion (le parcours de la courbe en S). La notion de « retard », si souvent employée dans la littérature sur la fracture numérique, est à cet égard ambiguë. Elle peut être interprétée comme un simple décalage temporel.
Naturellement, ce retard peut avoir des conséquences stratégiques, creuser un fossé. Mais il faut en faire la démonstration, ce qui est rarement fait. Quand est-ce qu’un retard devient une irréversibilité ? Telle est la question posée. Il n’est pas simple d’y répondre.(15) »

«Il importe de faire une distinction claire entre, d’une part, des différences et, d’autre part, des inégalités dans l’accès aux TIC et dans leurs usages. Autrement dit, pour que l’exclusion devienne effective, il faut que ces différences créent des phénomènes de ségrégation. Ainsi, le simple décompte des connexions et du nombre d’utilisateurs ne nous apprend que peu de choses sur la manière dont ces outils créent des inégalités. Si l’on adopte ce point de vue, il s’agit de s’intéresser moins aux écarts dans les usages qu’aux effets discriminatoires que ceux-ci peuvent engendrer. Des discriminations dues au non-accès et au non-usage peuvent s’instaurer dans plusieurs domaines : le travail et le développement professionnel ; la consommation ; la communication.»(16)

L’Internet pose-t-il des problèmes spécifiques tels que l’on puisse identifier des inégalités d’usage singulières ? Mais il convient de spécifier la singularité des usages des TIC si on entend parler de fracture numérique dans ce domaine.(17)

Conclusion

Les inégalités issues de la fracture numérique sont bien réelles, mais elles sont nombreuses et complexes à identifier et à quantifier.

«(…) peu encore de recherches empiriques se sont attachées à comprendre la manière dont les différents facteurs (démographiques, économiques, sociaux et culturels) interfèrent dans la différenciation des modes d’usages. De plus amples analyses à cet égard seraient d’autant plus pertinentes que ces modes d’usages sont sans doute un des lieux où de nouvelles discriminations vont se forger ou s’amplifier.»(18)

On le constate d’ailleurs déjà dans les résultats EUROSTAT 2008 concernant les activités des Belges sur l’ordinateur et Internet. Autant notre pays se situe-t-il au dessus de la moyenne européenne en ce qui concerne l’accès et le pourcentage d’utilisateurs, autant concernant les activités et les utilisations sur Internet, la Belgique est en net décrochage par rapport à ses voisins.

Peut-on espérer qu’au moins les jeunes générations puissent bénéficier d’un apprentissage réel à l’école(19) , aux accessoires informatiques, avec éducation à la recherche de l’information, à l’esprit critique des outils et des démarches utilisées ?

Aucune solution simple ne se dégage pour lutter contre la fracture numérique, ce concept est mouvant, en évolution constante comme les TIC elles-mêmes et leur influence sur notre société. Influence dont nous devons rester conscients et maîtres, pour que les TIC demeurent des outils aux services des hommes et non des instruments de pouvoir et de hiérarchisation sociale.

Julie Feron
 

(1) L’expression digital divide aurait été évoquée pour la première fois en 1995 par A. Long-Scott dans “Access Denied”, Outlook, vol 8, n°1 : www.maynardije.org
(2) BROTCOME P. et VALENDUC G. « Construction des compétences numériques et réduction des inégalités. Une exploration de la fracture numérique au second degré. » Etude de la Fondation Travail-Université pour le SPP Intégration Sociale. Juin 2008
(3) RALLET A. Présentation, Réseaux 2004/5-6, n° 127, p. 9-15.
(4) RALLET A. 2004.op.cit.
(5) BROTCOME P. et VALENDUC G. Juin 2008. op.cit.
(6) RALLET A., 2004.op.cit.
(7) KLING R. “Technological and Social Access on Computing, Information and Communication Technologies” 1998.White paper for Presidential Advisory Committee on High Performance Computing and Communication, Information Technology, and the Next Generation Internet.
(8) BUCY &NEWHAGEN. 2004, DI MAGGIO & AL. 2004, HARGITAÏ 2002, 2003, KATZ & RICE 2002; Selwyn & al 2005, Van Dijk 2005, Warschauer 2003 cités par BROTCOME P. et VALENDUC G. Juin 2008. op.cit.
(9) SPF Économie - Direction générale Statistique et Information économique. «La fracture digitale se résorbe : 10% de ménages en plus sur la toile. » oct 2007RECTION ESS
(10) BROTCOME P. et VALENDUC G. Juin 2008. op.cit.
(11) WARSCHAUER M. “Technology and social inclusion. Rethinking the digital divide”. MIT Press.
Massachusetts. (2003, p.46)
(12) VAN DIJK J. The Deepening Divide Inequality in the Information Society. Sage Publications,
Thousand, Oaks CA, London/New Delhi. 2005.
(13) BROTCOME P. et VALENDUC G. Juin 2008. op.cit.
(14) ibidem
(15) RALLET A. 2004.op.cit.
(16) BROTCOME P. et VALENDUC G. Juin 2008. op.cit.
(17) RALLET A. 2004.op.cit.
(18) BROTCOME P. et VALENDUC G. Juin 2008. op.cit.
(19) le sujet est développé par ailleurs dans «L’école réduit-elle la fracture numérique ? ». Analyse UFAPEC 2008.
 

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