Analyse UFAPEC décembre 2021 par M. Lontie

21.21/ La transition numérique, à quel prix pour les parents ?

Introduction

Il est évident que le contexte de la pandémie de la covid-19 a eu un effet radical sur l’utilisation de l’outil numérique dans le cadre scolaire. La ministre Caroline Désir exprimait ceci en juillet 2021 : Cette crise a donné un sérieux coup d'accélérateur à la stratégie numérique dans les écoles[1]. Étienne Michel, directeur du secrétariat général de l'enseignement catholique (SeGEC) ne disait pas autre chose, au même moment : On a gagné 20 ans[2]. En effet, élèves et enseignants, tout comme les parents, ont été contraints et forcés à s’emparer de l’outil numérique.

Parce que l’école (à l’image de la société en général) n’était pas préparée au changement brutal et radical imposé par la pandémie, dans des délais extrêmement rapides, avec une fermeture des écoles, pratiquement du jour au lendemain, de mars à mai 2020, c’est le règne de la débrouille qui a prévalu. Avec son lot d’inégalités en termes de moyens : tant au niveau des écoles et pouvoirs organisateurs que des enseignants et des familles. Cette grande variété de situations a nécessairement entraîné des différences de traitement en matière d’enseignement à distance, au fondamental comme au secondaire, en fonction des ressources disponibles, ceci malgré tous les efforts des équipes éducatives et des mécanismes de solidarité déployés.

Le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), tout autant pris au dépourvu, a bien entendu développé une série d’initiatives pour répondre aux nécessités du terrain. Mais dans la limite de ses moyens, des contraintes de marché public et en fonction des réalités de concurrence et de pénurie pour obtenir des machines dans des délais très courts, tant sur les marchés de l’occasion qu’auprès des fournisseurs de matériel neuf. En définitive, et nous reviendrons dans cette analyse sur les dispositifs mis en place actuellement, de nombreuses familles ont dû se résoudre à acheter du matériel (hardware) ou des programmes (software), poussées dans le dos par l’enseignement à distance. Cela s’est exprimé en deux temps : dans un premier temps, suite à la situation du confinement, impactant aussi bien le fondamental que le secondaire, et, dans un second temps, lié au dispositif d’hybridation au 2e et au 3e degrés du secondaire. Cela ne s’est donc pas fait sans douleur pour les familles, qui ont souvent dû débourser des sommes importantes, quand elles le pouvaient, au détriment d’autres dépenses envisagées au sein du foyer. Et l’on imagine bien ce que pouvait représenter ce coût lorsque l’on dresse une liste rapide des besoins qui se sont parfois imposés du jour au lendemain : achat ou location de l’ordinateur, achat de périphériques (types imprimantes, scanners, casques audio…), achat de consommables (encre, papier…) qui ont connu des augmentations de prix considérables, programmes (traitement de texte…). A multiplier par le nombre d’enfants, sans compter l’accès à Internet et les frais de chauffage lors du passage à l’hybridation ! Nous observerons dans cette analyse ce que nous disent les parents des frais engendrés par l’hybridation.

Parallèlement à la pandémie, il y a un débat de fond à mener sur l’usage du numérique à l’école. Cet usage est considéré aujourd’hui par beaucoup comme indispensable dans le cadre de la formation de base de chaque élève et il prend place dans la perspective du référentiel de la formation manuelle, technique, technologique et numérique (domaine 3 du pacte pour un enseignement d’excellence)[3]. S’il n’a pas été prévu qu’un cours dédié soit ajouté à la grille-horaire, l’éducation au numérique et par le numérique figure donc bien au programme du tronc commun polytechnique et pluridisciplinaire. Et il nous semble inenvisageable que cela se réalise sans outils. Un certain nombre d’écoles se sont saisies de cette nécessité, avant même que la pandémie crée ses effets. Mais que prévoient-elles pour alléger ou exempter les parents de frais liés à ces initiatives enthousiastes ? N’y a-t-il pas une tentation à faire assumer l’ensemble de ces frais par les parents et où se situe la limite au regard du décret gratuité du 14 mars 2019[4] ? Nous verrons que les initiatives enthousiastes sont potentiellement sans bornes et nécessitent une vigilance de tous les instants…

Nous n’oublions pas non plus qu’à côté de la fracture numérique du 1er degré (fracture matérielle, traitée dans la présente analyse), il y a la fracture du 2nd degré (accompagnement de l’enfant dans ses usages numériques, utilisation de moyens numériques pour communiquer avec l’école et participation à des visioconférences). La maîtrise inégale des familles pour un usage pertinent et efficace des outils et applications s’ajoute aux inégalités d’ordre strictement financières et matérielles[5].

La présente analyse se base à la fois sur les retours de 3818 parents quant aux frais qui se sont imposés à eux dans le cadre de l’enseignement hybride et sur des retours et interpellations ponctuelles de parents sur des frais lié à l’usage numérique à l’école.

Numérique et gratuité dans le contexte de la pandémie

  • Ce qu’a révélé notre enquête consacrée à l’enseignement hybride sur les frais engendrés par le dispositif auprès des familles

En vue de la présente analyse et dans le cadre de la grande enquête que nous avons menée au début de l’année 2021 (nous avions obtenu 3818 réponses exploitables de parents d’élèves pour une étude consacrée à l’enseignement hybride au secondaire[6]), nous avons posé les trois questions suivantes : l’enseignement hybride a-t-il engendré des coûts supplémentaires au sein de votre foyer ? Avez-vous pu bénéficier d’un don ou d’un prêt d’ordinateur ? Si oui, quelle est la provenance de cet ordinateur ?

Si les réponses sont multiples, il est clair que le boost numérique renforcé par le passage durant de longs mois au format de l’hybridation n’a pas été sans douleur pour de nombreuses familles. Voici un résumé de ce que les répondants nous disent :

  1. L’enseignement hybride a-t-il engendré des coûts supplémentaires au sein de votre foyer ?

  • Achat d’un ordinateur ou équivalent (1264 réponses affirmatives – 33,1 % des répondants) ;
  • achat de matériel pour scanner et imprimer des documents (1126 réponses affirmatives – 29,5 % des répondants) ;
  • achat de matériel pour participer à des cours en ligne (caméra, micro, casque) (656 réponses affirmatives – 17,2 % des répondants) ;
  • installation de programmes et applications payants (293 réponses affirmatives – 7,7 % des répondants) ;
  • charges (eau, chauffage, électricité) mensuelles de la maison (2361 réponses affirmatives – 61,8 % des répondants) ;
  • autre (mobilier, cours particuliers, connexion internet…) (499 réponses affirmatives – 13 % des répondants).
     
  1. Avez-vous pu bénéficier d’un don ou d’un prêt d’ordinateur ?

  • Oui = 299 réponses – 7,8 %
  • Non = 3519 réponses – 92,2 %
     
  1. Si oui, quelle est la provenance de cet ordinateur ?

  • Ecole (164 réponses)
    • Avec précision d’achat/de location (19 réponses)
    • Avec précision qu’il doit encore être fourni (3 réponses)
  • FWB (2 réponses)

Si ces chiffres donnent une idée de ce que l’urgence à s’équiper des familles a entrainé comme type de frais (lors du premier confinement, une directrice d’école à indice socioéconomique faible[7] en région bruxelloise avait sondé ses élèves et nous confiait que, pour la grosse majorité d’entre eux, l’accès à Internet se faisait exclusivement via smartphone), ils ne disent pas la difficulté propre à chaque famille à s’équiper et à trouver des solutions alternatives, nécessairement inéquitables. Les questions posées dans le cadre de cette enquête ne permettent pas de détailler le vécu des 3818 répondants, mais elle révèle que des frais ont souvent dû être réalisés, même dans des familles qui étaient déjà bien équipées. Ce qui est certain, c’est que peu de familles (à l’échelle de la Communauté) ont bénéficié des dispositifs mis en place par le gouvernement de la FWB lors du confinement qui s’est imposé à tous au printemps 2020 et au moment où l’hybridation s’est appliquée aux 2e, 3e et 4e degrés du secondaire, en octobre de la même année.

  • Les dispositifs mis en place par le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB)

En avril 2020, un marché public avait permis de fournir 1.390 ordinateurs portables reconditionnés à des élèves de la FWB en situation de précarité et un contrat pour 4.000 machines supplémentaires avait été signé avec l’ASBL Digital for Youth[8] à destination de ce même public en vue de la rentrée de septembre. A l’automne, le gouvernement de la FWB a débloqué un budget de 25 millions d’euros pour 2021.

Dans le cadre d’un premier volet, 10 millions sont destinés aux pouvoirs organisateurs des écoles secondaires afin de leur permettre d’acheter du matériel informatique (ordinateurs ou tablettes). L’objectif est de constituer un stock représentant 1 à 5 % de la population des élèves des établissements scolaires, sachant que la répartition des moyens diffère en fonction de l’indice socioéconomique des élèves accueillis au sein de l’école. Ces outils, neufs ou reconditionnés, sont destinés à être prêtés par l'école aux élèves en ayant le plus besoin et qui n’ont pas accès à un matériel adapté[9].

Dès janvier 2021, un second volet, pour un montant total de 15 millions d'euros, a été activé pour permettre aux parents d'acquérir ou de louer un ordinateur ou une tablette pour leur enfant (si celui-ci est inscrit au 2e, 3e ou 4e degré de l'enseignement secondaire)[10] via l'école. Concrètement, l'école lance un marché public pour sélectionner un fournisseur et un ou plusieurs types de machines[11]. Le parent loue ou achète la machine sélectionnée directement via le fournisseur ou via l'école en fonction des modalités déterminées par le pouvoir organisateur et bénéficie d'un remboursement de 75€ sur l'achat ou la location (sur plusieurs années). Ce dispositif s'étend au 1er degré du secondaire dès janvier 2022, avec un investissement de 15 millions supplémentaires de la FWB. Un fonds de solidarité est par ailleurs prévu pour les familles qui n’ont pas la capacité financière d’acquérir par eux-mêmes ce matériel via le dispositif proposé par la FWB et pour les familles ayant plusieurs enfants inscrits simultanément dans l’enseignement secondaire, ordinaire ou spécialisé, de plein exercice ou en alternance.

Lorsque les intentions du gouvernement à propos de ces différents dispositifs nous ont été présentées par les ministres Daerden et Jeholet, le 15 décembre 2020, l’UFAPEC a souhaité que les achats réalisés dans l’urgence par les familles entre mars 2020 et le lancement des marchés publics puissent être pris en considération pour le remboursement des 75€. Cela a malheureusement été refusé pour limiter le financement au schéma strict des dispositifs. Si nous pouvons entendre le principe, des milliers de familles ont bel et bien dû pallier le manque d’anticipation du politique en matière numérique avant et depuis le début de la pandémie… Nous saluons néanmoins ces initiatives qui permettent aux familles qui n’ont pas encore pu s’équiper de bénéficier d’une aide partielle (pour la plupart), mais non-négligeable. Les critères de sélection permettent par ailleurs de réguler les coûts à charge des familles, tout en permettant une certaine liberté aux écoles dans le choix du matériel utilisé. L’important, c’est que les familles sollicitées soient bien averties du caractère facultatif du dispositif, lequel entre dans la catégorie des achats groupés, bien prévus comme frais facultatifs par le décret gratuité du 14 mars 2019[12].

Numérique et gratuité hors contexte de pandémie

  • Le décret gratuité

Nous n'entrerons pas ici dans les détails du décret gratuité. Revenons cependant sur les principes majeurs de ce texte, qui dit que dans l'enseignement maternel, ordinaire et spécialisé, aucun minerval direct ou indirect ne peut être perçu[13] et que dans l'enseignement primaire et secondaire, ordinaire et spécialisé, aucun minerval direct ou indirect ne peut être perçu hors les cas prévus, d'une part, par l'article 12 § 1er bis de la loi du 29 mai 1959 modifiant certaines dispositions de la législation de l'enseignement et, d'autre part, par l'article 59 § 1er de la loi du 21 juin 1985 concernant l'enseignement[14].

Ne sont pas considérés comme minerval, à coût réel et pour l'enseignement maternel :

1° les droits d'accès à la piscine ainsi que les déplacements qui y sont liés ;

2° les droits d'accès aux activités culturelles et sportives s'inscrivant dans le projet pédagogique du pouvoir organisateur ou dans le projet d'établissement ainsi que les déplacements qui y sont liés (…) ;

3° les frais liés aux séjours pédagogiques avec nuitée(s) organisés par l'école et s'inscrivant dans le projet pédagogique du pouvoir organisateur ou dans le projet d'établissement, ainsi que les déplacements qui y sont liés.

(…) Seules les fournitures scolaires suivantes ne sont pas fournies par les écoles :

1° le cartable non garni ;

2° le plumier non garni ;

3° les tenues vestimentaires et sportives usuelles de l'élève.[15]

Il en va de même pour le primaire. Pour le secondaire, aux droits d'accès à la piscine, aux activités culturelles et sportives et aux séjours pédagogiques avec nuitées, s'ajoutent les frais des photocopies distribuées aux élèves (au prix coûtant, maximum 75 € par an) et le prêt de livres scolaires, d'équipements personnels (chaussures de sécurité, vêtements…) et d'outillage.

Par ailleurs, le décret précise que dans l'enseignement primaire et secondaire, ordinaire et spécialisé, les frais scolaires suivants peuvent être proposés à l'élève s'il est majeur, ou à ses parents ou à la personne investie de l'autorité parentale, s'il est mineur, pour autant que le caractère facultatif ait été explicitement porté à leur connaissance :

1° les achats groupés ;

2° les frais de participation à des activités facultatives ;

3° les abonnements à des revues. Ils sont proposés à leur coût réel pour autant qu'ils soient liés au projet pédagogique.[16]

Dès lors, le décret ne prévoit pas de frais qui puissent être exigés aux parents pour l'achat de matériel numérique, de programmes, d'applications, d'abonnement Internet ou de consommables. Sur le terrain et dans le cadre de notre enquête, nous constatons toutefois que des attentes sont formulées dans le cadre scolaire à l'égard des familles. Par exemple, si le passage à l'hybridation imposait l'enseignement à distance, cela n'impliquait pas nécessairement de passer par la voie numérique. Or, nous avons vu dans de nombreux endroits une obligation faite aux élèves de se connecter à certains moments de la journée. Ces exigences ont contraint de nombreuses familles à des frais non prévus par le décret gratuité. Par ailleurs, et hors cadre pandémie, le fait que les écoles prévoient l'usage d'ordinateurs ou de tablettes en classe, en passant par exemple par des achats groupés comme cela est prévu par le décret, mais aussi par des mécanismes de location, incite fortement les parents à participer à cet achat pourtant facultatif. Le problème, c'est que dans certains cas, la docilité (ou la méconnaissance de leurs droits) des parents provoque une explosion des initiatives, peut-être pertinentes sur le plan pédagogique (nous ne discutons pas de cela ici), mais qui mettent largement à contribution les parents. L'UFAPEC a par exemple été récemment interpellée par des parents parce que l'école avait envoyé un courrier d'enseignants d'éducation physique exigeant l'abonnement (40 €/an) à une application via smartphone pour réaliser un suivi de l'activité physique des élèves à l'école et à domicile. Outre le fait que cette surveillance à distance via application serait largement discutable, cela sort du cadre du décret gratuité, d'autant que l'élève était tenu d'avoir un smartphone, d'en disposer à l'école, celle-ci déclinant toutefois toute responsabilité par rapport à l'objet durant le temps scolaire… Concernant l'abonnement à l'application de 40 €/an, le courrier arguait que ce montant pouvait être récupéré via la mutuelle ; mais les parents plaignants n'ont pas manqué de faire remarquer, à raison, que cela n'était pas possible pour ceux qui bénéficiaient déjà de ce remboursement dans le cadre d'activités sportives réalisées en dehors du cadre scolaire. Si une simple question de notre part posée au chef d'établissement a permis de résoudre ce cas, une vigilance demeure et cela montre bien que le numérique peut vite se transformer en boîte de Pandore… Car le coût d'achat et de location des ordinateurs et tablettes ne couvre pas tous les frais potentiels qui pourraient rapidement découler de l'usage quotidien de ces outils, comme nous avons déjà pu le mentionner. Aux frais de qui va-t-on demander aux élèves d'imprimer à la maison des feuilles à partir de leur outil pour éviter de piocher dans le pot de 75 € de photocopies, sachant que certaines écoles n'hésitent pas, aujourd'hui encore et malgré le fait que cela soit formellement interdit par le décret gratuité, à pratiquer un forfait de 75 € alors que la facturation est sensée être faite au prix coûtant (cela nous revient de temps à autre) ? Pour l'UFAPEC, il n'en n'est pas question. Si une réflexion peut être menée, le décret est très clair et nous incitons les parents à nous interroger de la pertinence des frais qui leurs sont demandés. Cela nous permet de questionner, dans une dynamique constructive, les directions et pouvoirs organisateurs sur ce qu'ils exigent peut-être parfois un peu trop facilement aux familles.

  • Le numérique à l’école, un indispensable impayable ?

L’outil numérique apparaît indispensable aujourd’hui dans les écoles, notamment dans la lutte contre la fracture numérique. Pas seulement quant à l’accès au hardware (le matériel), mais également quant à l’usage de celui-ci et du software (les programmes)[17]. En effet, il ne faut pas se leurrer, encourager l’usage numérique sans donner les moyens de sa politique aux écoles comme aux familles peut aussi contribuer à augmenter la fracture numérique. C’est ce qui arrive lorsque les pouvoirs publics, comme c’est le cas pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, sont dans l’incapacité de fournir les mêmes outils à toute la population scolaire. Les écoles ayant des indices socio-économiques (ISE) variables, un dispositif autorisant les écoles de choisir différents types ou différentes gammes de matériel en fonction de ce qui lui semble le plus pertinent va permettre un accès au numérique à plusieurs vitesses.

Cela a trois conséquences majeures : premièrement, les familles qui ont des difficultés financières dans des écoles à indice socio-économique (ISE) fort risquent d’être mises en difficulté lorsqu’il est attendu (pas nécessairement explicitement imposé !) du parent de mettre la main au portefeuille ; deuxièmement, les élèves d’écoles à ISE faible n’auront pas accès aux mêmes outils que ceux des écoles à ISE fort, ce qui peut renforcer les inégalités entre écoles ; troisièmement, le fait de ne pas fournir à chaque élève de la FWB les mêmes machines (éventuellement adaptées en fonction des niveaux, des filières et des options) dans le cadre d’un principe de gratuité cohérent conduit à proposer un mécanisme d’achat avantageux, mais non-contraignant, ce qui signifie qu’il est compliqué d’empêcher le BYOD (bring your own device[18]). L’UFAPEC a la conviction que le BYOD peut avoir du sens pour les élèves à besoins spécifiques lorsqu’un matériel et des logiciels spécifiques sont préconisés dans le cadre d’aménagements raisonnables[19]. Il faut permettre aux élèves à besoins spécifiques d’avoir accès à des outils pertinents en fonction de la spécificité de leurs besoins[20]. Il serait par exemple ridicule d’imposer l’achat d’un Chromebook à un élève s’il dispose (ou doit acquérir par ailleurs) une machine qui prend en charge des softwares nécessaires à ses besoins spécifiques (parce que le Chromebook ne peut les accepter). En dehors de ce cas précis, nous pensons que le BYOD n’est pas souhaitable, car il produit un accès au numérique à plusieurs vitesses à tous les niveaux d’utilisation (et donc aussi entre élèves d’une même classe).

Les récents dispositifs du gouvernement permettent de rencontrer, du moins en partie, la première difficulté. Faut-il encore que la situation de la famille de l’élève soit connue de l’école ou que les parents aient le courage de faire connaître auprès de la direction leurs difficultés financières, ce qu’ils renoncent le plus souvent à faire. Il nous est impossible d’établir des chiffres précis ici mais, ce qui nous revient régulièrement, c’est que les parents préfèrent garder cette situation la plus discrète possible, quitte à sacrifier d’autres dépenses essentielles pour la famille… Cela dit, le matériel que les écoles ont pu acquérir au bénéfice des élèves qu’elle sait en situation de précarité (volet 1) et la possibilité de faire appel à un fonds de solidarité via la direction de l’école (volet 2) ont certainement le mérite d’exister. Quant à la deuxième conséquence majeure, le volet 2 permet à chaque école de choisir des types de machines différents, à des prix différents, ce qui va créer nécessairement des différences entre écoles, notamment en fonction du public qu’elles accueillent. Ce principe est toutefois tempéré par la limite à 500 € TVAC pour la machine la moins chère du marché public passé par chaque école. Nous espérons cependant que les familles ne seront pas « amenées » à privilégier les ordinateurs ou tablettes les plus onéreuses de l’offre et que les écoles seront vigilantes à l’impact de la dynamique de classe si des élèves d’une même classe devaient utiliser des machines de standing ou de performances différentes… Il est clair qu’avec le BYOD, ce phénomène est encore plus présent. Cependant, le fait de ne pas avoir pu anticiper le saut numérique provoqué par la pandémie a poussé à acheter des ordinateurs et des tablettes dans l’urgence. Il semble impensable aujourd’hui d’empêcher les élèves d’utiliser ce matériel à l’école pour la suite de la scolarité. Mais le temps est venu de porter un regard sur l’avenir.

Pistes et conclusion

La question des frais cachés et explicites liés à l’usage du numérique dans le cadre scolaire préexistait à la pandémie que nous connaissons depuis mars 2020. Mais cette situation a précipité les choses. Le paradoxe, c’est que si les conditions purement techniques (Internet accessible dans la sphère publique, outils de visioconférence…) étaient réunies pour un enseignement distanciel par le numérique (une telle situation se serait imposée il y a trente ans, le principe du distanciel aurait nécessairement été très différent), le monde de l’enseignement dans son ensemble n’était, quant à lui, matériellement pas prêt en FWB. Nous n’étions pas dans les conditions où tous les élèves (et tous les enseignants…) disposaient déjà d’un outil fonctionnel et adapté, avec lequel ils étaient familiarisés, pour appréhender l’enseignement à distance. Bien entendu, toute une série de familles étaient déjà équipées. Mais pas toutes, et pas nécessairement en suffisance (puisque, par exemple, les ordinateurs étaient déjà dédiés au travail à domicile des parents). Tout cela a été mis en lumière par notre enquête consacrée à l’enseignement hybride au début de l’année 2021. De là découlent de nombreuses sources d’inégalités que nous avons pu pointer, comme les trois conséquences majeures de l’incapacité des pouvoirs publics à fournir le même matériel à l’ensemble des élèves : la difficulté de familles à faibles revenus évoluant dans des écoles accueillant majoritairement des familles aisées, la potentielle différence de matériel entre les écoles en fonction du public qu’elles accueillent et le recours au BYOD, ce qui semble inévitable pour un certain temps encore (tant que l’ensemble des élèves n’auront pas été intégrés dans un dispositif cohérent dès le début de leur parcours scolaire, dispositif prenant place dans une politique volontariste et progressive de limitation du BYOD aux élèves à besoins spécifiques dont les aménagements raisonnables indiquent cette nécessité).

Ce que cette analyse s’est aussi attachée à mettre en évidence, c’est que la pertinence des actions menées dès octobre 2020 n’est pas à démontrer sur de nombreux points, mais souffre de deux maux : elle s’appuie, d’une part, sur le fait qu’un certain nombre de familles se sont équipées en nombre entre mars 2020 et janvier 2021 mais ne prend pas en compte les investissements consentis par les familles durant cette période ; d’autre part, cela reste un dispositif incitatif pour les écoles et pour les parents, ne résolvant que partiellement la question des inégalités provoquées par la situation globale dans les écoles. Ces dispositifs ont toutefois l’avantage de prendre en compte le fait que l’école ou l’Etat doivent prévoir des mécanismes d’aide ou de solidarité lorsque les familles sont dans l’incapacité totale de participer à l’achat ou à la location d’outils numériques utilisés en classe ou à la maison. Si l’on garde à l’esprit cette nécessité, dans toutes les écoles en FWB, en cohérence avec le décret gratuité de mars 2019, cela tempérera sûrement les initiatives enthousiastes qui seraient en grosse partie mises à charge des parents. En ce compris l’usage d’Internet, l’achat de programmes ou de consommables.

A ce propos, il est sans doute judicieux de rappeler ici que le conseil de participation a pour mission de mener une réflexion sur les frais scolaires réclamés en cours d’année, d’envisager la mise en place d’un mécanisme de solidarité pour le paiement des frais scolaires et de prendre en compte l’indice socioéconomique des élèves accueillis. Si cela concerne en premier lieux les frais obligatoires listés par le décret gratuité et évoqués dans cette analyse, rien n’empêche d’ouvrir le débat aux frais facultatifs. A ce titre, les nombreuses questions soulevées ici quant aux liens avec l’exigence de gratuité dans les écoles organisées et subventionnées en FWB pourraient certainement nourrir les débats au sein des conseils de participation. Par exemple, ne serait-il pas possible d’envisager en secondaire de réduire le nombre de photocopies en parallèle du développement d’une stratégie numérique dans les classes, afin d’expliquer que la diminution des coûts vise à permettre aux parents de dédier cette somme à l’achat ou à la location d’un ordinateur ou d’une tablette proposée dans le cadre d’un achat groupé (cela restant toutefois facultatif au regard du décret gratuité)? Tout en évitant soigneusement le pire : à savoir que la disparition des frais de photocopies entraîne la demande de réaliser des impressions à domicile, ce qui serait un non-sens absolu et à nos yeux inacceptable. Les familles sont déjà mises à large contribution. La charge financière du numérique à l’école ne peut en aucun cas reposer sur les parents de manière contraignante !

 

 

Michaël Lontie

 

 

[1] JORIS, Q., « Le numérique à l’école, un essai à transformer », in L’ECHO, 6 juillet 2021 : https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/general/le-numerique-a-l-ecole-un-essai-a-transformer/10318182.html.

[2] Idem.

[3] Pour en savoir plus sur le tronc commun polytechnique et pluridisciplinaire et les référentiels, lire LONTIE, M., Les enjeux d’un tronc commun polytechnique et pluridisciplinaire, étude UFAPEC n°21.20/ET4, 41 pp. : https://www.ufapec.be/files/files/analyses/2020/2120-ET4-tronc-commun.pdf.

[4] Cf. décret visant à renforcer la gratuité d'accès à l'enseignement, 7 pp.  : https://www.gallilex.cfwb.be/document/pdf/46826_000.pdf.

[5] Pour en savoir plus à ce sujet, lire FERON, J., Comprendre les fractures du 1er et du 2nd degré, analyse UFAPEC n°31.08, 6 pp : https://www.ufapec.be/files/files/analyses/Comprendre%20fract%20num.pdf.

[6] étude publiée par l’UFAPEC en août 2021 : FLOOR, A., PIERARD, A., Covid 19 et scolarité : que retenir de l’enseignement hybride ?, étude UFAPEC n°11.21/ET1, août 2021, 129 pp : https://www.ufapec.be/nos-analyses/1121-et1-enseignement-hybride.html. Les résultats de l’enquête (67 pp.) sont disponibles en fin de document.

[7] Le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles met régulièrement à jour l’indice socioéconomique (ISE) des implantations, des établissements et des secteurs statistiques. Cet outil est un indice statistique qui permet de classer les implantations, établissements ou secteurs de manière univoque sur base de divers indicateurs mesurant le niveau socioéconomique de leur population. Source : http://www.enseignement.be/index.php?page=28576&navi=4891.

[11] Comportant au moins une offre inférieure à 500 euros TVAC, avec une différence minimale entre les différentes offres par école ou par filière et avec un différentiel de maximum 50% (soit maximum 750€ si l’offre inférieure atteint 500€ TVAC).

[12] Cf. Décret visant à renforcer la gratuité d'accès à l'enseignement, 7 pp.  : https://www.gallilex.cfwb.be/document/pdf/46826_000.pdf.

[13] Ibidem, p. 2.

[14] Idem. Les exceptions concernent les élèves de 7e transition dans une année préparatoire à l’enseignement supérieur et les élèves étrangers hors Union Européenne pour des séjours inférieurs à trois mois.

[15] Ibidem, pp. 2-3.

[16] Ibidem p. 4.

[17] L’école doit être attentive à l’intérêt des grandes entreprises (GAFAM et autres) à prendre pied dans l’école et cela doit s’inscrire dans la dynamique d’éducation aux médias qui doit nécessairement accompagner l’usage du numérique en classe. Cette prudence ne doit cependant pas empêcher l’usage du numérique dans les écoles…

[18] Traduction de l’anglais : « apporte ton propre matériel ».

[19] Le décret relatif à l'accueil, à l'accompagnement et au maintien dans l'enseignement ordinaire fondamental et secondaire des élèves présentant des besoins spécifiques définit les aménagements raisonnables au chapitre 1er comme des mesures appropriées, prises en fonction des besoins dans une situation concrète, afin de permettre à une personne présentant des besoins spécifiques d'accéder, de participer et de progresser dans son parcours scolaire, sauf si ces mesures imposent à l'égard de l'établissement qui doit les adopter une charge disproportionnée (https://www.gallilex.cfwb.be/document/pdf/44807_000.pdf, p. 1). Un aménagement raisonnable est donc une mesure concrète permettant de réduire autant que possible les effets négatifs d’un environnement inadapté sur la participation d’une personne à la vie en société. Son objectif est de permettre à l’enfant à besoins spécifiques d’accéder aux apprentissages au même titre que les autres.

[20] Les formations des enseignants au numérique devraient d’ailleurs s’accompagner d’un module « enfants à besoins spécifiques » dans le but de les amener à comprendre cette nécessité et à soutenir l’élève à besoins spécifiques en lui fournissant les notes de cours et les évaluations en format numérique (clé USB, plateforme de l’école, Dropbox…), sans pour autant devoir connaître tous les programmes existants et leurs modes d’utilisation !.

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