Analyse UFAPEC décembre 2022 par B. Loriers

20.22/ Le lien parent-enfant dans une société hyperconnectée

Introduction

La surexposition des enfants aux écrans fait régulièrement l’objet de nombreux débats, mais qu’en est-il de celle des adultes ? Quel impact sur leur rôle de parent ? Des parents qui en présence de leur enfant, sont hyperconnectés à leur smartphone, leur tablette ou leur ordinateur ? Cette préoccupation est tirée entre autres de la récente enquête du CSEM[1] et de l’asbl Media- Animation, dans laquelle on peut lire que plus de la moitié des élèves estiment leurs parents trop concentrés sur leurs smartphones. On peut aussi y lire ce témoignage d’une petite fille de première primaire : Quand je vais à la gym, ma maman elle est occupée avec son téléphone (…) parfois je lui fais coucou et elle me regarde pas parce qu’elle est sur son téléphone.

L’enjeu de cette réflexion est le développement des petits enfants, dans une société où les parents se connectent continuellement. L’hyperconnexion est-elle le miroir de notre société ? Quels en sont les conséquences pour l’épanouissement, les apprentissages et la socialisation de l’enfant ? Est-ce aussi une opportunité pour développer d’autres formes de relations avec les enfants ?

Les parents font des usages variés et multiples de leur smartphone : prendre un rendez-vous, utiliser le GPS, faire des recherches, suivre une recette, écouter de la musique, prendre des photos… Pour la sociologue Nicole Aubert, on parle d’hyperconnexion quand le temps consacré à internet est excessif par rapport aux autres activités[2]. Mais chacun de nous n’a-t-il pas sa propre perception du terme ‘excessif’ ? Passer quatre heures sur ses écrans, cela paraîtra beaucoup pour l’un, mais normal pour l’autre…

Nous pouvons aussi nous connecter à de nombreux objets : montre, voiture, station météo, balance, frigo, chaudière, alarme, panneaux photovoltaïques… Mais ces connexions-là ne sont souvent pas démesurées en ce qui concerne le temps que nous leur consacrons et n’entrent donc pas en ligne de compte dans notre réflexion.

Nous abordons dans cette analyse les droits pour les enfants d’être en lien avec leurs parents, de se développer et d’apprendre grâce aux interactions avec des parents présents, encadrants et disponibles.

Les relations que nous tissons avec nos enfants se construisent lentement et il y a mille occasions qui peuvent nous faire dévier. Avant la présence d’internet dans les foyers, les parents qui passent aujourd’hui beaucoup de temps sur leurs écrans auraient-ils regardé la télévision ou parlé des heures avec d’autres personnes sans se préoccuper de leur enfant ? Le manque de lien et l'insécurité affective de l'enfant n’existaient-ils pas avant internet ? Ne parlait-on pas de pauvreté langagière avant internet ? Une analyse UFAPEC de 2020 abordait déjà la question du besoin de communiquer avec l’enfant dès le plus jeune âge, en pointant la problématique d’une utilisation des écrans qui peuvent rendre les parents indisponibles. Cette analyse fait état d’une étude scientifique qui démontre la puissance de l'environnement sur le développement du langage des enfants : à l'âge de quatre ans, les enfants de milieux favorisés avaient entendu trente millions de mots de plus que ceux de milieux défavorisés[3].

L’hyperconnexion, miroir de notre société

On peut se demander pourquoi certains parents sont tant accrochés à leur téléphone, leur tablette ou leur ordinateur portable, phénomène facilité par la miniaturisation des outils informatiques, que l’on peut déplacer partout.

Dans notre société individualiste et hyperconnectée où le ‘paraître’ est roi, on affichera sur son profil ce qui nous valorise : une réussite, de belles vacances, la famille parfaite, etc.

Cette hyperconnexion peut ainsi avoir un effet rassurant, et c’est aussi parfois une manière d’échapper à une réalité trop difficile. Pour le sociologue Jacques Barou, l’omniprésence des écrans aujourd’hui, de plus en plus individuels et de moins en moins collectifs, favorise cette dépendance en permettant de consommer des images divertissantes[4].

Enfin, peut-on voir dans l’hyperconnexion une crainte de manquer quelque chose, dans une société de l’immédiateté qui demande d’être sur la balle pour faire partie d’un groupe et pour exister ?

Quels sont les dangers de ces connexions parfois excessives ? Pour la psychologue Marilyn Crocos, un des dangers de l’omniprésence des outils numériques dans les mains des parents est la pauvreté des interactions parent-enfant. Ils promènent leur enfant, les écouteurs vissés aux oreilles, elles allaitent tout en envoyant des textos, ils patientent en partageant une retransmission miniaturisée d’un match de foot… Véritable doudou numérique, objet transitionnel dévoyé, le portable s’interpose sournoisement au sein de la relation parent-enfant. Le parent hyperconnecté à son portable risque de devenir un parent déconnecté de son enfant[5].

Cette illusion de présence peut, pour la psychologue Jeanne Siaud, entrainer une insécurité émotionnelle et affective. Le parent a l'impression d'être avec son enfant, mais il n’est pas dans le moment présent, il n’est pas investi dans la relation à ce moment-là. Cela peut être totalement insidieux, car il ne s'en rend pas forcément compte. Or ces émotions négatives entravent les ressources attentionnelles des enfants et leur capacité à être eux-mêmes disponibles pour les apprentissages[6].

Enfin, un autre danger de l’hyperconnexion parentale se retrouve dans les façons dont nos adultes de demain vont appréhender le monde sur base de ce qu’ils observent dans nos modes de vie ; ils apprennent entre autres par mimétisme. Même si cela s’avère souvent compliqué, nos actes sont-ils en cohérence avec les valeurs que nous voulons leur transmettre ?

Pour une communication de qualité

Être en lien avec son enfant lui permet d’assouvir des besoins indispensables pour se développer[7], dont : le besoin de relations chaleureuses et stables, de protection physique, de sécurité et de régulation, d’expériences adaptées aux différences individuelles, d’expériences adaptées au développement, de limites, de structures et d’attentes, d’une communauté stable. Ces besoins seront davantage rencontrés si l’enfant est en lien avec l’adulte qui en a la charge. Céline Alvarez, auteure du livre Les lois naturelles de l’enfant, explique que ce que nous sommes au quotidien, nos façons de parler, de réagir, ce que nous faisons avec le jeune enfant ou devant lui vont littéralement participer au câblage de son cerveau[8]. L’énergie qui circule dans les échanges bébés-adultes constitue un carburant pulsionnel qui irrigue tous les investissements de l’enfant, favorise ses aptitudes créatives, enrichit ses capacités relationnelles, construit son langage et accroît ses compétences intellectuelles[9].

Une autre analyse de l’UFAPEC explique l’importance de la communication langagière en famille : les élèves qui ont des difficultés persistantes ne sont pas spécialement les élèves étrangers arrivés il y a peu en Belgique, mais des enfants qui ne communiquent guère à la maison et dont le vocabulaire est très pauvre[10].

Les parents et plus largement l’entourage de l’enfant ont pour rôle de transmettre un certain vocabulaire, des concepts indispensables au développement de l’enfant et de sa scolarité. Sans mot pour construire un raisonnement, la pensée complexe chère à Edgar Morin est entravée, rendue impossible. Plus le langage est pauvre, moins la pensée existe[11].

Dans le cadre de l’école, le pacte pour un enseignement d'excellence met aussi en évidence l'importance de la richesse du langage et de la communication dans la scolarité de chaque enfant. Le langage, oral et écrit, occupe une place centrale au cours de cette première étape de la scolarité, car sa découverte progressive accompagne le développement de l’enfant, mais aussi dans la mesure où représente le vecteur d’apprentissage, et est ainsi une condition essentielle de la réussite dans l’ensemble des domaines pour la suite du parcours de l’enfant. La maitrise progressive de la langue française en tant que langue de scolarisation, en particulier, permettra à l’enfant de développer ses compétences psycho-sociales et d’exercer des compétences interactives, démarches mentales, des attitudes relationnelles, etc., directement utilisables dans la construction de son savoir[12].

Liens à tisser en famille et répercussions sur l’institution scolaire

Nous nous sommes aussi demandé si les liens que nous tissons avec notre enfant ont de réelles répercussions sur les apprentissages scolaires. Pour le psychologue scolaire Jean-Luc Aubert, il y a un lien fondamental qui est à instaurer entre la famille et l’école, car si l’enfant a développé l’envie de découvrir à la maison, il y aura continuité à l’école pour les apprentissages. Il explique que, pour qu’un enfant s’intéresse à l’école, il faut d’abord s’intéresser à lui à l’intérieur de la famille. Pour cet auteur de l’ouvrage Comment motiver son enfant à l’école ?, l’enfant n’est pas uniquement un élève. Il rappelle que la curiosité, l’envie d’être autonome est innée dans les sept premières années et que nous avons tous eu envie de découvrir le monde et d’apprendre. Il préconise d’accompagner cette pulsion chez les tout-petits par des jeux, par de la présence effective et il pointe le danger du portable, qui constitue un écran entre l’enfant et nous, par le langage aussi[13].

Faut-il pour autant bannir les écrans ?

Nuançons ici notre réflexion : tous les parents ne sont pas connectés jour et nuit et beaucoup font un usage modéré de leurs écrans.

C’est aussi le lien entre le parent et l’enfant qui pose ici question : faut-il s’en occuper tout le temps ? Le parent connecté ne doit pas culpabiliser, il peut avoir des moments à lui, tout en restant attentif aux besoins de son enfant. L’ennui est nécessaire pour la construction de l’enfant[14]. Il va observer, apprendre à créer, à exploiter ses propres ressources, apprendre à devenir autonome, se faire confiance et apprivoiser sa solitude[15]. Il ne faudrait que la vie des parents soit uniquement réglée sur la vie des enfants, ce qui pourrait aboutir dans des situations extrêmes à des enfants-rois. Les parents ont une vie à eux, ils ne sont pas que parents. Ce n’est pas parce qu’on laisse s’ennuyer un enfant qu’on le néglige.

D’autre part, l’usage des écrans peut être profitable dans la relation parent-enfant, pourvu que le temps puisse être géré. Nous avons rencontré une jeune maman[16] pour qui le téléphone fait partie de sa relation complice avec sa fille de 4 ans et lui offre beaucoup de possibilités d’activités à partager. Elle nous a expliqué qu’il lui arrive régulièrement d’utiliser son smartphone avec son enfant pour chanter, danser, regarder des photos de sa famille et de ses amis, des films ou des dessins animés. Ces moments permettent aussi d’améliorer le vocabulaire de sa petite fille.

Il existe aussi l’outil 1,2,3clic.be[17] pour les parents et leurs enfants de 3-6 ans, qui leur permet d’échanger autour des outils numériques, comme, par exemple, mettre des mots sur ses émotions devant un dessin animé, faire un petit film parent-enfant, choisir ensemble des musiques, …

Nous avons aussi eu connaissance d’une initiative où la vie de la classe[18] était filmée pour que les parents se rendent compte, grâce à des capsules vidéos, de ce qui était fait par leur enfant. Une belle façon de permettre aux parents de tisser du lien avec leur enfant en parlant avec lui des activités vues ou de pouvoir s’intéresser à tel ou tel aspect de la vie scolaire de son enfant.

Conclusion

L’objectif de cette réflexion est de permettre une prise de recul par rapport à des usages intensifs, pour privilégier des moments de communication de qualité, moments qui peuvent enrichir le langage et l’expression, essentiels pour le développement des enfants. Nous avons épinglé que l’intérêt pour ce qui se passe à l’école peut être développé et alimenté au sein du cercle familial : le tout-petit a une envie innée d’apprendre, un plaisir dont le feu ne demande qu’à être entretenu à la maison.

D’autre part, la pauvreté langagière et relationnelle entre le parent et son enfant a toujours existé dans certaines familles, et ce même avant l’avènement d’internet. Il n’est pas question ici de bannir l’usage des écrans par les parents, nous avons vu que tous les parents ne sont pas connectés en permanence et que les outils numériques sont parfois l’occasion d’inventer de nouvelles relations avec les enfants. De plus, la vie des parents ne doit pas nécessairement être calquée uniquement sur celle des enfants, qui ont le besoin de s’ennuyer pour se construire, explorer leurs ressources personnelles et apprendre à devenir autonome.

Enfin, le temps consacré à nos connexions est parfois lié à notre société qui nous demande d’être sur la balle, d’être connectés pour exister, pour échapper à une réalité trop lourde, pour se mettre en avant, pour créer du lien. Ce qui peut poser problème est le temps consacré aux écrans, temps parfois excessif par rapport aux autres activités. Cette notion d’excès contient une part de subjectivité : le temps passé devant un écran paraîtra excessif pour une personne, mais pas nécessairement pour une autre. Plus que la quantité d’heures consacrées à sa progéniture, l’important n’est-il pas la qualité des relations que le parent tisse avec son enfant?

 

Bénédicte Loriers

 

 


[1] CSEM : Conseil supérieur de l’éducation aux médias https://www.csem.be/

[2] AUBERT Nicole, L’hyperconnexion source de stress : https://sante.lefigaro.fr/actualite/2011/11/26/16923-lhyperconnexion-source-stress

[3] FLOOR Anne, Communiquer dès le plus jeune âge, pourquoi est-ce si important ?, analyse UFAPEC 2020 : https://www.ufapec.be/nos-analyses/0620-communication-tout-petit.html, page 4.

[5] CORCOS Marilyn, BERGMANN Brigitte, Le parent hyperconnecté à son portable risque de se déconnecter de son enfant, in Le Monde du 3 janvier 2020 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/03/le-parent-hyperconnecte-a-son-portable-risque-de-devenir-un-parent-deconnecte-de-son-

enfant_6024649_3232.html

[6] SIAUD-FACCHIN Jeanne, Avoir des parents hyperconnectés, une perte de chance pour les enfants, in Le Figaro, 26 juin 2020 : https://www.lefigaro.fr/sciences/comment-votre-consommation-d-ecrans-peut-gravement-nuire-au-developpement-de-vos-enfants-20200626

[7] Ces besoins sont développés dans : Les besoins fondamentaux de l’enfant et leur déclinaison, ONPE Observatoire national de la protection de l’enfance, octobre 2016, pp. 32 à 43 : https://www.onpe.gouv.fr/system/files/publication/notedactu_besoins_de_lenfant.pdf

[8] ALVAREZ Céline, Les lois naturelles de l’enfant, éditions des Arènes, Paris, 2016, page 47.

[9] CORCOS M., ibidem.

[10] HOUSSONLOGE D. et SCHMIDT JP, Le dispositif FLA (français langue d’apprentissage) : à la conquête de la langue de l’école ?, analyse UFAPEC 2021 : https://www.ufapec.be/files/files/analyses/2021/0321-FLA.pdf, page 12.

[11] Clavé Christophe, Baisse du QI, appauvrissement du langage et ruine de la pensée, 15 novembre 2019 : https://agefi.com/actualites/acteurs/baisse-du-qi-appauvrissement-du-langage-et-ruine-de-la-pensee

[12] Pacte pour un enseignement d’excellence, 2017 avis n°3, pp. 36 – 37 :

http://enseignement.be/index.php?page=23827&do_id=14928&do_check=RRGYKNCGHJ

[13] AUBERT Jean-Luc, Comment motiver son enfant à l’école ? Editions Odile Jacob, Paris, 2021.

[14] Schmidt Jean-Philippe, Avec mon agenda de ministre, où est mon droit d’enfant à ne rien faire ?: analyse UFAPEC 2022 : https://www.ufapec.be/files/files/analyses/2022/UFAPEC_1822-suroccupation-enfants.pdf

[15] HOUSSONLOGE Dominique, Ennui et réussite à l’école font-ils bon ménage ? analyse UFAPEC 2019 : https://www.ufapec.be/files/files/analyses/2019/2119-Ennui.pdf

[16] Témoignage recueilli par Bénédicte Loriers le 13 juin 2022.

[17] https://123clic.be

« 123clic » est un dispositif de l’asbl Media Animation, dans le cadre du projet européen Belgian Better Internet Consortium (B-BICO), pour accompagner, orienter et de soutenir l’enfant dans l’appropriation des outils numériques. L’aspect intuitif des outils mobiles et l’émerveillement des progrès rapides des petits ne doivent pas laisser pour compte l’accompagnement notamment parental mais aussi plus largement familial, scolaire, etc. Selon l’âge et la personnalité de l’enfant, cet encadrement prendra tantôt la forme d’une régulation des usages, tantôt celle du soutien à l’apprentissage, tantôt celle de la complicité dans le jeu.

[18] Ecole fondamentale Saint-Georges de Xhendremael.

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