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Parentalité individualisée et coéducation : quel équilibre ?
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27.25/ Parentalité individualisée et coéducation : quel équilibre ?
Il faut tout un village pour élever un enfant.
Proverbe africain
Introduction
À l’heure actuelle, nombre de parents éprouvent des difficultés devant l’exigence de la tâche éducative. Cela peut s’expliquer par un manque de temps, de repères, de ressources, par un sentiment de solitude ou d’épuisement. Or, la parentalité et les difficultés qu’elle rencontre représentent un enjeu capital pour faire école et, plus largement, pour faire société.
Dans le cadre de l’auto-évaluation de notre action en éducation permanente menée en 2024-2025, différents acteurs scolaires ont fait un même constat : la parentalité est en crise. Les parents veulent bien faire, mais sont perdus, notamment à l’école.
Nous avons déjà abordé certaines problématiques touchant à la parentalité.[1] Nous concentrerons notre analyse sur la question moins explorée de la parentalité individualisée ou de l’individualisme parental allant de pair avec une sur-responsabilisation des parents et un déplacement de la norme parentale.
Et à l’école ? On s’accorde depuis longtemps sur l’importance de la collaboration entre l’école et les parents pour favoriser l’épanouissement et la réussite de l’élève. À l’UFAPEC, cette collaboration est au cœur de notre mission. Nous sommes donc attentifs à ce qui peut renforcer ou fragiliser ce partenariat. Dans cette publication, nous nous interrogeons sur l’effet de la parentalité individualisée dans la coéducation.
Enfin, nous voulons aussi questionner la notion de responsabilité éducative. Qui est responsable de l’éducation et de la prise en charge d’un enfant ?
La parentalité en crise
Notre étude sur les comportements radicaux de parents envers l’école[2] montre que ces comportements, fragilisent la relation école-parents et le climat scolaire. Si ces attitudes sont le fait d’une minorité, ils n’en monopolisent pas moins beaucoup d’énergie pour l’école et en particulier pour les directions.
Ces comportements sont en lien avec l’individualisme. Ils concernent principalement le pédagogique pour la classe moyenne et favorisée, qui maitrise un certain capital socio-culturel. Ces comportements concernent des questions plus pratico-pratiques pour les familles vulnérables et sont liés à une augmentation de la précarité.
Notre travail d’investigation et d’analyse a permis d’identifier les raisons majeures de ces radicalités :
- incompréhension : les parents ne comprennent pas les attentes, les réalités, le fonctionnement et le registre de l’école ni le rôle qu’ils ont à y jouer ;
- inadéquation : les parents sont en décalage par rapport au monde scolaire et à sa culture ; parfois, ils ne comprennent pas l’utilité de l’école ;
- incompatibilité de valeurs : les valeurs universelles véhiculées à l’école et l’intérêt collectif se heurtent à des valeurs propres aux familles qui revendiquent que leur individualité soit prise en compte, même si cela met à mal le projet de l’école.
À côté de cela, dans le cadre de l’auto-évaluation de notre action en éducation permanente, menée en 2024-2025, différents acteurs scolaires ont fait un même constat : la parentalité est en crise. Les parents veulent bien faire, mais sont perdus, notamment à l’école. À cette occasion, un responsable d’une association de parents a témoigné du fait que les parents sont en perte de repères d’autant plus face à un système scolaire qui leur apparait hermétique : La parentalité est sans doute en perpétuelle mutation, mais peut-être encore plus maintenant. On est dans des générations où peut-être que les enfants sont forts livrés à eux-mêmes quand ils rentrent à la maison ou même livrés d’abord à un processus. Les choses deviennent très compliquées pour les parents, mais aussi pour les enfants. Les parents ne sont soit pas capables, soit pas outillés, soit n'ont pas envie ou n'ont pas le temps. Ce sont des phénomènes qui dépassent évidemment le cadre strict de l'enseignement. Je pense que le parent se retrouve démuni face à l'école. Alors c'est incroyable parce qu'on est tous allé à l'école et pourtant on n’a toujours pas conscience de la manière dont ça fonctionne, des enjeux qui se jouent. Je pense qu’il y a vraiment une incompréhension, un manque de visibilité de ce qu'est l'enseignement, de ce qu'il propose et donc finalement il y a un manque de suivi des parents dans la scolarité, peut-être parce qu’ils sont totalement perdus. Moi, c'est ce que je ressens vis-à-vis de beaucoup de parents. Finalement, c’est quoi être un parent en 2025 ? [3]
La difficulté à exercer sa parentalité ne se limite pas à l’école. Tout récemment, l’ONE (office national de l’enfance) relayait les problèmes principaux exprimés par des jeunes parents. Il ressort que, dans un ordre croissant, le temps, l’argent, la charge mentale, la solitude, le manque de soutien, dont le manque de places en crèche, sont ce qui pèsent le plus lourd.[4] Cela explique en partie les phénomènes de burnout parental, le développement du soutien à la parentalité et du coaching parental. Des choses simples et évidentes autrefois sont devenues complexes et demandent une aide extérieure. Comment porter bébé, le faire dormir, gérer son alimentation, le stimuler, le rendre propre ?
Pauline, puéricultrice scolaire qui accompagne aussi des familles lors de consultations ONE en tant que psychomotricienne et instructrice en massage pour bébés, constate, elle aussi, que les parents sont démunis et manquent de confiance en eux pour s’occuper de leur nouveau-né : Ils veulent trop bien faire ou ils ont tellement peur de ne pas savoir assumer leur rôle de parent qu'ils font des choses qui n'ont pas lieu d'être.[5]
La parentalité individualisée
Pourquoi des parents actuels, sont-ils en difficulté pour assumer leur rôle ? La question de la parentalité individualisée ou de l’individualisme dans la parentalité pourrait être une des explications.
Au préalable, précisons qu’à ce jour, aucune définition scientifique de la parentalité ne fait consensus.[6] Retenons dès lors, comme l’explique le sociologue français Gérard Neyrand, que ce néologisme sert à désigner la nouvelle importance accordée aux relations parents-enfant et à ce qui fait la spécificité de la relation parentale. La notion de parentalité s’est aussi modifiée avec l’évolution des modèles familiaux.
Quant à l’individualisme, souvent mis à toutes les sauces et connoté négativement, il désigne la tendance à privilégier la valeur et les droits de l'individu par rapport à ceux de la société.[7] L’individualisme s’est développé comme valeur sociétale et s’est étendu à la sphère parentale. Désormais, l’éducation, le bonheur et la réussite de l’enfant incombent d’abord aux parents. Cette conception de la parentalité amène une déresponsabilisation du collectif et de l’État.[8]
La parentalité a également évolué sous l’influence de différents courants comme les travaux de la pédiatre Françoise Dolto[9], la reconnaissance des droits de l’enfant, sa place centrale dans la famille et des discours de parentalité positive. Cette évolution a entraîné certaines dérives. Parmi ces dérives, le phénomène de l’enfant-roi (où le bonheur de l’enfant est confondu avec une absence de limites et de repères), celui de l’hyperparent (qui entend s’ingérer dans tout ce qui concerne l’enfant) ou encore le mythe du parent parfait (qui se dévoue corps et âme pour son enfant) ont contribué à l’isolement et à l’épuisement de nombreux parents. Ces dysfonctionnements éducatifs ont encore accru une désolidarisation d’une partie de la société. Le développement d’espaces enfants non admis en témoigne.
Au niveau de la scolarité de l’enfant, il est devenu fréquent de recourir spontanément et abondamment (sans demande de l’école) à des professionnels pour être soutenu dans la scolarité de son enfant avec ce que cela entraine comme inégalités. Cela peut prendre la forme de coachs scolaires, de professeurs particuliers, d’orthopédagogues, etc.
Ce changement de modèle où le parent devient seul responsable entraine aussi une évolution de la norme parentale. Les attentes envers « un bon parent » sont plus élevées et les parents de milieux populaires sont en décalage et pointés régulièrement comme manquant de compétences ou peu investis.
Coéducation et parentalité individualisée
La scolarité de l’enfant demande de pouvoir mettre en place une coéducation où chacun agit de façon complémentaire selon sa sphère de compétence. Cela suppose de pouvoir dialoguer et de se faire confiance entre parents et enseignants.
Dans le modèle de la parentalité individualisée, la coéducation pourrait y gagner comme y perdre.
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Pertes
Parmi les situations de tensions et de conflits qui nous sont soumises par des parents, associations de parents, directions ou encore pouvoirs organisateurs, nous avons identifié différentes situations liées à une parentalité individualisée qui peuvent représenter un risque pour la coéducation.
- le prisme parental : le parent estime qu’il est le seul responsable de son enfant et remet en question la compétence de l’école. Le parent disqualifie et remet en question la légitimité de l’établissement (direction, enseignant, PO ou encore association de parents) estimant que l’on agit contre l’intérêt de son enfant. Le risque c’est que chaque famille revendique ses propres normes éducatives. Cela fragilise la construction d’un cadre commun partagé et place l’enfant dans un conflit de loyauté entre les valeurs de la maison et celles de l’école. Mon enfant ne mange pas équilibré à l’école. Les fruits et légumes que je mets dans sa boite à tartines reviennent tous les jours. L’école ne surveille pas !
- Le prisme parental et scolaire : le parent et l’école estiment tous les deux que les parents sont les responsables de leur enfant. Il y a un échange sur des difficultés vécues par l’enfant et c’est au parent qu’il incombe de prendre en charge ces problèmes. Les élèves dont les parents ont les ressources humaines ou financières, une culture et un langage similaires à ceux de l’école s’en sortent mieux. Le risque ici est l’épuisement et la culpabilité des parents. Ce surinvestissement parental peut aussi réduire l’autonomie et la confiance en soi de l’enfant.
- Votre enfant est violent. Il faudrait consulter.
- Nous en sommes navrés et nous prenons rendez-vous avec un pédo-psychologue. Notre enfant suit déjà un cours de psychomotricité relationnelle et un cours de karaté pour apprendre à canaliser son agressivité.
- Le prisme scolaire : l’école considère que le parent est responsable de l’enfant. Le déplacement de la norme du « bon » parent amène l’institution scolaire à pointer des parents qui en font moins (mais qui en font autant que la majorité des parents d’il y a dix ou vingt ans). Les parents qui possèdent moins de ressources, souvent issus de milieux défavorisés, en font les frais. Les difficultés de l’enfant peuvent également être attribuées à des dysfonctionnements familiaux. Quant aux parents, ils estiment que l’école a une responsabilité à gérer les problèmes de leur enfant. La différence de perception de la responsabilité éducative fragilise la coéducation.
- Votre enfant est violent et vous n’avez toujours pas consulté.
- Notre enfant est gentil à la maison, c’est le problème de l’école.
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Gains
Toutefois, une parentalité individualisée peut aussi renforcer la coéducation. Les parents se sentent davantage responsables de leur enfant. Sa scolarité et son épanouissement sont au cœur de leurs préoccupations. Notre étude S’impliquer pour le collectif aujourd’hui fait état de cet investissement parental plus profond et loin d’un conformisme social ou d’une allégeance à l’institution scolaire. Les parents sont dans un investissement choisi et consenti à titre individuel, mais aussi collectif. S’investir pour l’école, par exemple dans une association de parents ou un conseil de participation, devient d’abord l’expression d’un choix et d’une liberté ou encore une manière de concilier autonomie et responsabilité [...]. Le temps et l’énergie déployés au bénéfice des élèves, des parents et de toute la communauté éducative se révèle par là une source d’épanouissement personnel et de reconnaissance pour le parent qui s’implique. L’intérêt collectif rejoint, de la sorte, l’intérêt individuel du parent.[10]
On le comprend, la collaboration entre l’école et les parents ne va pas de soi dans ce modèle de parentalité. Il y a bénéfice pour la coéducation si au préalable une relation de confiance a pu se construire entre l’école et les parents avec une reconnaissance mutuelle de chaque partenaire éducatif.
Repenser la responsabilité éducative
En définitive, faut-il individualiser ou collectiviser l’éducation ?
La crise de la parentalité nous montre les limites du paradigme de l’individualisme parental. Les parents ont besoin d’être aidés et entourés dans leur tâche.
Par ailleurs, si les parents sont les premiers éducateurs de leur enfant, l’éducation n’en reste pas moins un fait social. L’enfant grandit et se construit aussi grâce à une pluralité de figures d’attachement, de rencontres, d'expériences et d'environnements (famille, école, crèche, associations, loisirs…).
Partager la responsabilité éducative permet encore de réduire les inégalités. En soutenant les familles qui n’ont pas les mêmes ressources, on évite que l’enfant soit pénalisé par son seul milieu familial, en particulier dans les premières années de vie, période de grande fragilité pour l’enfant comme pour les parents et plus particulièrement la maman.
Le sociologue français Claude Martin rejoint d’autres spécialistes de la parentalité et met en garde contre les effets de la parentalité individualisée pour l’enfant comme pour une société démocratique. Plutôt que de « socialiser » les enfants dans un ensemble de valeurs sociales communes, une perspective plus individualisée signifie que l’objectif est d’élever des « individus qui réussissent » et qui sont capables d’« être eux-mêmes », ce qui repose clairement sur une vision très réductrice de « l’enfant » […]. Une approche individualisée de la parentalité est susceptible d’éroder les notions de confiance sociale et de solidarité.[11]
Dans le même sens, l’analyse de Gérard Neyrand est intéressante. Dans une démocratie, l’éducation doit être pensée dans une perspective plus citoyenne que néolibérale et la coéducation plutôt comme une cosocialisation. La cosocialisation entre les différents éducateurs (parents, école…) est d’autant plus nécessaire que l’action socialisatrice des médias (GAFAM et réseaux sociaux inclus) est de plus en plus prégnante dès la petite enfance.[12]
Conclusion et perspectives
La parentalité est en crise. Le modèle de parentalité individualisée ou encore de l’individualisme parental y contribue. Les parents manquent de temps, de repères et de soutien. Ils expriment un sentiment d’isolement et d’épuisement face à la sur-responsabilité et à la complexité de la tâche éducative. Dès lors, l’éducation fait l’objet d’une marchandisation importante. Certaines familles ont les moyens humains et matériels, d’autres n’ont pas cette chance et les inégalités se creusent.
Ce modèle peut fragiliser la coéducation. Certains parents contestent la légitimité de l’école, d’autres s’épuisent à tout prendre en charge, tandis que les parents qui ne correspondent plus à la nouvelle norme parentale revue et augmentée sont plus vite perçus comme « mauvais » parents.
Toutefois, pour autant qu’il y ait une reconnaissance mutuelle des différents acteurs scolaires, cette individualisation peut aussi renforcer l’engagement parental à l’école qui devient alors l’expression d’un choix et d’une liberté.
Toute crise est l’occasion de se réinventer et de s’adapter en reconsidérant ici le partage de la responsabilité éducative. Plutôt qu’éduquer des individus chacun de son côté, il semble plus pertinent pour l’enfant, ses parents et la société de « cosocialiser » des futurs citoyens afin de retrouver une solidarité et un lien social.
Pour l’UFAPEC, pour autant que la parentalité ne soit pas réduite à une question strictement individuelle, la coéducation ou plutôt la cosocialisation reste possible. Comment ? En créant des espaces de coopération où l’autonomie des parents comme celle des enseignants est respectée tout en restant articulée autour de l’intérêt commun de l’enfant.
Cela demande au préalable que l’école développe un langage commun, qu’elle instaure une relation de confiance et qu’elle fasse comprendre son projet, voire qu’elle le coconstruise, lorsque que c’est possible, en s’appuyant sur les structures officielles de participation et le tissu associatif.[13] Le Pacte pour un enseignement d’excellence a identifié ces enjeux : démocratiser l’espace scolaire et travailler, entre autres, la compréhension et l’adhésion des familles. Leur concrétisation dépendra d’un accompagnement réel des écoles. C’est de cette manière que les parents pourront être de vrais partenaires d’une école libre où tous s’épanouissent.
Dominique Houssonloge
[1] Nous avons abordé tout une série de thèmes comme l’enfant-roi, l’hyperparentalité, la surprotection parentale ou encore le burnout parental https://www.ufapec.be/nos-analyses/?doctypes=9&categorie_politique_scolaire=&thematique=
[2] HOUSSONLOGE D. et PIERARD A., L’école face aux comportements radicaux de parents, UFAPEC, étude 2021, Ufapec - 20.21/Et3 - L’école face aux comportements radicaux de parents
[3] Focus group organisé dans le cadre de l’auto-évaluation de notre activité en éducation permanente, le 19/04/2025. Ce focus group a rassemblé des partenaires de l’UFAPEC avec lesquels nous collaborons régulièrement.
[4] ONE, Des parents nous ont fait part de leurs difficultés principales, 31/10/2025 - https://www.facebook.com/office.naissance.enfance?locale=fr_FR
[5] Interview réalisée le 27/10/2025
[6] NEYRAND G., « Dis Gérard, c’est quoi, la parentalité ? », in Spirale - La grande aventure de bébé, Éditions Érès, 2015/1, n° 73, p. 145
[8] Voir notamment MARTIN C., « Collectiviser la question parentale : les apports des parenting cultures studies » in Lien social et Politiques n˚ 85, 16/12/2020 - https://www.erudit.org/projspec/lsp/n85_complet.pdf
[9] Dont le message l’enfant est une personne a souvent été interprété comme l’enfant est un adulte, semant la confusion.
[10] LONTIE M., S’impliquer pour le collectif aujourd’hui, étude UFAPEC 2024, p. 41 - https://www.ufapec.be/nos-analyses/2424-et3-investissement-parents.html
[11] MARTIN C., op. cit., pp. 257-258
[12] NEYRAND G., Ambiguïté de la valorisation de la coéducation à une époque de sur-responsabilisation parentale in Cairn.info, 2015, p. 86 - https://shs.cairn.info/revue-recherches-familiales-2015-1-page-279?lang=fr
[13] HOUSSONLOGE D. et PIERARD A., op. cit., pp. 38-49.
