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Violences entre élèves, la faute au smartphone ?
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19.25/Violences entre élèves, la faute au smartphone ?
Introduction
En 2024, le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FW-B) a jugé nécessaire de créer des règles, communes à toutes les écoles (enseignement ordinaire et spécialisé), concernant l’usage des téléphones portables et des objets connectés (tablettes, montres…). Depuis cette dernière rentrée scolaire (2024-2025), un décret interdit aux élèves d’utiliser de manière récréative leur smartphone dans l’enceinte de l’école et durant toute activité liée à l’enseignement qui se déroule à l’extérieur[1]. Jouer en ligne ou surfer sur les réseaux sociaux pendant la récréation n’est donc plus possible pour les élèves.
Dans une précédente analyse, nous avons tenté de comprendre les impacts du smartphone sur la santé des jeunes, étant donné que le gouvernement motivait son décret par les potentiels effets négatifs d’une utilisation excessive des outils numériques sur la concentration, les apprentissages, la santé, le bien-être[2]… Une autre justification du gouvernement était d’améliorer le climat scolaire en réduisant, notamment, les risques de cyberharcèlement[3].
Dans cette analyse, nous nous intéressons aux impacts de l’utilisation du smartphone et des outils numériques sur la qualité des relations entre jeunes, tant à l’école qu’en dehors, étant donné que la communication virtuelle est « sans frontières ». Le smartphone nuit-il à ce relationnel ? Favorise-t-il le (cyber)harcèlement ? Et, l’interdiction de l’usage récréatif du smartphone à l’école va-t-elle d’office encourager de meilleures relations entre élèves et améliorer le climat dans les établissements scolaires ?
Le climat scolaire, plus qu'une question de harcèlement
Lorsqu’on parle du climat scolaire, on pense souvent au harcèlement et au cyberharcèlement, sources de violence présentes dans toutes les écoles à des degrés divers. Mais, le climat scolaire n’est pas qu’une question de harcèlement.
Dans sa circulaire relative au climat scolaire et la prévention du harcèlement et du cyberharcèlement scolaires, la FW-B définit quatre éléments caractérisant le climat scolaire : l’environnement relationnel, l’environnement physique, l’environnement pédagogique, l’environnement normatif dont les pratiques démocratiques[4].
La qualité des relations qui se nouent entre les différents acteurs scolaires au sein d’une école (l’environnement relationnel) ne suffit donc pas à définir le climat d’un établissement scolaire. La qualité des infrastructures, des équipements, du matériel éducatif (l’environnement physique) joue aussi, de même que la qualité de l’enseignement, qui dépend des compétences pédagogiques, relationnelles et organisationnelles des enseignants, ainsi que du projet pédagogique de l’école (l’environnement pédagogique). Le sentiment de sécurité ressenti par les différents acteurs scolaires, qui repose notamment sur les règles existantes, leur application, mais aussi sur la manière dont ces règles sont construites (l’environnement normatif et les pratiques démocratiques), impacte également le climat scolaire.
Si le rôle joué sur le climat scolaire par chacun de ces environnements serait intéressant à étudier dans le contexte du décret smartphone, la présente analyse porte (avant tout) sur l’environnement relationnel entre élèves, et plus spécifiquement entre adolescents, puisque c’est à partir de l’âge de 12 ans environ qu’une majorité d’enfants possède son premier smartphone connecté[5]. Réfléchir à ce relationnel doit se faire dans et en dehors de l’école car, avec le smartphone et « internet en poche », il n’existe plus vraiment de coupure relationnelle entre les élèves, qui sont continuellement connectés entre eux.
Notons que la qualité des relations entre parents et enseignants, ou entre parents, qui se crée notamment à travers une communication numérique, influence aussi le climat scolaire. Ainsi, par exemple, les groupes de messagerie instantanée, comme WhatsApp ou Signal, que des parents d’élèves créent entre eux, peuvent être des espaces d’échange, d’entraide, tout autant que des lieux de défouloir, où des parents critiquent ou dénigrent des enseignants, ce qui peut impacter très négativement le climat scolaire. De même, des parents qui s’insultent entre eux, par messagerie interposée, pour des problèmes de poux en classe par exemple, peuvent créer des tensions dans l’ensemble d’un groupe classe[6] !
Avant de nous pencher sur les relations entre jeunes à l’ère du smartphone, il est intéressant de voir que, selon les résultats de l’enquête HBSC, menée par l’Université libre de Bruxelles auprès d’élèves scolarisés en fin de primaire et en secondaire en FW-B, environ un tiers des élèves avait en 2022 une perception négative des relations entre les élèves de leur classe, tandis que près d’un autre tiers des élèves avait une perception positive de ces relations[7] . Cette perception relationnelle a été étudiée en demandant aux élèves de se positionner par rapport à trois affirmations : les élèves de ma classe ont du plaisir à être ensemble, la plupart des élèves de ma classe sont sympas et serviables, les autres élèves m’acceptent comme je suis[8].
Espaces numériques, lieu incontournable de socialisation des jeunes
Dans la cour de récréation, avec leur smartphone en main, les élèves ne se regardent plus et ne se parlent plus, ils s’envoient des messages, témoignaient des enseignants du secondaire avant l’adoption du décret d’interdiction du smartphone[9]. Nicolas Spilsteyns, préfet de direction à l'Athénée Royal de Nivelles, école où l’interdiction d’utiliser son téléphone portable a été prise bien avant le décret, explique avoir retrouvé des élèves qui courent et jouent dans la cour de récréation, et que de nombreux « clubs » ont vu le jour dans l'école[10]. Mais, selon l’expérience de Bérénice Vanneste, enseignante en secondaire et chargée de projets chez Média Animation, si les élèves étaient effectivement bien souvent penchés sur leur smartphone, cela ne les empêchait pas de jouer et d’être ensemble : ils jouaient entre eux sur leur téléphone[11] !
Ces expériences vécues, quelque peu divergentes, diffèrent totalement de celle de Camille, récemment diplômée de l’enseignement secondaire. Pour elle, le smartphone n’a jamais été un problème, ni dans son école ni dans d’autres écoles où certains de ses amis étaient scolarisés, car, explique-t-elle, la plupart des élèves laissaient leur téléphone en poche durant les temps de récréation : tu n’étais pas vu comme quelqu’un de cool si tu étais sur ton smartphone et pas avec les autres[12].
Avec ces différents témoignages, il est difficile de dire à quel point la présence du smartphone dans la cour de récréation impactait la qualité des relations entre les élèves. Et on peut se demander si les jeunes vont d’office, avec l’absence de smartphones, mieux se rencontrer, échanger, être ensemble.
Pour beaucoup d’adolescents et de jeunes, les nouveaux moyens de communication, dont le smartphone, font partie intégrante des relations sociales : (…) à l'heure actuelle, quelqu'un qui ne vit pas avec [un téléphone], il est vraiment en décalé[13]. Ils sont d’ailleurs nombreux à considérer positivement les réseaux sociaux et les jeux vidéo, parce que ceux-ci permettent aussi de créer et de maintenir du lien, de faciliter les échanges pour des personnes fragilisées, en situation de mal-être, en difficulté : (…) les gens qui sont discriminés parlent un peu plus. Il y a plein de choses qui sont positives (...)[14].
Mais, si l’on peut sociabiliser, créer ou maintenir des liens via des interactions virtuelles, n’est-ce pas souvent sur un mode superficiel ? Pour Jonathan Haidt, chercheur et psychologue social américain, les téléphones portables et les réseaux sociaux, tels qu’ils fonctionnent aujourd’hui, avec leur caméra intégrée et leur bouton « like », sont moins des espaces de contact et de partage entre amis que des outils servant à se mettre en avant dans une quête effrénée de validation sociale : (…) Nous sommes passés de « Tu fais quoi ? », premier slogan de Twitter, à « Qui m’aime me suive »[15]. Si ce regard très critique de Jonathan Haidt sur les réseaux sociaux reflète sans doute une partie de la réalité, n’oublions pas que, dans leur processus de construction identitaire, les jeunes utilisent ces réseaux pour pouvoir, à distance de leurs parents, échanger et s’observer entre pairs, se faire reconnaitre ou « valider » socialement, construire leur propre culture, etc.
Dans son ouvrage Je me libère des écrans, la psychiatre Caroline Depuydt explique que les interactions sociales, qu’elles soient en ligne ou hors ligne, permettent aux jeunes de développer leur « capital social », essentiel dans le développement de leur identité : ils peuvent communiquer, partager des activités ludiques, expérimenter différents modes d’interaction afin de s’intégrer dans le groupe et de voir ce qui fonctionne (ou pas)[16]. Mais, encore faut-il que les adolescents aient une utilisation active des plateformes numériques, avertit la psychiatre, car scroller des heures durant d’un contenu à l’autre ne permet pas de développer son capital social[17] ! Par ailleurs, on peut se demander si les interactions qu’expérimentent les adolescents sur les réseaux sociaux (communication textuelle) ne sont pas pauvres en nuances émotionnelles, étant donné l’absence de communication non verbale (langage corporel…) notamment ?
Des adolescents surprotégés dans le monde réel, négligés dans le monde virtuel ?
Camille pense que le smartphone est accusé injustement de tous les maux : on l'utilise comme un bouc émissaire et on préfère ne pas se poser certaines questions quant à l'usage que font les jeunes de leur smartphone[18]. Pour elle, si beaucoup de jeunes utilisent les réseaux sociaux pour interagir avec leurs pairs, c’est aussi parce que leurs parents préfèrent les voir rester « bien au chaud » à la maison, « en sécurité ». Et, en effet, n'avons-nous pas souvent, en tant que parent, peur de laisser sortir notre enfant ? À cet égard, l’affaire Dutroux (1996) a créé un traumatisme durable dans la société belge, modifiant le rapport des parents à un monde extérieur jugé désormais « menaçant ». Par ailleurs, en 2020, la crise Covid, avec ses « confinements » et ses « bulles sociales », a probablement accentué et encouragé la tendance à un certain repli sur soi, dans son « chez soi ».
Pour l’association belge Infor Drogues & Addictions, il ne faut pas s’étonner de voir les jeunes en permanence sur leur smartphone, étant donné leur autonomie de plus en plus restreinte dans le monde réel, où ils sont presque constamment sous la surveillance d’adultes[19].
Au-delà des peurs parentales, on peut se demander si nos responsables politiques pensent suffisamment aux adolescents lors de leurs réflexions et de leurs décisions sur des questions comme l’aménagement des espaces publics ou l’offre de transport par exemple. Où peuvent se retrouver physiquement les adolescents en dehors de l’école ? Qu’est-il prévu pour eux ? Peuvent-ils facilement se déplacer, de manière autonome ? Et, à l’école, les cours de récréation sont-elles suffisamment pensées pour permettre aux élèves de se détendre, jouer ? Certaines, bétonnées, encerclées de murs, avec un environnement sonore bruyant, semblent bien peu propices à un quelconque temps de ressourcement…
L’enquête française Nos ados sur les réseaux sociaux montre qu’Internet est devenu pour les adolescents ce que la rue, les terrains vagues ou les squares étaient pour les générations précédentes. Un endroit pour se dire, pour expérimenter, pour s’exposer au regard des autres[20]. Pour François Saltiel, journaliste spécialiste des enjeux numériques, et Virginie Sassoon, directrice adjointe du Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (France), nous ne pouvons pas analyser la dépendance des enfants aux écrans sans considérer le peu d’alternatives qu’offre l’espace public (…)[21].
Concernant la sécurité et Internet, certains parents ne se leurrent-ils pas de croire leur enfant « en lieu sûr » à la maison, face à leurs écrans ? Pour Jonhatan Haidt, l’attitude surprotectrice de nombreux parents dans le monde réel s’accompagne souvent d’une forme de négligence en ce qui concerne le monde virtuel. Il déplore cette attitude qui amène de nombreux enfants à se retrouver seul dans leur chambre, face à des dangers quotidiens plus nombreux et plus redoutables qu’à l’extérieur[22].
En effet, être en ligne ne protège pas l’adolescent de mauvaises fréquentations, de voleurs, de violeurs, de dealers, ou d’un risque de cyberharcèlement… Et, même si les adolescents sont loin d’être dupes des dangers des réseaux sociaux, leur vulnérabilité, notamment neurologique, fait qu’ils n’accordent pas toujours suffisamment d’importance aux risques[23]. Ainsi, de manière impulsive, des adolescents confient leur mot de passe (donnant accès à leur profil sur les réseaux sociaux) à des pairs comme une preuve d’amour, d’amitié, de confiance absolue, ce qui peut se retourner contre eux en cas de dispute, le mot de passe devenant un instrument de vengeance permettant intrusions et captures d’écran[24].
Notons qu’une partie des parents semble bien consciente de ces dangers. Lors d’évènements sur la thématique des écrans, récemment organisés par l’UFAPEC pour les parents, nombreux sont ceux qui ont exprimé leurs inquiétudes par rapport ce que font leur enfant sur les plateformes numériques et leur désarroi concernant l’accompagnement qu’ils sont capable d’offrir. Beaucoup de parents sont demandeurs, pour eux-mêmes, d’accompagnement et d’outils[25].
Smartphone et cyberharcèlement
Le harcèlement[26] entre élèves a toujours existé, mais avec la généralisation des smartphones et autres objets connectés, ce phénomène s’est amplifié et s’est transformé avec le harcèlement en ligne ou cyberharcèlement, dont les actes chez les enfants et les adolescents se cristallisent au moment de la fin des études primaires et au début du secondaire, période de développement sensible du début de la puberté[27]. En 2024, 15 % des jeunes de l’enseignement secondaire en FW-B disent avoir été la cible de cyberharcèlement au cours de l’année écoulée (les filles étant plus souvent visées) et 40 % des adolescents disent avoir été témoins de cyberharcèlement[28]. Ces pourcentages ne signifient pas que 60 % des élèves seraient totalement épargnés, il faut se rappeler que l’impact d’un problème de cyberharcèlement ne s’arrête pas à ceux qui en sont auteurs, victimes ou témoins : tous les jeunes qui évoluent dans un environnement marqué par ce type de violence, en sont impactés, ils grandissent avec la crainte d’être eux-mêmes jugés, exposés, exclus[29].
Par ailleurs, avec les intelligences artificielles génératives (IAG), le cyberharcèlement s’est encore transformé, prenant des voies très inquiétantes avec, par exemple, le phénomène des deepnudes, des images ou vidéos à caractère sexuel créées entièrement ou partiellement à l’aide de l’IA pour ensuite être éventuellement diffusées sur la toile[30]. Le partage en ligne de contenus à caractère sexuel sans avoir le consentement de la personne qui apparait sur ces images (revenge porn[31]) existait déjà bien avant l’arrivée des IAG, mais cela se faisait uniquement à partir de photos intimes que des personnes avaient elles-mêmes partagées en ligne auprès de quelques autres. Actuellement, la moindre photo postée sur le net, d’individus habillés, peut être téléchargée et utilisée par des individus malveillants, qui « s’amusent » à les truquer, en déshabillant la personne par exemple, et à les poster sur des réseaux sociaux. Une étude menée par l’Université d’Anvers auprès de plus de 2.800 jeunes Belges âgés de 15 à 25 ans montre qu’en 2023 13,8 % des jeunes Belges avaient déjà reçu un deepnude et que 60,5 % d’entre eux avaient déjà essayé de créer un deepnude eux-mêmes[32].
Dans sa brochure comment prévenir le cyberharcèlement par l’éducation aux médias, le conseil supérieur de l’éducation aux médias (CSEM) propose des pistes concrètes aux familles et aux professionnels de l’éducation et de l’animation pour accompagner les jeunes dans leur usage d’internet. Il est intéressant d’y lire que, le plus souvent, le cyberharcèlement entre jeunes prend racine dans un groupe (la classe, un club de sport, un mouvement de jeunesse…) sous forme de harcèlement qui se prolonge (…) via les écrans et devient du cyberharcèlement, et que, pour comprendre ce phénomène, il faut se souvenir que les classes et autres groupes où les jeunes se croisent et se fréquentent sont des microcosmes où ils.elles n’ont pas nécessairement choisi de vivre ensemble. Dans ces groupes de (pré)adolescent.es (…) intervient une série d’enjeux propres à cet âge de la vie : l’appartenance à un groupe et la place de chacun.e dans ce groupe, les questions d’identité, la confiance en soi (…)[33]
On le voit, la question de l’identité, qui se construit hors et avec les écrans, semble être une des clés pour comprendre les phénomènes de harcèlement entre jeunes. La place qu’un (pré)adolescent occupe dans un groupe, son degré de popularité, l’image qu’il renvoie de lui-même aux autres, qui passe notamment par son identité numérique[34], sont fondamentaux à cet âge où l’individu est souvent vulnérable et doté d’une faible estime de lui-même. Le jeune harcèle donc parfois pour affirmer son pouvoir social, gagner en popularité, s’intégrer à un groupe, etc.
Dès lors, est-ce le smartphone et les objets connectés qui sont « coupables » d’une augmentation du phénomène de (cyber)harcèlement, détériorant ainsi le climat scolaire ? Si Dahlia Wolf, directrice de l’Athénée Royal Thil Lorrain de Verviers, constate que, depuis que son école a interdit l’utilisation non pédagogique du téléphone en 2022[35], (…) il y a beaucoup moins de problèmes de harcèlement ou de conflits liés au téléphone (…)[36], on peut se demander si cette diminution du (cyber)harcèlement entre élèves est bien réelle. Avec l’interdiction du téléphone à la récréation, n’est-il pas logique que des directions d’école observent une diminution des phénomènes de (cyber)harcèlement ? Ne sont-ils pas juste moins visibles à l’école, ayant été relégués dans d’autres sphères que celle-ci ? Néanmoins, un cadre tel que celui présenté par Dahlia Wolf, s’il n’annule pas nécessairement cette problématique, en réduit probablement l’amplitude d’une manière ou d’une autre.
Comme l’explique l’association Infor Drogues & Addictions, qui s’est exprimée sur la question de l’interdiction du smartphone à l’école, si le smartphone amplifie et accélère les possibilités de harcèlement, il ne crée pas le besoin de harcèlement. En fonction des élèves, harceler un.e camarade répond à un stress, à une anxiété, à une compétition entre élèves, à une identité insécure à renforcer… On abaisse l’autre dans une tentative de s’élever soi[37]. Le CSEM va dans le même sens, en disant que la question du cyberharcèlement est davantage un problème de comportement et d’interactions entre personnes sur Internet, plus qu’un problème lié à l’outil numérique lui-même[38].
Dès lors, même si, au sein des établissements scolaires, la violence entre élèves semble moindre, les écoles sont-elles pour autant moins concernées par la cyberviolence ? Si le cyberharcèlement est souvent le prolongement d’un harcèlement ayant pris racine dans un groupe à l’école, en classe, travailler le « vivre ensemble » avec les élèves, leur permettre de développer leurs compétences sociales, en plus de les éduquer aux médias, n’est-il pas essentiel ?
Lutter contre le numérique est vain et si, en tant que parent, éducateur, on peut tenter de limiter l’exposition des jeunes aux écrans, il faut surtout leur apprendre à mieux vivre avec, à mieux les gérer, et leur proposer d’autres activités, suffisamment attractives pour qu’ils quittent volontairement leurs écrans. C’est un enjeu collectif de pouvoir créer des alternatives désirables, dit Virginie Sassoon, qui pense particulièrement aux jeunes plus défavorisés : On voit bien que pour les enfants qui sont plus privilégiés, les parents ont les moyens de financer tout un tas d’activités culturelles et sportives. Derrière tout cela, il y a la question des inégalités sociales et culturelles. Les municipalités doivent s’emparer de ce sujet, mais aussi les écoles (…)[39].
Concernant l’école et la gestion du smartphone, un enseignant du secondaire supérieur de l’Institut technique libre d’Ath, qui s’exprimait en 2024 contre le projet de décret, disait justement que, pour lui, il fallait, tout en laissant aux élèves le pouvoir d’aller sur leur GSM pour avoir ce lien social de notre temps, leurs proposer des animations, des activités, pour renforcer les liens sociaux[40]. Mais, soulignons que, étant donné que les temps de midi à l’école ne sont pas considérés comme des temps scolaires, les écoles ne reçoivent aucun subside pour pouvoir mettre en place d’éventuelles activités ou services pour les élèves. Notons que même les frais pour des services comme la surveillance durant le temps de midi peuvent être facturés aux parents.
Rappelons que, depuis la rentrée scolaire 2024-2025, chaque établissement scolaire doit prévoir dans son règlement d’ordre intérieur une procédure interne de signalement et de prise en charge des situations de (cyber)harcèlement scolaire, qui doit être communiquée et expliquée aux élèves, aux membres du personnel et aux parents. Pour épauler les écoles dans l’élaboration de cette procédure, un guide a été créé par la FW-B[41]. Par ailleurs, l’Observatoire du climat scolaire, créé en 2023, est un point de contact clé pour les écoles pour obtenir de l’aide et des outils dans la prévention et la prise en charge du (cyber)harcèlement scolaire[42].
Perspectives et conclusion
L’analyse menée a permis de mettre en évidence le fait que la qualité des relations entre jeunes, les problèmes de violence, tels que le (cyber)harcèlement, doivent être pensés bien au-delà de l’objet smartphone et du monde scolaire.
Pour les (pré)adolescents, les espaces numériques sont devenus des lieux incontournables de socialisation, d’échanges, d’expression de soi, d’expérimentation identitaire. Malheureusement, ce sont aussi parfois des lieux de (cyber)harcèlement. Mais, le phénomène du harcèlement n’est pas nouveau, il n’est pas né avec le smartphone. Nous avons vu que le cyberharcèlement est le plus souvent un prolongement d’un problème de harcèlement, qui prend racine dans un groupe (classe, mouvement de jeunesse…), souvent de (pré)adolescents, et que, si ces derniers en viennent à développer des relations violentes, c’est bien souvent à cause d’enjeux propres à l’adolescence, de processus de construction identitaire, où le jeune a besoin à tout prix d’être reconnu par ses pairs et intégré au groupe.
Si les adolescents utilisent de plus en plus l’espace numérique pour socialiser, ce n’est pas seulement par choix. En effet, en raison d’une tendance à la « surprotection», ils grandissent bien souvent avec une autonomie très réduite dans le monde réel, qui les contraint à se retrouver dans le monde virtuel. De plus, dans le monde réel, ils ont peu d’endroits suffisamment attrayants pour être ensemble : les espaces publics, mais aussi parfois privés, sont rarement pensés et aménagés pour eux. Par exemple, on peut se demander s’il n’est pas urgent d’améliorer la qualité environnementale de certaines cours de récréation, qui, particulièrement dans les établissements d’enseignement secondaire, sont souvent étriquées et sinistres, offrant un cadre peu propice au délassement. Pour l’UFAPEC, il est important de (re)penser ces espaces communs, en les rendant plus désirables pour tous, en faisant en sorte que les élèves puissent s’y défouler, mais aussi s’y retrouver au calme, en prévoyant suffisamment d’espaces pour s’abriter en cas de pluie, en laissant plus de place aux végétaux, etc[43].
(Re)penser la qualité et l’aménagement des cours de récréation est sans doute une manière d’encourager des dynamiques relationnelles plus apaisées, de même que travailler le vivre-ensemble et proposer aux élèves, durant les temps récréatifs, des activités renforçant positivement leurs relations et leur permettant de se défouler physiquement dans une journée essentiellement assise. Mais, pour que le temps de midi, ce temps récréatif le plus long de la journée scolaire, puisse être approché de manière éducative, il est nécessaire qu’il soit considéré comme un temps scolaire. Depuis des années et encore dans son mémorandum 2024, l’UFAPEC demande que le temps de midi fasse partie de la journée scolaire. Cela permettrait, en effet, à tous les établissements scolaires de pouvoir compter sur un soutien financier de la part des autorités publiques, nécessaire pour assurer un encadrement sécurisant et de qualité[44].
En plus de prendre en compte les conditions de socialisation des adolescents, de les aider à développer des compétences relationnelles, émotionnelles et sociales, il est évidemment nécessaire de les éduquer aux médias et aux réseaux sociaux.
La question essentielle n’est pas tant de bannir ou de restreindre l’accès aux nouvelles technologies que d’en accompagner les usages et la compréhension, notamment concernant les dangers d’une exposition de soi en ligne. Il s’agit d’apprendre aux jeunes à vivre avec les écrans, de manière lucide, équilibrée et responsable.
Enfin, si, pour améliorer le climat d’un établissement scolaire, il est nécessaire d’agir sur la qualité des interactions entre ses élèves, agir sur la qualité de son environnement relationnel global, ainsi que sur celui de ses environnements physique, pédagogique et normatif est tout aussi essentiel.
Sybille Ryelandt
[1] Cf. Décret relatif à l’interdiction de l’usage récréatif des téléphones portables et de tout autre équipement terminal de communications électroniques à l’école, 13/05/2025 : https://gallilex.cfwb.be/textes-normatifs/53356
Pour info : l’utilisation du téléphone portable reste possible à des fins pédagogiques, à la demande de l’enseignant, et pour des élèves présentant un trouble d’apprentissage ou de santé nécessitant l’utilisation d’équipements de communication électroniques (élèves à besoins spécifiques).
L’interdiction d’utiliser un smartphone n’empêche pas l’élève d’avoir son téléphone sur lui. Mais il doit être éteint (ou en silencieux) ou déposé dans un endroit défini par l’école.
[2] RYELANDT S., Le smartphone, nocif pour la santé des jeunes ?, analyse UFAPEC 2025 n°18.25 : https://www.ufapec.be/nos-analyses/1825-smartphone-sante-ados.html
[3] Cf. Portail de la FW-B :. https://www.federation-wallonie-bruxelles.be/nc/detail-article/?tx_cfwbarticlefe_cfwbarticlefront%5Bpublication%5D=5113
[4] Circulaire 9212 intitulée Climat scolaire et prévention du harcèlement et du cyberharcèlement scolaire – circulaire globale du 29/03/2024, FW-B : http://www.enseignement.be/index.php?page=26823&do_numero_id=9212
[5] RYELANDT S., op. cit.
[6] FLOOR A., Les groupes Whatsapp de parents : un plus pour le partenariat école-familles ?, analyse UFAPEC 2023 n°07-23 : https://www.ufapec.be/nos-analyses/0723-grp-whats-app-parents.html
[7] Cf. résultats de l’enquête HBSC 2022 « Comportements, bien-être et santé des élèves » menée par le Sipes-ULB (Service d’Information Promotion Éducation Santé) : https://sipes.esp.ulb.be/publications/enquetes-hbsc et https://www.ulb.be/medias/fichier/hbsc2022-relations-eleves-7_1716971736277-pdf
[8] Idem.
[9] Les clés. Pourquoi interdire le smartphone à l’école ? (Spéciale jeunes), La Première-Info, 18/12/2024 : https://auvio.rtbf.be/media/les-cles-les-cles-3283897
[10] Dominé L., Dans les écoles, l'interdiction du téléphone divise les directions, La Libre, 25/08/2025
[11] Cf. Conférence « Comment être parent au temps du numérique », organisée par l’association de parents du Lycée Martin V et la régionale du Brabant Wallon de l’UFAPEC, Louvain-la-Neuve, 6/10/2025.
[12] Témoignage recueilli le 07/10/2025.
[13] Collectif, Être jeune en 2023. Perspectives d’une jeunesse aux 1000 visages, Forum des jeunes, décembre 2023, p. 88 : https://forumdesjeunes.be/wp-content/uploads/2023/12/memorandum-2023-digital.pdf
[14] Ibidem, p. 91.
[15] MARMION J.-F., Troubles anxieux, les smartphones dans le viseur, in Sciences Humaines n°379, juin 2025, pp. 53-54.
[16] DEPUYDT, op. cit., pp. 138-139 et 246.
Le concept de « capital social » se réfère à la valeur et aux bénéfices que les individus tirent de leurs relations sociales et de leur participation aux réseaux sociaux, dans le monde tant physique que numérique.
[17] Idem.
[18] Témoignage recueilli le 07/10/2025.
[19] Interdire le smartphone à l’école pour mieux éduquer à son utilisation ? Infor Drogues & Addictions, 10/09/2024 : https://infordrogues.be/interdire-le-smartphone-a-lecole-pour-mieux-eduquer-a-son-utilisation/#
[20] SALTIEL F., SASSOON V., Faire la paix avec nos écrans, éd. Flammarion, 2025, p. 90.
[21] Ibidem, p. 237.
[22] MARMION J.-F., op. cit.
[23] SALTIEL F., SASSOON V., op. cit., pp. 91-92.
La vulnérabilité neurologique des adolescents s’explique par le fait que leur cortex préfrontal, chargé de la régulation et du contrôle des impulsions, est encore immature.
[24] Ibidem, p 93.
[25] Au mois d’octobre 2025, trois conférences ont été organisées par des associations de parents et des régionales de l’UFAPEC sur la thématique des écrans, à Bruxelles, Tubize et Louvain-la-Neuve.
[26] En milieu scolaire, le harcèlement est le fait, pour un élève ou un groupe d’élèves, de faire subir de manière répétée des actes, comportements, « relation à l’autre négative, déséquilibrée et inscrite dans la durée », cf. Guide pour l’élaboration de la procédure de détection, signalement et traitement des situations de (cyber)harcèlement scolaire, FW-B, Pacte pour un enseignement d’excellence : https://padlet.com/observatoireclimatscolaire/proc-dure-de-signalement-ressources-ifl2l4d9ec4qholn/wish/dMA1W8MvxR6Da4OV
[27] THIBAUT A., Carnet 1 – Comment prévenir le cyberharcèlement par l’éducation aux médias ?, collection Repères, CSEM, FW-B, Mai 2025, pp. 2-3 : https://www.csem.be/eduquer-aux-medias/productions/carnet-1-comment-prvenir-le-cyberharclement-par-lducation-aux-mdias
Le cyberharcèlement consiste en des agissements malveillants répétés, dans un cadre public ou restreint, qui peuvent prendre différentes formes : intimidations, insultes, menaces, rumeurs, publication de photos ou vidéos compromettantes, etc. Ils peuvent être le fait d’une seule personne ou de plusieurs individus et se dérouler sur les réseaux sociaux, messageries, forums, blogs, etc.
[28] Ibidem, p. 4.
[29] SALTIEL F.., SASSOON V., op. cit., p. 95.
[30] Les deepnudes ne sont pas uniquement créés dans un objectif de harcèlement, il s’agit aujourd’hui d’une manière de générer des revenus pour certaines personnes, qui se consacrent à la création de deepfakes (hypertrucages numériques) pornographiques.
[31] Le revenge porn s’inscrit plus largement dans ce que l’on nomme le cybersexisme, qui consiste à humilier une personne (une femme le plus souvent) en diffusant des photos intimes (sexting) sans son accord. Cf. THIBAUT A., Comment prévenir le cyberharcèlement par l’éducation aux médias ?, Repères, CSEM, FW-B, 19/05/2025, pp. 14. Pour consulter la brochure : https://www.csem.be/eduquer-aux-medias/productions/carnet-1-comment-prvenir-le-cyberharclement-par-lducation-aux-mdias
[32] VAN DE HEYNING C., WALRAVE M. (sous la coordination de), Les Deepnudes parmi les jeunes Belges : les chiffres, le marché, l’impact, Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, Universiteit Antwerpen, Child Focus, 2024 : https://igvm-iefh.belgium.be/sites/default/files/les_deepnudes_parmi_les_jeunes_belges.pdf
[33] THIBAUT A., op. cit., p. 9.
[34] L’identité numérique, ce sont toutes les informations qui sont présentes en ligne au sujet d’une personne, et plus précisément, ce que la personne dit et ce qu’on dit d’elle, ce que la personne montre (photos…) et ce qu’on montre d’elle.
[35] De nombreuses écoles n’ont pas attendu le décret pour intégrer un cadre et des règles sur l’usage des smartphones dans leur ROI.
[36] ERNST A., Interdiction du smartphone : des directions partagent leur expérience, PROF, FW-B, 23-06-2025 : https://prof.cfwb.be/article/interdiction-du-smartphone-des-directions-partagent-leur-experience
[37] Interdire le smartphone à l’école pour mieux éduquer à son utilisation ?, op. cit.
[38] THIBAUT A., op. cit., p. 20.
[39] BEAULOYE B., Addiction aux écrans : « créer des alternatives désirables est un enjeu de société », La Première, RTBF-Actus, 12/10/2025 : https://www.rtbf.be/article/addiction-aux-ecrans-creer-des-alternatives-desirables-est-un-enjeu-de-societe-11614021
[40] Les clés. Pourquoi interdire le smartphone à l’école ?, op. cit.
[41] Cf. Guide pour l’élaboration de la procédure de détection (…), op. cit.
[42] L’observatoire du climat scolaire est un département permanent au sein de l’administration de l’enseignement en FW-B. Il a pour missions de suivre la recherche scientifique en matière de climat scolaire, de mettre en réseau les acteurs, de mettre des outils à disposition de toutes les écoles.
[43] Sur la question des cours de récréation végétalisées, lire BAIE F., Quand les écoles enlèvent le béton de leur cour de récréation…, analyse UFAPEC 2024 n°02.24 : https://www.ufapec.be/nos-analyses/0224-cour-recre-ss-beton.html
[44] Mémorandum UFAPEC 2024, p. 53 : https://www.ufapec.be/files/files/Politique/memorandum/Memorandum-UFAPEC-2024.pdf
