Analyse UFAPEC mai 2019 par B. Loriers

06.19/ Quel est le rôle de l'école dans la sensibilisation aux dangers du tabac ?

Introduction

Pour certains jeunes, fumer permet de s’intégrer dans un groupe, de se donner un genre, de copier des comportements d’adultes, de se valoriser, de se démarquer des parents, de se détendre, de découvrir les effets sur leur corps et de braver l’interdit.

Pourtant, nous rencontrons régulièrement des parents de l’enseignement secondaire qui sont désemparés par le fait que leur enfant fume. Cette inquiétude est justifiée quand on sait que le tabac peut occasionner de sérieux problèmes de santé à brève échéance. Plus encore, le tabac tue un fumeur sur deux. Il s'agit de la première cause de mortalité évitable en Belgique. Ces explications sont données par le professeur Vincent Lorant, qui est à la tête de l'étude belge SILNE-R[1], étude qui a pour objectif d’évaluer l’impact des politiques menées contre le tabac sur les adolescents. Cette étude dévoile des chiffres inquiétants[2] concernant la consommation de tabac des jeunes dans le milieu scolaire, particulièrement en Belgique, et met aussi l'accent sur l'inefficacité de la réglementation en place, à savoir l’interdiction de fumer à l’école.

La prévention contre le tabagisme est un réel enjeu de santé publique, enjeu qui justifie cette interdiction de fumer dans le cadre scolaire.

Cette interdiction vise aussi à protéger certains élèves du tabagisme passif, phénomène qui concerne les élèves qui se retrouvent dans un groupe de fumeurs et qui respirent inévitablement la fumée venant de leurs pairs.

Outre la question de santé publique, l’enjeu est de réfléchir au rôle que l’école a à prendre en matière de sensibilisation aux dangers du tabac. En effet, c’est bien souvent à l’école ou à la sortie de l’école qu’on grille sa première cigarette et que le jeune met un pied dans l’addiction.

Dans mon collège, on pourrait croire que personne ne fume, mais si on va dans les toilettes, on sent l’odeur de la fumée, donc les élèves se cachent pour tirer sur leur cigarette entre les cours[3].

Nous allons aussi analyser l’interdiction de fumer à l’école sous le prisme de son application. Le comportement des adultes est-il en cohérence avec la norme et cette cohérence est-elle indispensable ?

Dans cette analyse, nous ciblons la cigarette, en étant conscient que nous ne pourrons pas aborder ici le phénomène en croissance de la cigarette électronique, ni celui de la chicha, que nous avons déjà abordé[4], ainsi que d’autres assuétudes qui tournent autour du tabac.

Interdiction de fumer à l’école, une norme efficace ?

En fédération Wallonie-Bruxelles, l’interdiction de fumer à l’école a été édictée par le décret relatif à la prévention du tabagisme et l’interdiction de fumer à l’école, publié au Moniteur belge le 21 juin 2006. Ce décret stipule qu’il est interdit de fumer dans les locaux fréquentés par les élèves, que ceux-ci y soient présents ou non[5].

Nora Mélard, doctorante de l’UCL qui a contribué à l’étude SILNE-R relève qu’à Namur, seuls 35 % des élèves interrogés disent que leur école respecte strictement l’interdiction de fumer[6]. Pourquoi cette interdiction n’est-elle pas respectée partout ? Il n’y a pas de réponse unique à cette question, et le décret de 2006 n’a pas encore fait l’objet d’une évaluation, si ce n’est en partie par cette étude.

On est en droit de se demander si ce décret n’est pas trop vague quand il précise que cette interdiction s'étend à tous les lieux ouverts situés dans l'enceinte de l'établissement ou en dehors de celle-ci et qui en dépendent. Le règlement d’ordre intérieur propre à chaque école peut préciser ce contour.

Outre les précisions géographiques de cette interdiction, n’est-ce pas surtout au niveau de l’application de cette interdiction et de sa cohérence que nos écoles rencontrent des difficultés ? En effet, l’interdiction de fumer à l’école est parfois inefficace à partir du moment où les adultes ne font pas toujours respecter cette norme et ferment parfois les yeux quand ils voient des élèves qui fument.

De plus, si des élèves voient certains adultes fumer dans ou devant l’école, cela aboutit inévitablement à un manque de crédibilité de l’interdiction, et un sentiment d’injustice : pourquoi les adultes peuvent-ils fumer, alors que nous, élèves, nous n’en avons pas l’autorisation ?

Dans notre école, les éducateurs fument à la grille avec les élèves quand les cours sont terminés.

Si les adultes ne montrent pas l’exemple, les jeunes donnent-ils du crédit à la règle ? Le professeur Lorant recommande d’insister sur le rôle d’exemple du personnel scolaire. Voir tous les matins des fumeurs devant l’école et en plus parmi eux des professeurs ou surveillants, cela renvoie un message fort de normalisation du tabac[7]. Le professeur Lorant propose une recommandation pour éviter que certains adultes fument alors que les jeunes ne peuvent pas fumer. Pour lui, c’est à la fois à l’intérieur de l’école, mais aussi dans son périmètre qu’il faut agir, à l’égard des élèves, comme du personnel, mais aussi des visiteurs. Pourquoi ne pas penser la question différemment : plutôt que de dire qu’il ne faut pas fumer dans l’école, tentons de dire qu’il ne faut pas fumer “pendant” l’école. Ainsi, même à la pause ou pendant une sortie scolaire, la cigarette resterait « hors la loi »[8].

Par ailleurs, les adultes qui fument dans le cadre scolaire n’ont-ils pas droit à un régime propre à eux, autre que les élèves ? Certains pensent qu’il faut respecter la liberté individuelle des enseignants, éducateurs, parents, etc., et donc permettre aux adultes de fumer aux endroits réservés à cet usage, en établissant une différence entre les règles destinées aux élèves, et celles qui s’adressent aux adultes.

Cette norme peut aussi se révéler inefficace parce que l’accès à l’achat de cigarettes est trop facile. En premier lieu, le prix du paquet n’est pas suffisamment dissuasif pour les jeunes. Le prix d’un paquet est beaucoup plus élevé dans d’autres pays comme la France, la Norvège ou le Royaume Uni. Ensuite, en Belgique, on trouve des cigarettes dans de nombreux points de vente. Une solution proposée par le professeur Lorant est de limiter l’implantation des vendeurs de tabac à proximité des écoles. Avoir un vendeur à deux mètres de l’école ou à cinquante mètres, ce n’est pas la même chose…[9]

A propos de l’accès au tabac, la Belgique vient de faire un pas en avant, puisqu’une proposition de loi vient d’être votée par la chambre pour interdire la vente de cigarettes aux mineurs[10]. Avant cela, les jeunes à partir de 16 ans pouvaient acheter des cigarettes. Pour la Dr Anne Boucquiau, porte-parole de l’Alliance pour une société sans tabac et de la Fondation contre le cancer, le relèvement de l’âge légal pour acheter du tabac est une mesure essentielle pour protéger les enfants contre la dépendance au tabac. La nicotine endommage et détruit des cellules dans l’ensemble du cerveau à tout âge, mais chez les adolescents, les dommages sont les plus sévères au niveau de l’hippocampe, qui est responsable du processus de mémorisation et, par conséquent, de l’apprentissage. Depuis le 1er janvier, la Belgique était le seul pays de l’Union européenne où les moins de 18 ans pouvaient encore acheter des cigarettes[11].

Enfin, le rapport à la norme n’est-il pas lié à l’essence-même de l’adolescence, qui est de se confronter à la règle ? L’adolescent nie souvent les risques encourus : les conséquences à long terme du tabagisme sur la santé restent à distance des préoccupations des jeunes, qui vivent dans le moment présent et qui se sentent généralement peu concernés par les risques de maladies et de décès[12]. Dès lors, comment faire appliquer cette norme, comment amener les jeunes à adhérer à la règle ? Les règles scolaires seront mieux acceptées par les élèves si elles sont co-construites avec les élèves eux-mêmes, si elles sont exprimées positivement, et si elles sont clairement expliquées.

Au sujet de la co-construction dans le cadre de l’école, le conseil de participation est un lieu qui regroupe tous les partenaires[13], où peuvent être abordés les points qui touchent à la santé de l’ensemble des élèves, dont le tabagisme. C’est ce que veut signifier le décret de 2006 relatif au tabagisme dans le cadre scolaire : les conseils de participation seront associés à tout projet d'établissement s'inscrivant dans la politique d'information et de prévention contre l'usage du tabac[14]. A ce propos, le décret de septembre 2018[15] précise que le conseil de participation doit se pencher sur le Règlement d’ordre intérieur (ROI) de l’école, et ce ROI devrait traiter de l’usage du tabac à l’école.

Responsabilité collective

Le professeur Lorant insiste sur l’aspect social de la cigarette : aucun jeune ne se lève le matin en se disant 'je veux fumer'. Le tabagisme n'est pas une décision individuelle : c'est un comportement social, d'autant plus dans le milieu scolaire[16].Pour Nora Mélard, avoir un ou plusieurs amis fumeurs augmente le risque qu’un jeune se mette à fumer à son tour.[17].A ce sujet, l’UFAPEC a publié une analyse qui pose la question du lien entre l’influence des amis et le processus de construction de soi des jeunes[18].

Pour l’UFAPEC, les adultes qui entourent les jeunes ont une responsabilité collective en termes de prévention du tabagisme. Dans le milieu scolaire, une collaboration peut naître entre les parents, les élèves, la direction, le pouvoir organisateur (PO), le service de Promotion de la santé à l’école (PSE), la commune, le SPF (service public fédéral) économie (qui attribue des licences de ventes)… Tous ces acteurs devraient pouvoir se mettre autour de la table et mettre sur pied des actions locales cohérentes.

Enfin, que fait-on avec les élèves qui souhaitent se prendre en main et arrêter de fumer ? L’investissement est ici de l’ordre de la santé publique. Pourrait-on faire intervenir des spécialistes au sein de l’école (psychologues, tabacologues…) ? Pour le professeur Lorant, soutenir la communication claire de la règle est important : accentuer la présence de documentation ou de pictogramme est une avancée. Il est tout aussi crucial de développer le soutien aux élèves, comme aux professeurs souhaitant arrêter de fumer. Pourquoi ne pas ouvrir l’école aux tabacologues ? On peut imaginer une aide efficace en collaboration avec les écoles. Certains jeunes étant déjà dépendants, c’est un aspect non négligeable de la lutte contre le tabagisme à l’école.[19].

Mais l’école n’est pas la seule institution qui peut intervenir en matière de prévention et de sensibilisation chez les jeunes. Pour Nora Mélard, combattre le tabagisme, sa normalisation et sa visibilité dans l’espace public et médiatique ne dépend pas seulement des écoles : c’est la société dans son ensemble qui devrait œuvrer en ce sens ! Les adolescents sont un public vulnérable. Il est de notre devoir de les protéger contre un comportement qu’eux-mêmes avouent souvent regretter[20]. La famille, l’entourage, les amis, les mouvements de jeunesse, clubs de sports, académies, etc. ont aussi un rôle à jouer dans ce domaine.

Conclusion

Certains voient dans le fait de fumer un comportement valorisant, qui met en valeur le fumeur, qui lui offre par exemple un certain charisme, une intégration dans le groupe, un moment de calme.

Pourtant le tabagisme à l’école est un phénomène nocif pour la santé et la prévention est un réel enjeu de santé publique. Outil de protection de la santé, l’interdiction de fumer dans le cadre scolaire fait partie de cette prévention, même si cette interdiction est difficilement applicable sur le terrain. Nous avons pointé la difficulté que rencontrent les écoles à faire appliquer l’interdiction de fumer de manière cohérente.

La cohérence demanderait que l’interdiction de fumer s’applique aussi aux adultes qui travaillent dans l’école ou qui sont de passage. Il est certainement plus facile de faire appliquer la norme si les adultes ne fument pas, en prônant la force de l’exemple, mais le risque est aussi d’infantiliser les membres de l’équipe éducative en imposant l’interdiction à tous, même aux adultes, sans tenir compte de leur liberté individuelle, de leur choix de fumer ou pas.

Quoi qu’il en soit, nous avons vu que les adultes qui travaillent dans le milieu scolaire ont une responsabilité collective en matière de prévention. Certains documents de référence de l’école comme le règlement d’ordre intérieur peuvent servir de base à un travail de sensibilisation des jeunes, à un positionnement par rapport à l’influence des fumeurs.

Il est indéniable que l’école est un des lieux d’influence sociale pour l’acquisition de comportements cohérents en matière de santé. Le pacte pour un enseignement d’excellence précise que les établissements scolaires ont pour mission de sensibiliser les élèves aux impacts des assuétudes sur la santé[21]Mais le milieu scolaire n’est pas le seul lieu d’influence, il y a aussi l’entourage familial, les amis, les milieux extrascolaires… La prévention ne doit donc pas se limiter au milieu scolaire.

Finalement, quel que soit le lieu où s’effectue la prévention, l’UFAPEC prône un dialogue ouvert et constructif avec le jeune. Le principe n’est pas d’imposer la discussion, mais de laisser la porte ouverte au débat, d’instaurer des moments de parole partagée, de stimuler la réflexion de l’adolescent en l’invitant à donner son avis[22].

 

Bénédicte Loriers

 

 


[1] SILNE-R, Smoking inequalities learning from natural experiment, étude financée par la Commission européenne. Le 12 septembre 2018, l'Institut de recherche santé et société de l'UCL présentait les résultats de l’étude sur l’implémentation de la réglementation du tabac dans les écoles secondaires. De 2013 à 2016, cette étude a recruté 24.000 adolescents dans 67 écoles de 7 pays européens (Allemagne, Belgique, Irlande, Italie, Finlande, Pays-bas, Portugal). En Belgique, le projet SILNE-R s’est déroulé à Namur dans sept écoles socioéconomiquement différentes l’une de l’autre.

[2] Selon la chercheuse Nora Mélard, 18 % des élèves de 3e et 4e secondaires interrogés déclarent fumer au moins une fois par semaine, contre 11 % en moyenne au niveau européen.

[3] Témoignages recueillis auprès de jeunes qui souhaitent rester anonymes.

[4]A ce sujet, lire l’analyse de France BAIE : La chicha : phénomène à la mode. Banane, fraise, banale ou braise d’un possible danger ? http://www.ufapec.be/nos-analyses/2313-chicha.html

[5] Décret relatif à la prévention du tabagisme et l’interdiction de fumer à l’école, publié au Moniteur Belge le 21 juin 2006 : https://gallilex.cfwb.be/document/pdf/30708_000.pdf

[7] THIEFFRY M., ibidem.

[8] THIEFFRY M., ibidem.

[9] Intervention lors de la présentation des résultats de l’étude SILNE-R, le 12 septembre 2018 à l’hôtel de ville de Namur.

[10] La chambre a adopté ce jeudi 25 avril une proposition de loi visant à interdire la vente de tabac aux mineurs d’âge. https://www.lalibre.be/actu/belgique/les-cigarettes-vont-etre-interdites-a-la-vente-pour-tous-les-mineurs-d-age-5cc1c915d8ad586a5ace748f

[11] SOUMOIS F., Le tabac interdit aux mineurs : une mesure essentielle, in Le Soir, vendredi26 avril 2019.

[12] SAMBON CH., COUSIN F., REBOLLEDO H., Asbl FARES, Service prévention tabac, Comment parler du tabac avec votre ado ? Une brochure destinée aux parents, 2011, Bruxelles, p. 11. https://www.fares.be/static/front/upload/1/upload/files/old/brochureparents.pdf

[13] Au sein du conseil de participation, on retrouve des représentants des enseignants, de la direction, du PO, des parents, des élèves, du personnel administratif et ouvrier, et, éventuellement après cooptation, des membres représentant l’environnement social, culturel et économique de l’école.

[14] Décret relatif à la prévention du tabagisme et l’interdiction de fumer à l’école, publié au Moniteur belge le 21 juin 2006, article 4 : https://gallilex.cfwb.be/document/pdf/30708_000.pdf

[15] Depuis le Décret du 13 septembre 2018, modifiant le Décret du 24 juillet 1997 définissant les missions prioritaires de l'Enseignement fondamental et de l'Enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre afin de déployer un nouveau cadre de pilotage

http://www.ufapec.be/politique-scolaire-1/textes-legaux-1/decret-pilotage-copa-13092018.html

[16] ZANELLA L., Etude Silne-R : La norme n’empêche pas les ados de fumer, in Le journal du médecin, https://www.lejournaldumedecin.com/actualite/etude-silne-r-la-norme-n-empeche-pas-les-adolescents-de-fumer/article-longread-35685.html?cookie_check=1545058045, 13 septembre 2018.

[17] LEBLANC C., Tabac et ados, la Belgique mauvaise élève ; https://uclouvain.be/fr/sciencetoday/actualites/tabac-et-ados-la-belgique-mauvaise-eleve.html, 13 septembre 2018.

[18] PIERARD A., Construction de soi et groupe de pairs : quels liens entre ces deux éléments phares de l’adolescence ? Analyse UFAPEC 2018 : http://www.ufapec.be/files/files/analyses/2018/1918-groupes-ados.pdf

[19] THIEFFRY M., Le tabac à l’école, encore trop « normal », in le Soir, 13 septembre 2018.

[20] LEBLANC C., Tabac et ados, la Belgique mauvaise élève ; https://uclouvain.be/fr/sciencetoday/actualites/tabac-et-ados-la-belgique-mauvaise-eleve.html, 13 septembre 2018.

[21]Avis n°3 du pacte pour un enseignement d’excellence :  http://www.pactedexcellence.be/wp-content/uploads/2017/05/PACTE-Avis3_versionfinale.pdf, 7 mars 2017, p. 53.

[22] LONTIE M., Les stratégies de l’industrie du tabac vis-à-vis des jeunes, analyse UFAPEC mars 2012 : http://www.ufapec.be/nos-analyses/0612-strategies-tabac.html

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