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Obligation scolaire à 3 ans, un levier pour les publics vulnérables ?
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19.24/ Obligation scolaire à 3 ans, un levier pour les publics vulnérables ?
Introduction
L'idée de l'importance de l'école maternelle et donc de l'abaissement de l'âge de l'obligation scolaire a fait son chemin. Déjà en 2015, l'UFAPEC, comme d'autres acteurs, demandait de renforcer l'école maternelle et d'abaisser l'âge de l'obligation scolaire graduellement pour autant que les conditions d'accueil soient remplies[1]. En 2019, une loi était votée ramenant l'âge de 6 à 5 ans[2]. C’est dans ce sens que le Pacte pour un enseignement d’excellence a renforcé la qualité de l’enseignement maternel et que le référentiel des compétences initiales a été rédigé.
En mai 2023, dans le but de réduire particulièrement l'échec des élèves défavorisés, le sénat est allé plus loin en approuvant (sans l'acter) une proposition de résolution[3] pour ramener l’obligation scolaire à 3 ans au lieu des 5 actuels. Nous avons consacré une analyse à cette question au regard des besoins et rythmes de l’enfant. Cela demanderait d’accompagner cette mesure d’une série de conditions pour garantir un accueil de qualité adapté aux enfants de cet âge qui n'auront plus leur place en milieu d'accueil ou à la maison. Cela demanderait aussi de séparer obligation d'inscription et obligation de fréquentation à plein temps[4].
Aujourd'hui, nous abordons la question sous l'angle des inégalités sociales. Rendre la scolarité obligatoire dès 3 ans va-t-il rendre l'école capable de jouer davantage son rôle émancipateur à savoir permettre plus de réussite et d'inclusion pour les publics vulnérables ?[5]
On le sait, pour diverses raisons, les enfants qui vivent dans la précarité sont souvent ceux qui sont le moins scolarisés à 3 ou 4 ans. Travailler avec les familles est dès lors indispensable pour permettre une scolarisation précoce.[6]
Ici nous questionnons les conditions nécessaires à une scolarisation précoce réussie pour tous les élèves de milieux vulnérables. Trop souvent, il y a un manque d'accrochage à l'entrée à l'école ou un décrochage qui s'installera petit à petit durant la scolarité. Suffit-il de démarrer l'école plus tôt pour être mieux préparé et inclus ? Si cela ne suffit pas, quelles mesures complémentaires devraient accompagner l'obligation scolaire à 3 ans ?
Taux de fréquentation à 3 ans
On connait le taux d'inscription des enfants de 3 ans : 96,6 % en Wallonie et 85,5 % à Bruxelles.[7] On peut s'interroger sur une telle différence entre les régions. Est-ce encore dû à un manque de places d'accueil dans la capitale, au niveau socio-économique de la population, au taux d'immigration ?
Si une grande majorité des enfants de 3 ans sont inscrits à l'école, cela ne nous dit pas quel est le taux de fréquentation réelle. L'administration pourrait connaitre ces chiffres via les registres de fréquentation des classes maternelles de chaque établissement scolaire.
En l'absence de cet indicateur, le témoignage de parents et de professionnels font état de difficultés de scolarisation à 3 ans pour les enfants de milieux vulnérables.[8]
Évolution politique
Dans sa déclaration de politique communautaire (DPC), le nouveau gouvernement de la FWB précise les bénéfices attendus d'une scolarisation précoce : l’épanouissement des enfants concernés, la réduction du redoublement, un meilleur ancrage des élèves dans la société et une meilleure maîtrise de la langue. Elle bénéficie en particulier aux enfants de familles en situation précaire, moins sensibles à la fréquentation de l’enseignement maternel[9].
L’intention est bonne, du chemin a été parcouru dans ce sens depuis les débuts des travaux du Pacte pour un enseignement d’excellence, mais il ne suffit pas de décréter l’obligation scolaire à 3 ans pour atteindre plus de réussite et d’émancipation sociale. La question est bien plus complexe !
Pour une école plus équitable
Particulièrement dans un contexte de crise économique et migratoire, le renforcement des inégalités sociales par le système scolaire est préoccupant au niveau individuel, mais aussi sociétal. Alors que la Belgique connait une pauvreté infantile croissante, le milieu d’origine reste déterminant dans la réussite scolaire tout comme le niveau de certification pour l'occupation d'un emploi.[10]
Pour que l'école obligatoire joue son rôle émancipateur pour tous les élèves, le pacte a commencé la mise en œuvre d'une réforme systémique pour réguler une organisation à la fois inefficace (trop d'échec scolaire) et inéquitable (trop d'écarts de performances entre favorisés et défavorisés). Dans ce cadre, l'enseignement maternel s'est vu reconnu, renforcé et doté d'un référentiel en 2020.[11] Le référentiel cible un rôle primordial de l’école maternelle : un lieu d’apprentissage socialisé dont un des objectifs principaux est de donner aux enfants l’envie d’aller à l’école pour apprendre mais aussi pour affirmer et épanouir leur personnalité.[12]
Ce renforcement du maternel et une plus grande ouverture de l'école à la diversité socio-culturelle des familles (notamment via un renforcement attendu de la formation initiale et continuée du personnel) sont-ils suffisants pour une scolarisation précoce et positive de ces publics ? Le cas des enfants inscrits en maternelle, mais qui, ensuite, ne fréquentent pas ou peu l'établissement, le cas des élèves qui changent à plusieurs reprises d'école est éclairant sur la façon dont peut être vécue le début de la scolarité.
Accrochage ou carambolage ?
Un fossé socio-culturel
Alors que le moment de l'entrée à l'école est essentiel, il est fréquemment vécu comme un bouleversement pour les publics vulnérables au point de parler de choc culturel :
- de nombreux élèves ne connaissent que la culture de la maison, ces enfants ayant rarement connu un milieu d'accueil et les familles étant souvent dans l'isolement et l'entre-soi.
- les références socio-culturelles d'un enfant de 3 ans sont encore approximatives et l'immersion dans un environnement trop distant peut générer un brouillage identitaire voire un rejet.
Ainsi, il n'est pas rare que des petits, dont l'entrée a été mal préparée, se sentent mal à l'école et ne veulent plus y retourner, d'autant plus si le dialogue entre l'école et la famille est absent.
Langue de scolarisation
Dans les familles vulnérables, le langage utilisé est très différent de celui de l’école et basé sur l’oralité. Ces familles perçoivent mal l’enjeu de stimuler l’enfant pour lui permettre de progresser au niveau langagier. Elles, qui maitrisent peu l’écrit, ont encore plus de difficultés à faire entrer l’enfant dans cet univers nécessaire aux apprentissages.[13] À ce sujet, les élèves qui rencontrent des difficultés langagières persistantes sont des enfants qui connaissent peu d’échanges dans leurs premières années de vie.[14] La recherche confirme encore le caractère prédictif du niveau de langage des enfants âgés de 3 ans sur leur avenir scolaire.[15]
Fonctions exécutives
Les neurosciences ont permis de montrer le rôle essentiel des fonctions exécutives dans les apprentissages et l’inclusion dans un lieu de vie collectif (autonomie, respect des consignes…).[16]
Or, le milieu familial est un des facteurs influençant le bon développement des fonctions exécutives.[17] Comme le précise la pédiatre Catherine Gueguen, ces fonctions sont prédictives du fonctionnement social et scolaire, de la capacité à intégrer les codes[18].
Pour résumer, l’entrée en maternelle à 3-4 ans ne va pas de soi et peut demander du temps pour que le petit se sente à l’aise. Pour les milieux vulnérables, l’entrée à l’école peut être d’autant plus éprouvante et compromettre l’accrochage scolaire. Le politique en est-il conscient ? Qu’est-ce qui serait nécessaire de mettre en œuvre pour imposer une scolarisation à 3 ans ?
Renforcer l’entrée en maternelle
Un enseignement conçu pour tous
Si nous voulons un systèmes scolaire adapté à tous, l’individualisation des apprentissages (notamment par le coenseignement[19]) et le décentrement socio-culturel du monde scolaire sont à renforcer bien au-delà de ce qui existe aujourd'hui. Le décloisonnement entre l'enseignement, l' accueil temps libre (ATL) et les écoles de devoirs (EDD) évoqué dans la DPC[20] permettrait aussi plus d’ouverture de l'école à ce niveau.
Une période d’adaptation
Organiser une période d'acclimatation maison-école comme cela se fait pour la crèche est d'autant plus nécessaire pour les enfants défavorisés qui n'ont pas fréquenté une structure d'accueil et qui sont plus éloignés de la culture scolaire. Cela demande d'accompagner les familles, les mettre en confiance, les reconnaitre dans ce qu'elles sont et surtout leur faire une place. L'école n'est pas seule pour réussir ce passage, nous y reviendrons dans une autre publication.
C'est seulement ensuite que la phase d'accrochage peut se déployer :
1. je me familiarise à l'univers de l'école et à ses codes ;
2. j'apprends la langue d'enseignement ;
3. je comprends les bénéfices de l'école ;
4. Ma scolarité se construit grâce à une coéducation.
Un travail social
Il est question aussi dans la DPC d'évaluer l'efficacité pédagogique de l'encadrement différencié, déployé au bénéfice des élèves de milieux défavorisés. Nous nous interrogeons : dans les écoles qui accueillent des publics vulnérables, les enseignants sont-ils en mesure de se consacrer au pédagogique ? Un directeur nous laisse entrevoir combien la tâche peut être lourde : Nous recevons des moyens et on met la priorité où elle est nécessaire. On achète des sandwiches en plus pour les enfants qui viennent sans repas ; on finance du personnel en plus pour les enfants qu'on ne vient pas rechercher parce que finalement, c'est mieux pour l'enfant qu'il reste à la garderie après 16h ; les institutrices maternelles se procurent elles-mêmes des vêtements de rechange ; on remplit nous-mêmes des documents administratifs pour des familles ; je reçois au maximum les parents pour discuter avec eux des difficultés qu'ils rencontrent. Nous accompagnons les familles parfois bien au-delà de nos missions comme apprendre à une maman à donner une douche à son enfant.[21]
L'encadrement différencié ne devrait-il pas bénéficier d'office de moyens permettant un travail social pour mieux accueillir et accompagner l'enfant et sa famille ? Des travailleurs sociaux formés à l'edu-care[22] et à la diversité socio-culturelle ne sont-ils pas les plus indiqués pour cette action ?
Grandir dans la précarité, c'est être exposé à l'insécurité, à plus de risque de violences et à moins de suivi parental. Un tel environnement rend l'enfant moins réceptif aux apprentissages. Des services d'aide précoce soulignent l'intérêt d'une obligation scolaire à 3 ans à condition que l'école passe le relais pour une meilleure prise en charge de soutien à la périnatalité des familles : à 5 ans, c'est parfois trop tard pour voir que des enfants ont des retards de développement ou, éventuellement, de la négligence ou de la maltraitance.[23]
Pistes et conclusion
L'UFAPEC constate que les difficultés d’apprentissage dues aux inégalités sociales sont encore mal comprises ou interprétées. Vouloir plus de réussite et d'inclusion des publics vulnérables, c'est renoncer à faire porter la responsabilité de l'échec aux élèves, aux familles ou aux écoles. Vouloir une école plus équitable, c'est oser une réforme systémique, telle que le Pacte le prévoit, qui reconnait l'enfant dans sa globalité, inscrit dans une culture propre.
Beaucoup d'écoles à encadrement différencié se sont déjà engagées dans cette voie et leur expérience est à prendre en compte par le politique pour faire avancer les choses.
Une scolarisation précoce demande particulièrement pour les milieux défavorisés une période d'adaptation en ouvrant les portes de l'école aux familles. Le système scolaire en a-t-il les moyens et la posture ?
L'UFAPEC partage l'objectif du gouvernement de tendre vers une école de la confiance et de l'exigence qui œuvre pour tous les élèves et qui réduit les inégalités sociales.
Dans ce sens, une scolarisation précoce avant 5 ans est bénéfique pour autant que l'école ait les moyens de garantir un accueil de qualité pour chacun et tienne compte des besoins particuliers des élèves touchés par une précarité multidimensionnelle.
Systématiser le travail social avec les élèves vulnérables c'est leur donner un cadre rassurant pour prendre confiance et être acteurs de leur scolarité. La déclaration de Fribourg définissant le travail social va dans ce sens : Il promeut le changement et le développement social, la cohésion sociale, le développement du pouvoir d’agir et la libération des personnes.[24]
Dominique Houssonloge
[1] Voir notamment HOUSSONLOGE D., L’école maternelle, un levier pour éviter la reproduction de la pauvreté ?, analyse UFAPEC 2016 n° 06.16 - https://www.ufapec.be/nos-analyses/0616-maternelles-et-pauvrete.html, et L’école à 2,5/3 ans, une bonne chose pour l’enfant ?, analyse UFAPEC 2016 n° 11.16 - https://www.ufapec.be/nos-analyses/1116-l-ecole-a-2-5-3-ans-une-bonne-chose-pour-l-enfant.html
[2] Projet de loi du 14 mars 2019 modifiant la loi du 29 juin 1983 concernant l’obligation scolaire afin d’instaurer l’obligation scolaire à partir de l’âge de 5 ans. Texte adopté en séance plénière. www.lachambre.be/flwb/pdf/54/0051/54K0051008.pdf
[3] MR Sénat, 26/09/2023, Obligation scolaire à partir de l’âge de trois ans - Groupe MR au Sénat (mrsenat.be)
[4] HOUSSONLOGE D., J’ai 3 ans et je dois entrer à l’école. Besoins de l’enfant et obligation scolaire à 3 ans. - Analyse UFAPEC 2023 n° 2123 - https://www.ufapec.be/nos-analyses/2123-ecole-a-3ans.html
[5] Nous utiliserons plutôt le terme « vulnérable », la question de la précarité étant complexe et se situant bien au-delà d’une question financière.
[6] Nous aborderons cette question dans une prochaine publication.
[7] Déclaration de politique communautaire. Avoir le courage de changer pour que l’avenir s’éclaire, Législature 2024-2029, 11/07/2024, p. 28.
[8] Voir notamment Fondation Roi Baudouin, Ce que des parents en situation de précarité disent de l’accueil et de l’éducation des tout?petits, 2013, pp. 32?33. Nous abordons ce point plus en détail dans une prochaine analyse.
[9] DPC, ibidem.
[10] Voir annexe 1 pour les chiffres précis.
[11] Fédération Wallonie-Bruxelles, Pacte pour un enseignement d’excellence, Référentiel des compétences initiales. Juillet 2020
[12] Ibidem, p. 16.
[13] Voir notamment Wauters, N., ‘’Avec le langage, devenir acteur de son parcours scolaire’’, article signé C. Van de Werve dans Entrée Libre de janvier 2021, dossier n°155, p. 6.
[14] Houssonloge D. et Schmidt J.-Ph., Le dispositif FLA : à la conquête de la langue de l‘école - analyse UFAPEC 2021 n°03.21, p. 12, https://www.ufapec.be/nos-analyses/0321-fla.html
[15] GUEGUEN C., Heureux d’apprendre à l’école. Comment les neurosciences affectives et sociales peuvent changer l’éducation, Les Arènes, Paris, 2018, pp. 142-143.
[16] BILODEAU V. et MARCHAND C., Les fonctions exécutives au cœur des apprentissages scolaires. Présentation pour le colloque des professionnels de l’enseignement, 04/07/2019, Ontario, p. 3.
[17] BILODEAU V. et MARCHAND C., op. cit., p. 12 et GUEGEN C., op. cit., p. 205.
[18] GUEGEN C., op. cit., p. 204.
[19]Le coenseignement qui consiste, pour deux ou plusieurs enseignants, à assurer un travail pédagogique commun en même temps dans la classe serait une pratique pédagogique particulièrement indiquée pour prendre en compte la diversité socio-culturelle des élèves. Ce binôme permet plus de réflexivité et d'individualisation des apprentissages. Voir : https://prof.cfwb.be/article/coenseignement-faire-plus-differemment
[20] DPC, op. cit., p. 28.
[21] Entretien du 24 novembre 2021 avec Bruno, directeur, et Caroline, présidente de l’association de parents d’une école fondamentale de la région liégeoise à encadrement différencié.
[22] Voir notamment : GENETTE Ch., Edu-care, vers une approche globale de l’enfant qui (ré)concilie soin et apprentissage. Sous la direction de Florence Pirard. ULiège et ONE, 2022.
[23] Interview du 09/10/2023 de Cécile Van Honsté, directrice à la FILE (Fédération des Initiatives Locales pour
l'Enfance) du secteur de la petite enfance.
[24] Définition internationale du travail social approuvée par l'assemblée générale de IASSW le 10 Juillet 2014 à Melbourne - https://www.ifsw.org/wp-content/uploads/ifsw-cdn/assets/ifsw_111716-6.pdf